F. Muller, Comment survivre à une guerre entre actionnaires

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Alors que Vartan Sirmakes et Franck Muller s’entredéchirent durant dix-huit mois, Didier Decker, COO du groupe horloger Franck Muller, est chargé de la communication interne et externe. Son témoignage, au coeur du cyclone.

Didier Decker, comme directeur opérationnel du groupe Franck Muller, vous avez été au coeur du conflit opposant Vartan Sirmakes et Franck Muller. Qu’est-ce qui a été le plus difficile à gérer ?

Les ressources humaines et la communication externe de l’entreprise.

Sauvegarder l’image de l’entreprise a donc été une rude épreuve ?

Pour des raisons de marketing et de communication, le groupe a été perçu comme l’affaire d’un seul homme, Franck Muller. Il était le créateur des Master Complications, celui qui présentait les collections dans le monde et que l’on voyait au WPHH notre salon horloger. En réalité depuis au moins cinq ans Franck Muller s’était sensiblement retiré des affaires. Il n’était plus qu’un créateur parmi d’autres et ne se rendait plus qu’épisodiquement à Genthod siège du groupe. Il nous a donc fallu expliquer, dans l’urgence que derrière l’arbre Franck Muller se dressait une forêt de cinq cents personnes. C’est pour quoi, lors du WPHH 2004, nous avons publié le Livre des Métiers et présenté un film qui montraient la somme des compétences au sein de notre groupe de la recherche à la distribution en passant par la production.

Mettre ainsi en avant Franck Muller durant des années n’était-ce pas une grave erreur ?

Nous ne l’avons pas décidé de manière arbitraire. Cela s’est fait le plus naturellement du monde ! Franck Muller, personnage charismatique, incarnait la marque qui porte toujours son nom. Qui plus est, dans les premières années, il créait lui même toutes les pièces horlogères. Quant à Vartan Sirmakes, plus discret, il ne se mettait pas en avant, malgré le rôle très important qu’il a toujours joué dans la direction opérationnelle de l’entreprise.

Comment avez-vous géré ce conflit entre actionnaires avec vos collaborateurs ?

Au début du conflit, au printemps 2003, nous nous sommes efforcés de ne pas l’ébruiter, pour ne pas inutilement perturber la marche de l’entreprise. Hormis une poignée de personnes proches de la direction, personne ne se doutait de quoi que ce soit. Jusqu’au moment où la presse s’est emparée de ce qui est alors devenu une véritable affaire judiciaire. Nous avons alors décidé de dire à nos collaborateurs ce qui se passait réellement au sein de leur entreprise.

De quelle manière ?

J’étais spécialement chargé de la communication avec les employés. Celle-ci se faisait oralement, exclusivement, jamais par écrit.

Et pourquoi ?

La situation juridique était très délicate et ambiguë. Dans la convention d’actionnaires entre MM. Sirmakes et Muller, que ce dernier dénonçait, il y avait une clause permettant la liquidation de l’entreprise en cas de résiliation de l’accord. Ce conflit juridique était traité par voie d’arbitrage devant la Chambre de commerce de Genève. Cela pouvait durer des années. Nous ne pouvions nullement garantir une issue favorable à la pérennité de l’entreprise. C’est ce que j’expliquais le plus clairement et le plus honnêtement possible à nos collaborateurs, tout en les rassurant sur le bon niveau des commandes et la confiance des marchés.

Difficile, pour vous, de rester neutre dans ce conflit …

C’est pourtant ce que je me suis efforcé de faire. Je n’ai jamais incité les collaborateurs de l’entreprise à choisir leur camp, je ne leur ai jamais interdit de rencontrer Franck Muller, qui avait de facto quitté l’entreprise. Je leur disais qu’ils ne travaillaient ni pour l’un ni pour l’autre des actionnaires, mais pour le groupe Franck Muller.

Vous organisiez de grandes assemblées générales ?

Je rencontrais de préférence les employés par petits groupes, à intervalles réguliers. Mais quand nous savions que des articles de presse relatant des propos particulièrement virulents et diffamants contre les responsables du groupe allaient paraître, je réunissais l’ensemble des collaborateurs dans le grand bâtiment des horlogers.

Comment réagissaient vos employés ?

Au plus fort de la crise, lors du premier trimestre 2004, les collaborateurs étaient assurément déstabilisés. Mais, dans leur très grande majorité, ils ont réagi avec calme et sang-froid. Si Vartan Sirmakes et moimême n’avions pas pris l’habitude de leur rendre régulièrement visite dans les ateliers, pour travailler ensemble, si nous étions restés calfeutrés dans notre tour d’ivoire de la direction, jamais nous n’aurions pu gagner naturellement leur confiance. Notre message ne serait jamais passé.

Il y a pourtant eu des départs !

Dès le début du conflit, mi-2003, sept collaborateurs très qualifiés, des ingénieurs, des prototypistes, des constructeurs ont en effet choisi de suivre Franck Muller qui voulait créer une nouvelle entité. Après quelques mois, trois d’entre eux sont restés avec lui en compagnie de Jean-Claude Biver, venu soutenir son ami Franck Muller. Deux autres collaborateurs ont demandé à réintégrer notre entreprise. Nous les avons réengagés. Les deux derniers, enfin, ont été embauchés par d’autres horlogers. Dans les mois qui ont suivi, nous n’avons pas constaté plus de départs qu’à l’accoutumée, malgré un climat nettement plus tendu dans l’entreprise. Quant aux offres d’emploi spontanées, une quarantaine par semaine, elles n’ont jamais faibli.

Comment avez-vous géré la crise avec les distributeurs ? Certains n’étaient-ils pas très proches de Franck Muller ?

Et d’autres, très proches de Vartan Sirmakes, comme son ami d’enfance arménien Hratch Kaprielian, distributeur exclusif de la marque aux Etats-Unis ! En réalité, les distributeurs ne se sont jamais organisés en clans rivaux. Certes, en Asie principalement, détaillants et collectionneurs de montres étaient très sensibles à l’humanité de Franck Muller, ce jeune créateur habillé en noir et sans cravate, un peu décalé. Nos agents ont dû leur expliquer la réalité des faits. Dès le début du conflit, ils ont cherché à recoller les morceaux. En visite à Genthod, quatre à cinq fois par an, ils débarquaient dans le bureau de Vartan qui n’aime vraiment pas voyager en avion, avant de rendre visite à Franck Muller. Mais ils se sont assez vite rendu compte que leur action de réconciliation était vaine.

Et avec les autorités genevoises ?

Mettez-vous à la place du conseiller d’Etat genevois Carlo Lamprecht, qui reçoit Franck Muller, cofondateur d’une entreprise de 500 personnes, lequel lui parle de double production, de travail au noir, de détournement de fonds, de fraude fiscale. Il a de quoi se poser des questions !

Carlo Lamprecht a-t-il cherché à vous rencontrer ?

Non. C’est nous, Vartan Sirmakes, Miguel Payro, directeur financier, et moi-même qui sommes allés à sa rencontre pour lui expliquer que l’entreprise était saine, les permis de travail en règle, etc. Carlo Lamprecht et son collaborateur Jean-Charles Magnin nous ont écoutés poliment. Ils ont affirmé vouloir rester neutres. Ce que nous n’avons pas vraiment perçu. Quand nous avons constaté l’absence des autorités genevoises au WPHH 2004, nous nous sommes alors dit que nous pourrions peut-être quitter Genève. Cette menace a été divulguée par le quotidien Le Matin. Nous avons ensuite reçu une série de lettres de la promotion économique des cantons voisins qui nous invitaient à venir nous installer chez eux !

A quel moment les autorités genevoises ont-elles commencé à vous soutenir ?

Quand, au terme d’une enquête poussée, l’Office genevois de la main-d’oeuvre étrangère a conclu qu’il n’y avait pas de travail au noir chez Franck Muller, le ton des autorités genevoises s’est modifié en notre faveur. Un peu plus tard, Carlo Lamprecht est finalement venu nous rendre visite à Genthod, proposant à Vartan Sirmakes de participer à un voyage organisé à Shanghai par la Chambre de commerce de Genève et le Conseil d’Etat. C’est finalement moi qui y suis allé. A cette occasion, j’ai pu rassurer Carlo Lamprecht et le convaincre définitivement de notre bonne foi.

Parmi les arguments avancés à vos interlocuteurs, quel est celui qui a particulièrement fait mouche ?

C’est de dire: J’ai 37 ans, je vais bientôt me marier, je vais acheter une maison. Si j’avais eu la certitude d’une quelconque malversation ou irrégularité dans l’entreprise que je codirige, je l’aurais quittée sans hésiter ! Par ailleurs, les collaborateurs ont toujours cru en leur entreprise.

Il était temps que ce conflit se termine ?

En effet. La direction ne pouvait plus continuer à gérer cette guerre entre actionnaires tout en assurant le bon fonctionnement de l’entreprise. Sans parler des projets gelés durant un an et demi, comme le développement de la gamme des bijoux et des marques European Company Watch et Pierre Kunz, comme le rachat ou la création d’autres marques. Finalement, nous nous en sommes plutôt bien sortis !