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Comment faire face à la rumeur des consommateurs

rumeurs

De tests en boycott, les associations de consommateurs ont acquis un pouvoir de pression qui, aujourd’hui, pèse lourd dans la balance. Jusqu’où peuvent-elles aller ?

EN 1975, après divers essais comparatifs, certains casques de motos étaient dénonces comme dangereux. Deux ans plus tard, le ministère de l’industrie décidait d’imposer de nouvelles normes de sécurité.

En 1976, le solide dossier constitué par l’Union fédérale des consommateurs (U.F.C.) sur les additifs alimentaires débouchait, après quelques mois d’agitation, sur l’interdiction définitive de neuf colorants, et suscitait rapidement une génération spontanée de produits  » garantis sans colorants « .

Aujourd’hui, c’est grâce aux interventions réitérées de l’Institut national de la consommation (I.N.C.) que l’on peut laisser enfin sa calculatrice à la maison avant de faire ses courses : l’affichage des prix à l’unité de mesure permettra la comparaison immédiate entre la lessive X et la lessive Y.

Autant d’exemples qui témoignent de l’influence qu’exerce la pression consumériste.

Mais si, à l’instar des spectacles, des restaurants ou de la littérature, machines à laver et boîtes de cassoulet sont désormais soumises aux foudres de contradicteurs sans pitié, la critique consumériste se heurte encore à de nombreux obstacles.

 » On nous l’accorde seulement du bout des lèvres « , commente Lucien Bouis, membre du comité de direction de l’I.N.C. Il faut dire que le contrepoids des consommateurs, pour s’être réveillé tardivement, met désormais les bouchées doubles et soumet un monde professionnel mal préparé à une pression multiforme, de distributions de tracts dans les supermarchés en contre-publicités sauvages, de grèves des loyers en pétitions pour le retrait de produits dangereux. Et, si l’on songe déjà à comparer le mouvement des consommateurs organisés à celui du monde syndical, sa version de la grève, le boycottage des achats, n’est pas encore inscrite dans la Constitution…

L’enjeu de la partie de bras de fer qui se joue actuellement pardessus la multitude d’articles présents sur le marché, est d’importance. L’image de marque est devenue un élément essentiel de l’existence des produits. Certes, l’impact des tests comparatifs sur les ventes n’a jamais donné lieu à des évaluations précises et chiffrées. En tout cas,  » gagnants  » et  » perdants  » préfèrent rester discrets.

Coup mortel

 » Nous savons que notre meilleur choix du jus de fruits en 1975 a entraîné une augmentation des ventes de 50 % d’American Sun, précise Que Choisir (1), que notre test de lave-vaisselle, en 1977, a provoqué une demande accrue de machines Philips, occasionnant une rupture de stocks… chez le fabricant même. « 

À l’inverse, les produits épingles connaissent parfois des sorts douloureux. Témoin, le cas du purificateur d’eau Seb. Il fut pris à partie à diverses reprises par l’I.N.C. au cours d’émissions télévisées, où l’on déconseillait  » fortement aux consommateurs d’utiliser cet appareil  » considéré comme potentiellement nuisible.  » Cette campagne, commente le directeur de la société, a porté un coup mortel à notre purificateur, dont les ventes ont chuté de façon dramatique. Aujourd’hui, l’appareil est toujours en vente, mais nous nous contentons d’écouler les stocks existants. La fabrication a été interrompue et les trente personnes affectées à cette production ont dû être licenciées, faute d’avoir pu être reclassées dans d’autres ateliers. « 

Ainsi, alors que l’on avait cru le consommateur français trop individualiste pour pouvoir jamais se mobiliser sur des mots d’ordre, il s’est avéré capable d’actions de vaste ampleur. Sans doute une grève d’achats n’est-elle suivie que dans la mesure où le public se sent concerné. Si un appel au boycottage des  » boucheries trop chères  » n’a guère suscité de réactions, le succès de la campagne lancée contre le veau aux hormones, fin 1980, démontre sans conteste l’importance que les Français accordent à la protection de leur santé.

L’insuffisance de l’information dans le domaine essentiel de la sécurité des produits crée également un terrain propice au développement de craintes diffuses, souvent justifiées mais parfois également excessives et irraisonnées. La disgrâce du bonbon Space Dust reste, à cet égard, un exemple édifiant. Lancée à grand succès en 1979 par General Foods, cette confiserie est mise en cause par une association locale parce qu’elle provoque  » des vomissements allant jusqu’au malaise « . Le produit fait alors l’objet d’une campagne générale de suspicion, et, malgré une déclaration formelle de non-toxicité émanant du Conseil supérieur de l’hygiène publique, les ventes s’effondrent rapidement. Analysant cette affaire (3), le sociologue Bernard Cathelat écrit :  » Le cas échappe à ce que l’on doit considérer comme la dialectique normale entre producteurs et représentants des consommateurs (…). Fabricants, consuméristes, journalistes, médecins, furent entraînés, presque malgré eux, dans un psychodrame collectif dont nul ne contrôlait les variables. Son explication est à rechercher dans un phénomène psycho-social encore mal connu, la rumeur « .

Apprentis sorciers

Devant l’ampleur de ces mouvements, qui ont parfois pu sembler dépasser leurs créateurs, certains se demandent si le mouvement consommateur n’est pas devenu un adepte du  » tout ou rien « , qui, mesurant sa force à sa capacité de mobiliser le public, s’applique à agir au hasard des occasions que lui fournit l’actualité en jouant sur le registre du sensationnel.

Il est vrai que la profession de foi des associations pose comme principe que le doute doit profiter au consommateur. Dans bien des cas, les lanceurs d’appels auront eu pour seul tort … d’avoir eu raison trop tôt ! Et ils se seront éreintés à dénoncer la nocivité de certains produits pour ne pouvoir obtenir leur retrait qu’accidents – ou, pise, décès – à l’appui. Ce fut malheureusement le cas lorsque la Fédération nationale des coopératives de consommateurs dénonça les effets d’un médicament, le Clioquinol.

Si ces  » apprentis sorciers  » sont aujourd’hui conscients de leur pouvoir, ils veillent scrupuleusement à respecter les limites légales qui sont imposées à leur faculté de critique. En la matière, la loi accorde aux professionnels qui s’estimaient lésés un certain nombre de protections : le droit de réponse à toute personne mise en cause dans une publication; les sanctions pénales contre la diffamation et l’injure; enfin la possibilité d’obtenir réparation du préjudice en cas de faute reconnue.

C’est donc devant le prétoire que consommateurs et professionnels finissent souvent par en découdre, et les sommes demandées par ceux-ci en matière de dommages-intérêts atteignent couramment des montants astronomiques. Ainsi, dans l’affaire qui l’oppose à l’I.N.C., la société Seb a estimé son préjudice financier à plusieurs dizaines de millions de francs, incluant aussi bien le dédommagement des investissements de recherche ou les dépenses publicitaires que les dommages moraux qu’elle estime avoir subis.

Il est vrai que rares demeurent les procès perdus par les associations de consommateurs. Un des plus célèbres étant la condamnation du mot d’ordre de boycottage lancé par l’U.F.C. à l’encontre de Shell-France à la suite de la catastrophe provoquée par l’échouement de l’Amoco-Cadiz sur les plages bretonnes. Aujourd’hui, les tribunaux retiennent plus facilement la notion de  » bonne diffamation « , qui veut que l’appréciation péjorative sur un produit ne constitue pas une faute, eu égard à la légitimité des buts poursuivis par son auteur.

Compétence

Dès lors, l’arsenal judiciaire apparaît, dans les faits, comme un garde-fou dérisoire aux yeux des professionnels. Ceux-ci tentent, depuis quelque temps, de mettre en place une sorte de  » déontologie de la consommation  » en trois points, qui leur permette d’équilibrer la balance et de présenter leur défense en face de l’opinion publique.

Ils souhaitent d’abord que le délit de diffamation soit sanctionné au même titre que la publicité mensongère. Ils demandent ensuite qu’un droit de réponse leur soit accordé sur les écrans, notamment à l’occasion des émissions de l’I.N.C. Ils aimeraient enfin obtenir de la part des associations que celles-ci les consultent avant de se manifester publiquement sur une action, de manière à pouvoir engager en amont d’éventuelles négociations.

Pour l’instant, cette dernière proposition a rencontré une fin de non-recevoir définitive de la part des intéressés, au nom de la liberté de critique  » à laquelle il ne saurait être mis de préalable « .

Du coup, certaines entreprises, faute d’arriver à maîtriser le dialogue avec les consommateurs trop coriaces, et se sentant heurtées de plein fouet par les attaques aussi imprévisibles que violentes qui se succèdent au rythme de parution mensuel de la presse spécialisée, en viennent à manifester des réactions épidermiques non moins excessives, qui donnent lieu à des assauts de communiqués ou à des successions de conférences de presse contradictoires. Les batailles d’experts font rage, d’une technicité telle que les affrontements sur fond de rapports de laboratoires discordants deviennent vite inintelligibles pour le commun des mortels.  » Autrefois, nous cherchions une aiguille dans une botte de foin, explique-t-on à l’I.N.C, aujourd’hui, nous cherchons la tache de rouille qui est sur l’aiguille.  » Et François Lamy, directeur et rédacteur en chef de Que Choisir, reprend :  » La première arme des fabricants consiste à nous discréditer globalement, en affirmant que nos essais sont truffés d’erreurs. Le pouvoir consommateur est d’abord présumé incompétent…, jusqu’à ce qu’on reconnaisse qu’il avait raison. « 

Mais les associations doivent également se battre sur un autre terrain pour faire admettre leur droit à la critique. Le mouvement n’a pas encore réussi, à de rares exceptions près, à découvrir des convergences d’action avec le courant syndical, même si la C.G.T. et F.O. ont leur propre organisation de consommateurs. Les syndicats de travailleurs de Kléber-Colombes (C.G.T., C.G.C., C.F.T.C., F.O.) ont même exprimé  » leur protestation et leur inquiétude  » devant la persistance des attaques de l’U.F.C. (contre les pneus V 10 et V 12), trouvant  » pour le moins suspect son acharnement contre une seule marque de pneumatiques « .

Mais, pour Lucien Bouis, le chantage à l’emploi est un faux problème :  » On veut nous faire croire que notre critique est un gadget, qu’une société ne peut se payer que dans un environnement euphorique. Alors que c’est, au contraire, dans une période difficile que les entreprises ont le plus besoin du contrepoids des consommateurs : il leur permet de mieux adapter leurs produits au marché, donc d’améliorer leur compétitivité. « 

Les associations ne veulent pas porter le chapeau de la crise ni se voir confier des responsabilités qui ne sont pas les leurs. Leur combat vise plutôt à un rééquilibrage des fonctions : aux professionnels le soin de produire, et donc d’accepter les sanctions du marché quand elles s’expriment; aux consommateurs la vocation de décortiquer produits et services, et d’en supporter les conséquences en cas d’erreur.

(1) Union fédérale des consommateurs, 7, rue Léonce-Reynaud, 75781 Paris Cedex 16.

(2) Institut national de la consommation, 80, rue Lecourbe, 75732 Paris Cedex 15.

(3)  » De la rumeur d’Orléans… aux rumeurs alimentaires, le cas Space Dust « . Étude réalisée à la demande du fabricant, General Foods.

(4) Fédération nationale des coopératives de consommateurs, 27-33, quai Le-Gallo, 92000 Boulogne.