Auchan, TotalEnergies, Leroy Merlin… La présence de ces groupes en Russie et leur maintien sur place malgré la guerre en Ukraine soulève l’incompréhension voire la colère d’une partie de leurs clients.
Un mois après le début de la guerre en Ukraine, la pression s’intensifie sur les groupes français encore présents en Russie.
Certains en ont tiré les conséquences. Kering ou LVMH ont décidé de fermer leur boutique temporairement. Quant à Renault, il a décidé de suspendre la production de ses usines. Mais d’autres groupes rechignent toujours à quitter le pays. TotalEnergies qui a certes décidé de ne plus s’approvisionner en pétrole russe et à investir à l’avenir dans le pays, reste présent dans le gaz sur place. Danone, Lactalis et les deux géants de la galaxie Mulliez Auchan ou Leroy Merlin n’ont pas encore indiqué de velléités de départ, tandis que le troisième, Decathlon, a finalement mis en avant des problèmes d’approvisionnement pour annoncer ce mardi 29 mars la suspension de ses activités en Russie.
Dans l’opinion publique, ces stratégies font l’objet de nombreuses critiques. Le pétrolier TotalEnergies par exemple, critiqué par une partie de la classe politique et de nombreuses ONG, fait l’objet d’une pétition signée à son encontre et réunissant déjà près de 75 000 signataires. Un appel au boycott de ses stations-service a été lancé.
C’est le cas également du groupe Auchan, visé par les récriminations du président Volodymyr Zelensky ou encore de son chef de la diplomatie.
Pour Florian Silnicki, expert en stratégie de communication de crise et fondateur de LaFrenchCom, les groupes français auraient tort de négliger le risque réputationnel d’une telle crise.
L’Express : Depuis plusieurs jours, les groupes français encore présents en Russie sont secoués par l’opinion publique. Beaucoup d’organisations, mais aussi des citoyens, leur demandent instamment de quitter le pays. Que risquent-elles?
Florian Silnicki : Au fond, la mobilisation des Français que l’on voit à travers les réseaux sociaux, les appels au boycott, les pétitions sont l’illustration d’une tendance lourde, l’exigence de responsabilité de la part des entreprises. L’idée étant de contraindre, de prendre en otage la réputation de ces acteurs en faisant miroiter une menace de réputation sur les produits qu’elles vendent ou les dirigeants de ces entreprises. La réputation, c’est un actif précieux pour une entreprise. C’est ce qui permet de vendre un service ou une marchandise, de lever des fonds. On le voit, beaucoup d’investisseurs financiers sont très regardants quant à l’image publique des entreprises dans lesquelles ils ont des prises de participation. Je suis mandaté tous les jours par des fonds qui me demandent des audits de réputation d’entreprises et de dirigeants avant leur décision d’investissement.
Auchan, Leroy Merlin, TotalEnergies, Renault…les entreprises dont on parle sont des mastodontes. Peuvent-ils vaciller?
Il n’y a pas de taille, de typologie d’entreprise, de secteur d’activité, d’histoire de l’entreprise susceptible de vous protéger d’une attaque de votre réputation. Qui se souvient d’Arthur Andersen? Ce cabinet spécialisé dans l’audit comptable faisait naguère partie des plus grands cabinets mondiaux. Il a suffi d’un scandale (des comptes truqués dans l’affaire Enron, NDLR), et toute la réputation de l’entreprise s’est effondrée. Celle-ci a perdu tous ses clients en cascade. Le groupe n’existe quasiment plus aujourd’hui. Même Nutella ou Coca-Cola, dont on nous a expliqué pendant des années qu’ils étaient intouchables faute de concurrents ou de produits substituables, ont bien été obligés d’intégrer cette problématique. S’agissant du premier et à cause du scandale sur l’huile de palme, vous avez des consommateurs parmi les plus fidèles de la marque, des ambassadeurs, qui ont décidé de s’en éloigner durablement. Personne n’est à l’abri.
Peut-être plus encore à une époque où la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises est devenue un mantra pour tout le secteur privé…
En effet. Les groupes dont on parle sont justement à la recherche d’une image porteuse. Ils cherchent à valoriser auprès des Français leur apport à la société, leur utilité. On peut évidemment penser à TotalEnergies, qui a investi plusieurs millions d’euros pour changer de nom et appuyer cette image d’un groupe qui ne fait pas que du pétrole. C’est bien la preuve que même ces grands acteurs n’échappent pas à la question de l’image et de la réputation. Par ailleurs, cette preuve d’utilité sociale est la condition sine qua non du permis social d’exercer, que les Anglo-Saxons définissent comme la “licence-to-operate”.
“D’une menace réputationnelle ou d’un risque d’image, on en arrive à un impact très opérationnel”
Prenez l’exemple du gaz de schiste, dont on a parlé en France il y a quelques années. Faute de transparence et d’une bonne image dans l’opinion publique, les entreprises concernées n’ont pas réussi à convaincre ni les Français, ni leurs décideurs publics et politiques de l’utilité d’extraire du gaz de schiste en France. Le permis social d’exister ou d’opérer n’a pas été délivré, et dans certains cas il a été brutalement remis en cause. D’une menace réputationnelle ou d’un risque d’image, on en arrive à un impact très opérationnel.
Justement après plus d’un mois de guerre en Ukraine, comment jugez-vous la réaction des groupes français. Les entreprises anglo-saxonnes ont été très promptes à quitter la Russie, ce qui est moins le cas de groupes hexagonaux.
Les groupes français ont réagi trop tardivement. C’est révélateur du fait que ce risque n’avait pas été cartographié comme majeur par ces entreprises. Aucun d’entre eux ne semblait avoir envisagé le retrait total et immédiat de Russie. C’est d’autant plus critique que dans le même temps, vous avez eu une mobilisation positive très rapide de nombreuses associations, et même quelques entreprises proposant de l’aide, des services et autres à l’Ukraine. Au fond, l’opinion publique s’est mise à douter de la sincérité de la communication, les gens se mettent à se demander ce que ces marques ont à cacher puisqu’elles ne réagissent pas tout de suite. Quand une marque ou une entreprise ne réagit pas, on ne peut analyser sa stratégie qu’à l’aune de ce qu’elle ne dit pas. Et lorsqu’elle se met à parler, l’efficacité de la communication est forcément entachée par le sceau du soupçon.
C’est le problème des entreprises tricolores par rapport aux entreprises anglo-saxonnes qui sont bien meilleures dans la communication, la cartographie et la gestion des risques. Même si ça va mieux qu’il y a quelques années, il y a encore un phénomène pour les entreprises françaises du “Je n’appelle les pompiers qu’une fois que je suis au milieu de mon appartement en feu”. Les Anglo-Saxons ont très bien intégré le fait qu’une réputation entachée, c’est une valorisation boursière qui dégringole. Toutes les boîtes cotées au New York Stock Exchange ou au Nasdaq retiennent ces critères. Par ailleurs, il y a dans la communication des groupes français une très grosse langue de bois qui leur est nuisible. Je pense qu’ils sous-estiment la capacité des Français et leur maturité face aux stratégies de communication. Les citoyens consommateurs savent déchiffrer au-delà de ce qui est dit. Or celui qui a le pouvoir aujourd’hui, c’est le consommateur.