Florian Silnicki, Expert en communication de crise et Fondateur de l’agence LaFrenchCom était interrogé par l’hebdomadaire L’Express.
Béatrice Mathieu
Longtemps réservées à la politique ou aux sciences, les attaques de désinformation touchent de plus en plus de sociétés, notamment cotées.
C’est une épidémie qui coûte chaque année plusieurs dizaines de milliards d’euros dans le monde entier. Les victimes? Des entreprises qui ont généralement pignon sur rue. Beaucoup d’entre elles sont cotées en Bourse. Cette maladie a touché très récemment Adidas, l’équipementier sportif allemand. Le 16 janvier, un communiqué de presse, parfaitement conforme à tous ceux que publie très régulièrement l’entreprise, est envoyé à la presse internationale. On y apprend que le conseil d’administration du groupe vient d’approuver le plan révolutionnaire présenté par le nouveau patron de la marque aux trois bandes, Bjorn Gulden. Un virage historique qui met le développement durable et le bien-être des salariés au coeur de la stratégie. C’est “le plan social et environnemental le plus ambitieux jamais réalisé par une grande marque“, peut-on lire dans le communiqué de presse. Après tout, l’entreprise est en perte de vitesse, Bjorn Gulden vient tout juste d’être nommé et il veut marquer les esprits. Adidas s’apprêterait donc à signer l’accord Pay Your Workers, une campagne internationale défendue par de nombreuses ONG et qui promeut une meilleure rémunération des salariés des mastodontes de l’industrie textile. Mais il y a mieux : Vay Ya Nak Phoan, une ancienne ouvrière textile et syndicaliste cambodgienne, est nommée n° 2 de l’entreprise, aux côtés de Gulden… Plus c’est gros, plus ça passe. Evidemment, tout est faux. Le communiqué bidon a été envoyé d’une fausse adresse e-mail d’Adidas et ses auteurs ont été jusqu’à copier à l’identique le site officiel du groupe, pour noyer un peu plus le poisson.
Des activistes à la manoeuvre contre la réputation des entreprises
Dans les secondes qui suivent sa publication, la fake news est reprise par plusieurs médias internationaux, des sites Web d’information et quelques influenceurs. Quelques minutes plus tard, Adidas a beau publier un démenti, la nouvelle est devenue virale et a fait le tour du monde. Derrière cette campagne, deux activistes, les Yes Men, connus pour leurs actions coups-de-poing et leur goût de la provoc et du canular. Depuis des années, ils pourfendent les dérives du libéralisme et du libre-échange et se sont attaqués par le passé à McDonald’s, au géant de l’industrie chimique américain Dow Chemical ou au parapétrolier Halliburton.
Si la mésaventure d’Adidas pourrait prêter à sourire, d’autres fake news sont autrement plus nocives. Le 30 décembre dernier sur les réseaux sociaux russes, des images se répandent, montrant un militaire de l’Armée rouge tenant un carton grand ouvert, rempli de boîtes de conserve de la marque Bonduelle. Le colis est accompagné d’une carte de voeux avec ce message : “Cher soldat, bonne année! Nous vous souhaitons le meilleur et une victoire rapide!” Dès le lendemain, Bonduelle, qui a toujours une activité en Russie, dément avoir livré des conserves à l’armée russe. Mais le mal est fait… et la petite graine du doute plantée dans les méandres du Net.
Longtemps limitée au champ politique, aux people, ou à la science, la déferlante des fake news frappe aujourd’hui toutes les grandes entreprises. “Depuis trois ans, la dérive est significative et on a atteint un niveau record ces derniers mois, c’est du jamais-vu“, constate Raphaël Labbé, le cofondateur de Wiztrust. L’entreprise édite un logiciel qui, grâce à la blockchain, permet de certifier et d’authentifier des communiqués de presse, souvent financiers. Car les dégâts peuvent être considérables. Dans une étude réalisée aux Etats-Unis en 2019, des chercheurs de l’université de Baltimore évaluaient à 78 milliards de dollars au total le coût de la désinformation économique dans le monde, en prenant en compte aussi bien les effets sur la réputation des entreprises et les conséquences sur leurs ventes, les pertes de capitalisation boursière ou encore les dépenses engagées pour lutter contre une attaque. Une addition qui a dû s’envoler depuis. D’autant que les techniques et les outils se sont considérablement améliorés. “Grâce à l’intelligence artificielle, aux bots, aux robots de génération automatique de contenus, les barrières à l’entrée d’ordre technologique sont extrêmement faibles“, poursuit Raphaël Labbé. Pire, des sociétés de relations publiques spécialisées dans la désinformation se sont multipliées : des “Dark RP” utilisent des “usines à trolls” pour inventer de nouveaux narratifs divulgués sous la plume de faux experts, de faux comptes Facebook, Twitter ou Instagram…
Ternir l’image de marque des entreprises
Difficile de remonter le fil des attaques pour trouver les vrais commanditaires. Le plus simple, c’est lorsqu’une fausse rumeur est alimentée par des activistes qui cherchent à hacker la communication d’une société pour faire un coup et promouvoir une cause. Exemple avec The Fixers. Ce groupe d’activistes dénonce depuis des années les opérations de “verdissement” plus ou moins crédibles des grandes sociétés. Ce sont eux qui, au Portugal, ont publié un faux communiqué du groupe pétrolier Gaz Petrol annonçant l’abandon de tous ses projets d’exploration gazière dans le nord du Mozambique. Cette fausse information a été reprise par TVI24, l’une des trois chaînes d’information continue du pays. Ce sont encore eux qui ont mitonné un communiqué annonçant que Vanguard, un des plus grands fonds d’investissement de la planète, modifiait sa stratégie d’achats d’actifs pour être en ligne par l’accord de Paris sur le climat.
Mais les attaques peuvent venir aussi d’entreprises, bien décidées à ternir l’image d’un de leurs concurrents. Récemment, un fabricant et installateur d’alarmes a été victime d’une fausse information circulant sur les réseaux sociaux indiquant que ses systèmes pouvaient être tout simplement désactivés avec de simples brouilleurs. “L’entreprise a mis du temps à réagir et ses ventes ont chuté. Pire, le mot “brouilleur” apparaissait sous Google dès que l’on tapait le nom de la société“, raconte Florian Silnicki, un spécialiste de la communication de crise et fondateur de LaFrenchCom.
Et puis il y a les escrocs, des petits malins du braquage financier. Une pratique de plus en plus en vogue ces derniers mois. Là, il s’agit de manipuler le cours de Bourse d’une société et d’en tirer profit en jouant à la hausse ou à la baisse sur la valeur de l’action. Au printemps dernier, la start-up américaine Lithium Corporation a vu son cours s’envoler de 250 % en l’espace d’une demi-heure après qu’un faux communiqué a annoncé son rachat par Tesla. Elon Musk, le patron du constructeur américain, avait bien twitté sur la nécessité de sécuriser ses approvisionnements en lithium, un métal rare nécessaire à la fabrication des batteries électriques, mais jamais aucun contact n’avait été tissé entre lui et la pépite. La fake news a été relayée sur Twitter par Sawyer Merritt, un des meilleurs connaisseurs de Tesla, et le nombre de transactions sur le titre a été multiplié par 100 dans la journée. Il suffisait que les “braqueurs” aient acheté au fil du temps des paquets d’actions avant l’attaque et qu’ils les vendent au plus haut pour faire une jolie culbute.
Chantage réputationnel : des braquages financiers
En 2021, un faux communiqué de Walmart indique que le géant américain de la distribution accepte les paiements en litecoin : les cours de cette cryptodevise se sont aussitôt envolés. Dans la masse des transactions, très difficile d’identifier les faussaires. Conscients de ces risques, les gendarmes de la Bourse scrutent à la loupe les mouvements suspects. “Notre analyse porte également sur les réseaux sociaux, qui font l’objet d’une surveillance systématique et d’alertes“, nous a répondu l’Autorité des marchés financiers interrogée sur le sujet.
“Les entreprises et leur direction de la communication sont encore très naïves et peu aguerries face à ce type d’attaques. Quand elles ont identifié l’auteur d’une fausse information, certaines sont même prêtes à le payer pour qu’il la fasse disparaître“, souligne Florian Silnicki. La suppression d’une fake news aurait d’ailleurs un prix de marché : 1 500 euros. “Payer est toujours une très mauvaise idée car le chef d’entreprise entre alors dans un cercle infernal de chantage“, poursuit-il. Au risque d’apparaître, si l’affaire est rendue publique, pour celui qui avait vraiment quelque chose à cacher…