Comment une ville devient folle et par quelles voies les délires de l’an mil peuvent surgir en plein vingtième siècle, voilà ce que nous enseigne l’enquête menée à Orléans par le sociologue Edgar Morin. Orléans, pourtant, c’est une cité bien honnête, un modèle de mesure et de vertu. Or, au mois de mai 1969, elle perd la tête. Une rumeur se répand : six magasins de modes, tenus par des juifs, pratiquent la traite des Blanches. Leur tactique est simple. Quand une jeune fille pénètre dans la cabine d’essayage, elle est piquée et droguée, dirigée vers la Loire par un réseau de souterrains qui datent de Jeanne d’Arc et embarquée vers des pays lointains.
La rumeur s’enfle. Le nombre des victimes augmente. Soixante adolescentes se volatilisent. Les familles s’affolent. Le 31 mai, jour de marché, le drame rôde. Une foule menaçante se réunit devant les boutiques juives. Un pogrom pourrait éclater.
Il aura donc fallu quinze jours à peine pour fabriquer un mythe, régresser de quelques siècles, effacer raison, culture et sagesse, réinventer le racisme, céder enfin au délire. Et cette besogne considérable, Orléans l’a accomplie toute seule, sans le secours de la presse, qui n’a évoqué l’affaire qu’après le 31 mai, et pour en montrer les ridicules. C’est donc également après le 31 mai que Morin a été alerté. Il obtient une subvention du Fonds social juif unifié et s’installe à Orléans avec son équipe au début de juillet. Son flair ne l’avait pas trompé. Ce qu’il exhume en fouillant le sous-sol du mythe est d’une richesse infinie.
Le premier mérite de Morin est d’avoir d’abord résisté à l’interprétation la plus évidente, celle de l’antisémitisme. Certes, la passion antisémite s’est donné libre carrière, mais elle a puisé sa force d’être associée à d’autres thèmes. La folie orléanaise est tissée de mille fils plus embrouillés qu’un noeud gordien. L’expliquer par le seul antisémitisme eût été trancher le noeud gordien. L’équipe de Morin a préféré le dénouer.
Le délire d’Orléans est dominé par deux fantasmes : celui de la traite des Blanches et celui du juif. Or ni la tradition ni les » mass media » n’associent ces deux notions.
Le trafic des femmes est considéré comme l’apanage des Nord-Africains ou des Corses, non des juifs. Que les deux phantasmes aient opéré leur jonction à Orléans explique les effets détonants de leur mélange.
Le mythe de la traite des Blanches, après une éclipse, retrouve aujourd’hui vigueur un peu partout. Il se modernise. Le trafic n’a plus lieu dans la nuit des mauvais quartiers mais en plein jour, au coeur des cités heureuses. De fait, huit jours avant la rumeur d’Orléans, un hebdomadaire, Noir et Blanc, relate que des jeunes filles ont été enlevées dans une boutiques de mode à Grenoble. Il n’est pas certain que cet article ait joué le rôle de détonateur. Le sûr, en revanche, est que le reportage de Noir et Blanc et la fable d’Orléans présentent la même structure.
Dans les deux cas, la traite des Blanches » modem style » s’opère dans les magasins de mode. Cette coïncidence n’est pas fortuite. La boutique de mode, avec ses minijupes, la complicité feutrée de ses cabines, son appel au désir et son exotisme, constitue un lieu puissamment érotisé. À la fois tentatrice et un peu inquiétante, tout la désigne pour servir de plateforme à de fabuleux voyages érotiques.
À ce stade, l’antisémitisme n’a pas encore fait son apparition dans l’affaire d’Orléans. Simplement, la population féminine de la ville dispose d’une panoplie fantasmatique très riche : érotisme, drogue, voyages lointains, souterrains du Moyen Age, tout est en place. Il manque un catalyseur pour que ces éléments puissent fonctionner. Or tout s’arrange au mieux. Le juif jouera ce rôle, puisque les boutiques de mode les plus jeunes, les plus séduisantes, sont précisément juives. De sorte que la folie d’Orléans fait, si l’on peut dire, coup double : d’une part elle libère cet amalgame de désir et d’effroi que provoque le thème de la traite des Blanches; d’autre part, elle ouvre la porte à un profond sentiment antisémite, qui avait été frappé de censure par les horreurs nazies mais que la première occasion allait faire sortir de ses limbes.
De très archaïques marécages
L’enquête de Morin et de son équipe est passionnante. Elle ne se borne pas à analyser le mythe avec brio : en outre, elle suit à la trace les chemins de sa contamination. Morin use souvent de comparaisons médicales : virus, fièvre, cancer et métastases. La coupe qu’il opère dans les strates d’une cité du vingtième siècle révèle des paysages assez désolants. En s’enfonçant dans les dessous de la conscience orléanaise (et n’importe quelle ville aurait pu vivre les mêmes aventures), le mythe a mis au jour de très archaïques marécages, et les bulles qui crèvent à la surface sont bien nauséabondes : naïveté, sottise, convoitise, désir honteux, méchanceté, racisme, lubricité refoulée, voilà de quoi s’est nourri le délire de la ville. Si l’on a toujours la folie de sa raison, cette affaire montre que les rêves du vingtième siècle ne sont pas d’une très grande qualité.
Un mot sur l’ouvrage lui-même. C’est du Morin : intelligence fascinante et presque excessive, néologismes déconcertants ( » énergétiser « , » enzymatiser « ; etc.), embardées soudaines du discours, lueurs géniales, le tout obéissant à une méthode scientifique souple, souple… Il arrive que tant de brio éveille un doute. La mariée parait trop belle, et l’on se demande si l’intelligence » enzymatique » de Morin, parfois, ne dévore pas l’objet même de son étude. Il n’est pas une pièce de puzzle qui, sous le regard ingénieux de Morin, ne trouve aussitôt son rôle et sa fonction dans la configuration rationnelle qu’il en tire. Certains regretteront peut-être que la part faite à l’interprétation soit si large, si impérieuse, et préféreront des études sociologiques plus modestes, bardées de chiffres et de statistiques. Ce n’est pas notre cas. Grâce à sa témérité, le discours de Morin ouvre de fascinantes perspectives sur cette sombre poésie que produisent les cités du vingtième Siècle.