Retour sur la rumeur de l'os de rat

Au printemps de l’année 1973, la rumeur a traversé la France en quelques semaines, du Nord au Midi et de Strasbourg à Brest. Oh ! il ne s’agissait nullement d’une affaire grave, aucune personnalité importante n’était en cause, et si des intérêts se trouvaient en jeu ils demeuraient, comme on va le voir, d’un niveau fort modeste. L’anecdote était toujours la même, et, bien sûr, celui qui la racontait assurait, en toute bonne foi, la tenir de quelqu’un qui connaissait personnellement la victime de la mésaventure que voici.

Souffrant au lendemain d’un dîner au restaurant, un patient se rend chez son dentiste qui lui retire de la mâchoire un curieux petit bout d’os. Si curieux que le dentiste, consciencieux, le fait examiner incontinent par un laboratoire qui conclut formellement qu’il s’agit là d’un fragment…, d’os de rat. Le dentiste téléphone aussitôt à son malade. Plainte est déposée. La police perquisitionne au restaurant incriminé et découvre dans la cuisine un réfrigérateur rempli de rats dépecés. Au sud de la Loire, où on enjolive volontiers les histoires, l’infortuné dîneur avait manqué d’être étouffé par l’os entier resté en travers de la gorge, on l’avait transporté à l’hôpital et la police avait trouvé un élevage de rats dans les caves de l’établissement.

En France, des restaurants ainsi voués à la vindicte publique étaient toujours des restaurants vietnamiens et chinois. Puis la même campagne a été signalée en Suisse. Et voici que dans toute l’Allemagne de l’Ouest, les restaurants étrangers, essentiellement méditerranéens ou exotiques, florissants depuis quelques années, ont aussi été brusquement désertés par leur clientèle.

Ces restaurants – italiens, espagnols, yougoslaves, grecs, turcs, chinois, indiens – avaient su se tailler une grande place. Désertant choucroutes et saucisses, les Allemands prenaient goût aux cannelloni, à la paëlla, aux brochettes, au chop-suey et au curry. Une rumeur – exactement la même qu’en France, l’histoire de l’os de rat – et voilà que, de Sarrebruck à Mayence, de Francfort à Berlin et jusque dans les petites villes perdues au fond des campagnes, ces bistrots pittoresques qui, hier encore, ne désemplissaient pas, sont soudain vides et abandonnés. Un hebdomadaire de Hambourg, Die Zeit, a enquêté et raconté toute l’affaire. Les autorités sanitaires se sont émues – on est sérieux outre-Rhin – et elles ont procédé à d’innombrables vérifications. En vain : aucun dentiste ou chirurgien n’a jamais extrait un os de rat de la gorge d’un gastronome imprudent, aucune cuisine ni cave de restaurant ne recélait le moindre rongeur, du moins à l’état de rôti ou destiné à le devenir.

La rumeur : une hystérie collective

Des efforts louables ont été entrepris pour combattre ce qui s’apparente à une hystérie collective. A Mayence, un certain nombre de fonctionnaires du ministère de l’intérieur ont résolu de se montrer systématiquement dans les restaurants étrangers victimes de cette campagne diffamatoire. Dans le Palatinat, une organisation de jeunesses catholiques combat la rumeur en insérant des annonces dans la presse. Mais rien n’y fait. La voix publique répond à tout. Tel restaurant dont on dit qu’il avait été fermé à la suite d’une inspection reste-t-il ouvert ? C’est que son propriétaire a, dès le lendemain, transféré l’entreprise à un compatriote et trouvé ainsi le moyen d’échapper à l’interdiction !

Que les restaurateurs vietnamiens et chinois en France ou les restaurateurs étrangers en Allemagne aient vu s’effondrer leur chiffre d’affaires, c’est certes fort regrettable pour ces honnêtes commerçants, mais ce n’est quand même pas un drame national. Que, de part et d’autre du Rhin, les victimes de cette calomnie soupçonnent leurs concurrents – français ici, germaniques là – d’être à l’origine de la rumeur, cela n’étonnera personne.

Pourtant, voici qu’en Allemagne d’autres explications sont avancées. Selon l’une d’entre elles, indique notre correspondant, des groupes nationalistes aussi actifs qu’obscurs auraient ainsi trouvé le moyen de stimuler la méfiance à l’égard d’étrangers qui viennent manger non pas les rats mais le “pain des ouvriers allemands”. Enfin, le General Anzeiger, quotidien de Bonn, se demande si la Mafia ne cherche pas à se venger de l’échec qu’elle aurait enregistré en ne parvenant pas à rançonner les restaurateurs de la République fédérale.

Quelle que soit la valeur de ces hypothèses, il reste qu’à un an de distance, en France, puis en Allemagne, la même histoire absurde s’est répandue comme un feu de paille, entraînant des conséquences immédiates, concrètes, mesurables, provoquant un changement brutal des habitudes et du comportement de centaines de milliers de gens, clients des restaurants visés. C’est là que l’anecdote prend sa dimension, qu’elle peut effrayer, qu’elle donne en tout cas à réfléchir.

Comment ne penserait-on pas immédiatement à une affaire qui, en France il y a quatre ans, fit couler beaucoup d’encre et donna lieu, après une enquête approfondie, à un livre très brillant du sociologue Edgar Morin, la Rumeur d’Orléans (1).

Rappelons brièvement les faits. Au mois de mai 1969, une rumeur se répand comme une traînée de poudre à Orléans, ville pourtant bien calme et mesurée : six magasins de mode, tenus par des israélites, pratiquent, dit-on, la traite des Blanches. Quand une jeune fille pénètre dans la cabine d’essayage, elle est piquée, droguée, dirigée vers la Loire par un réseau de souterrains qui datent de Jeanne d’Arc, embarquée vers des pays lointains, où elle est livrée à la prostitution. En quelques jours, la rumeur s’enfle, le nombre des victimes augmente, Orléans perd la tête. Trente, cinquante, bientôt soixante adolescentes se sont volatilisées. Les familles s’affolent. Le 31 mai, jour de marché, le drame rôde. Une foule menaçante se réunit devant les magasins tenus par des israélites. Tout peut arriver, un pogrom pourrait éclater.

Il faudra que toutes les autorités, le préfet, le maire, l’évêque, s’emploient à fond pour dégonfler malaisément la campagne de chuchotements, faire baisser lentement la tension. Ainsi, en quinze jours, sans le secours de la presse, qui ne parlera de l’affaire qu’au moment de l’intervention des autorités, après le 31 mai, Orléans a enfanté un mythe énorme, régressé de quelques siècles, effacé raison, culture et sagesse, cédé au délire et réinventé le racisme.

Oui, le racisme. Nous y voilà. Car pour Orléans nous possédons au moins un essai d’élucidation, l’enquête d’Edgar Morin et de son équipe, leur livre. Le délire d’Orléans, explique-t-il, est dominé par deux fantasmes : celui de la traite des Blanches et celui du juif. Ainsi peut-on se demander si, dans l’affaire de l’os de rat, parmi toutes les bulles nauséabondes qu’elle fait crever à la surface du marécage, il n’y a pas, outre la naïveté, la sottise, la convoitise et la malveillance, le vieux sentiment xénophobe appliqué en France à une catégorie bien déterminée d’étrangers jugés envahissants et présumés mystérieux, en Allemagne à tous ces sous-hommes méditerranéens et asiatiques voués au service de l’Aryen qui, hier…

N’allons pas trop loin. Si l’apologue semble exemplaire, c’est d’abord pour la sombre poésie qu’enfantent secrètement les cités heureuses du vingtième siècle. C’est ensuite parce que la force d’une telle rumeur, à l’ère de la télévision, de la radio et de la presse populaire, devrait donner matière à méditer non seulement aux sociologues mais à tous les spécialistes des mass média et leur inspirer quelque modestie. C’est enfin par les abîmes insoupçonnés ou oubliés, les sapes archaïques qui minent la conscience collective sous la croûte de notre confort et de notre assurance, et qui soudain se révèlent à notre stupeur sous nos pas, en nous-mêmes.