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Retour sur la défense médiatique de Jérôme KervielActualitésRetour sur la défense médiatique de Jérôme Kerviel

Retour sur la défense médiatique de Jérôme Kerviel

kerviel com de crise

kerviel com de crise

Le choix d’une communication de crise (censée protéger) qui risque d’«exploser» à tout moment !

Sa médiatisation internationale fut telle qu’on ne présente plus l’Affaire Kerviel. De nombreuses leçons peuvent être tirées des erreurs de communication de crise commises par l’ancien trader et par la banque. Lorsque l’enquête sur le trader fut terminée, elle accabla Jérôme Kerviel, dont la défense montra alors de nombreux signes de fragilité.

Jouer sa vie sur une métaphore? C’est l’option de communication sous contrainte judiciaire choisie, à l’époque, par Jérôme Kerviel, l’ex trader accusé d’avoir fait perdre 5 milliards d’euros à la Société Générale.

«Ils ont ouvert la voiture et m’ont donné les clefs en me faisant des gestes de la tête, en disant: «Vas-y! Vas-y!» expliquait-il un dimanche au JT de TF1. J’ai peut-être été plus loin que les autres mais on m’a poussé.»

Cette interview marquée par de nombreuses formules choc préparées par les conseillers en communication de crise, marquait la réapparition médiatique de Jérôme Kerviel, après des mois de silence. Toute sa ligne de défense médiatique fut là: c’est la banque qui, en l’encourageant à faire de plus en plus d’argent, l’a conduit à accumuler des positions monstrueuses – 50 milliards d’euros – sur les marchés.

«A la fin de la journée, mon chef me donnait une tape dans le dos en me disant: Alors tu as été une bonne gagneuse aujourd’hui?»

Ce discours, agrémenté de références à son père décédé ou à la visite de sa mère en prison pour susciter l’empathie dans l’opinion publique, a été préparé avec une conseillère en communication de crise lors de mediatraining de crise. Elle a fait de ce garçon renfermé, mutique, un virtuose de la formule choc: «Je suis mister nobody et je veux redevenir personne», affirme Jérôme Kerviel. Mais avant de retourner à l’anonymat, il lui faudra affronter des épreuves décisives et plusieurs décisions judiciaires.

«Sa crainte, c’est la vérité, c’est l’audience publique, pense un enquêteur. Sa défense va exploser. Tous ses échanges au sein de la banque ont été reconstitués. C’est un coriace, mais à l’arrivée il n’y a pas photo. A chaque fois, il donne de fausses explications, il ment. Et quand il est acculé, il fabrique des faux. Il a manipulé la banque, on a presque du respect pour le degré de malignité qu’il met.»

Comment combattre la publication d’un tel récit d’un enquêteur de police ? Comment combattre la diffusion d’informations partielles et partiales dans un dossier judiciaire afin de protéger son image et sa réputation ? Comment faire en sorte que malgré leur diffusion, les rôles ne soient pas fixés médiatiquement avant le jugement ? C’est l’enjeu d’une bonne gestion de crise médiatique : faire en sorte que ces fuites de documents par la banque et ces déclarations à charge du parquet, des policiers ou des avocats de la banque n’impriment pas davantage dans les esprits que les messages du trader.

Dans un premier temps, Jérôme Kerviel reconnaissait avoir pris des «positions non admises» et «dissimulé» ses actes à la Société Générale. Mais peu à peu, il a adopté une ligne de défense médiatique plus intransigeante. Il a ensuite prétendu que les opérations fictives, qui lui ont permis de dissimuler des positions, étaient «des pratiques dans la banque, et ce n’est pas moi qui les ai inventées».

Cette nouvelle stratégie de défense et de communication de crise avait provoqué des auditions houleuses. Par exemple lorsque l’ex-trader avait été confronté à son ancien supérieur, Eric Cordelle, licencié par la Société Générale.

«Tu es un menteur et tu es de plus en plus menteur, j’ai perdu mon boulot à cause de toi», lui a reproché ce dernier.

Jérôme Kerviel avait d’ailleurs eu beaucoup du mal à répondre à une question devenue lancinante au fil de l’instruction judiciaire : si la banque savait tout, pourquoi a-t-il fabriqué des faux? Jusqu’au dernier jour, ce samedi fatidique où l’immensité de ses positions est enfin apparue à sa hiérarchie, il a brandi des e-mails fabriqués par ses soins pour prouver l’existence de contreparties fictives. «Quand on lui montrait le faux, il regardait à côté, il était évasif. Et il finissait par reconnaître qu’il avait menti», raconte une personne qui avait assisté aux auditions.

Mais les avocats de Jérôme Kerviel ne s’avouaient pas vaincus. Ils estimaient que les juges d’instruction, Françoise Desset et Renaud Van Ruymbeke, faisaient preuve de mauvaise volonté, en refusant systématiquement leurs demandes d’investigations complémentaires.

Surtout, ils estimaient que les alertes au sein de la banque avaient été si nombreuses que les avoir ignorées revenait à une forme de complicité. «Il y avait une espèce d’omerta qui fait qu’on laissait faire», estimait alors l’avocate Caroline Wassermann, membre de l’équipe juridique de Jérôme Kerviel, équipe d’avocats qui, à l’image de l’équipe des conseillers en communication de crise, a d’ailleurs souvent changé ce qui posa de nombreux problèmes dans le déploiement de la stratégie de communication de crise du trader.

Depuis le début de l’affaire en 2008 l’ex-trader de la Société Générale a change d’avocat au moins 5 fois. En 2011, après la première instance qui l’avait condamné à 4,9 milliards d’euros de dommages-intérêts et à cinq ans de prison dont trois fermes pour abus de confiance, Jérôme Kerviel avait par exemple quitté Olivier Metzner « pour un désaccord stratégique ». Il avait alors choisi David Koubbi.
Las, un autre « désaccord stratégique » estival avait mis fin à sa relation avec son avocat depuis six ans. L’ex-trader fut ensuite notamment représenté par Raphaël Gomes, avocat au barreau de Paris.

Selon l’avocate Caroline Wassermann, les explications que le trader donnait à ses supérieurs – truffées de références techniques à la «base tampon», sorte de mémoire informatique qui stockait ses transactions – étaient des «ficelles très grossières» qui n’auraient jamais dû abuser ses supérieurs. «La comptabilité, c’est juste du bon sens. Si ça ne tombe pas droit, le minimum, c’est de chercher à comprendre», concluait l’avocate.

Le plus étrange à l’époque est que la Société Générale n’ait pas vu les 50 milliards d’euros accumulés par Jérôme Kerviel en janvier 2008. Un proche du dossier estimait que si cette position n’avait pas été liquidée immédiatement, comme ce fut le cas, elle aurait pu conduire à des pertes mortelles pour la banque – peut-être 15 milliards d’euros.

«Ils ne contrôlaient que les risques, pas les montants absolus», expliquait alors ce connaisseur au sujet des procédures internes de l’établissement. Une explication désarmante, qui resta sans doute la meilleure arme de Jérôme Kerviel tout au long de ses procès et qui fut un véritable obstacle pour la communication de crise de la banque.

Cette affaire Kerviel fit rentrer le monde dans la banque encore dans une de ces zones de turbulence dont il a le secret. Dans cette affaire, tout ou presque, et parfois le contraire de tout, a été dit et écrit sur la fraude de 4,82 Md€ à la «SocGen» : rôle effectif de Jérôme Kerviel, devenu en quelques jours la nouvelle coqueluche de l’Internet, éventuelles complicités internes, défaillance des systèmes d’information, mauvais respect des procédures de contrôle, la liste des questions pendantes est longue. Des interrogations souvent pertinentes tant les grandes banques, trop souvent engoncées dans leurs certitudes, prêtent aujourd’hui le flanc à la critique.

A l’époque, furent salués par la presse les efforts incontestables de la Société Générale, pas avare de communiqués de presse et de son patron s’exposant dans les médias et ayant eu le panache de proposer sa démission – attitude trop rare chez les « managers » français – dès le scandale connu selon les observateurs de l’époque.

Pourtant, ces stratégies de communication de crise plus réactives que proactives, trop souvent improvisées, alors que les grandes banques sont flanquées de bataillons d’ «experts des risques» depuis des lustres, ont aujourd’hui fait long feu. Les banques, et pas seulement la Société Générale, soumises régulièrement à la tempête médiatique et numérique, ne pourront pas échapper à une authentique cure de transparence comme le montre notamment le scandale OpenLux après le LuxLeak.

Une telle communication de crise, dans quel but ? Rassurer la clientèle qui, dans notre pays, ne porte pas les banques dans son coeur. Un tel effort de communication, au bon sens du terme pour une fois, ne serait pas du luxe. Les fusions et la valse des logos qui en résulte généralement ne suffisent jamais à créer ou recréer, un climat de confiance. Lequel, bien plus que le cash, fait aujourd’hui cruellement défaut aux marchés financiers.

PANIQUE GENERALE : LES DIX JOURS QUI ONT EBRANLE LA PLANETE FINANCE

Dans cette crise, il fallait réussir à installer SON histoire. SON récit. SA communication de crise. SES éléments de langage. SA version. SES arguments. Les deux camps se sont alors affrontés par une guerre médiatique redoutable afin de remporter la bataille du storytelling.

L’histoire de cette affaire médiatique, c’est d’abord celle d’un petit trader, entré par la petite porte dans la prestigieuse salle des marchés d’une des plus illustres institutions financières et qui lui a finalement fait perdre 5 milliards d’euros. Réputée invulnérable, la Société générale dirigée par la poigne de fer de Daniel Bouton a accumulé au fil des ans tous les ingrédients d’un scandale dont la communication de crise maladroite aura le plus grand mal à la protéger.

Les conseillers en communication de crise de la banque auront dû ainsi répondre à différentes accusations : de l’arrogance des dirigeants, de l’inefficacité des contrôles, de l’autisme et de la rapacité des traders, voire d’une éventuelle complicité, ligne de défense de Jérôme Kerviel. Pour la banque comme pour son président lâché par Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, le cauchemar commençait.

Les communicants de crise de la banque décrivait « Un petit trader français de 31 ans. Sans envergure, cantonné à des activités réputées sans risque ». Ce récit se retournera contre la banque. Aux yeux des journalistes et de leurs lecteurs, comment un « petit trader » aurait-il pu conduire la prestigieuse banque fédérale américaine (Fed) à baisser de trois quarts de point ses taux directeurs pour éviter un effondrement de Wall Street et un krach mondial généralisé?

La sollicitations médiatiques s’enchainent à une vitesse toujours plus rapide. Les questions sont de plus en plus pointues. Les articles de plus en plus nombreux. La pression des réseaux sociaux s’ajoute à celle des journalistes pour les conseillers en communication de crise de la Société Générale.

Comment la Société générale, leader mondial sur les produits financiers les plus sophistiqués, aurait-elle pu perdre 4,88 milliards d’euros et ruiner en trois jours une grande partie de son crédit accumulé pendant des années?

Comment ses hauts dirigeants, bardés de certitudes et toujours prompts à afficher leur supériorité, auraient-ils pu se mettre dans une telle situation, suscitant la risée de la planète finance et son angoisse rétrospective?

En décrivant leur trader comme un petit génie de l’informatique, les dirigeants de la banque ne cherchaient-ils pas simplement à dissimuler les failles béantes de leurs systèmes de contrôle? Auraient-ils fermé délibérément les yeux sur ses agissements? Lui aurait fait-on ainsi porter, comme il le clame, un chapeau trop grand pour lui?

Officiellement, l’alerte est donnée dans la matinée du vendredi 18 janvier, le jour même où un administrateur américain de la Société générale, Robert Day, vend pour 40,5 millions d’euros d’actions de la banque, après en avoir vendu pour 85,7 millions neuf jours plus tôt. Le feu aurait-il donc couvé depuis plus longtemps? C’est ce que suggère la Bourse allemande, qui aurait, depuis des semaines, prévenu la banque française d’une position sur l’indice Dax anormalement élevée prise par un de ses courtiers. Celui-ci, Jérôme Kerviel, travaille au sixième étage d’une tour de la Défense, au desk Delta One, la plus prestigieuse des six salles de marché de la Société générale, celle des «dérivés actions», une activité sophistiquée où la banque est le leader mondial incontesté. Mais Jérôme Kerviel, dans cette salle, avec ses quatre écrans d’ordinateur et ses deux téléphones, en permanence sur écoutes, n’est pas un véritable trader, habilité à prendre des risques et à en rendre compte, mais un simple arbitragiste.

C’est un métier ancien et traditionnel, dont la fonction est d’équilibrer la valeur des titres cotés sur différentes Bourses en profitant des variations minimes des cours. Normalement, un arbitragiste ne prend pas de risque puisqu’il achète et vend simultanément, ici et là, les mêmes actions ou, dans le cas de Kerviel, les mêmes produits dérivés. Celui-ci n’a donc aucune raison de faire apparaître une position à découvert. Interrogé par sa hiérarchie, le jeune homme aurait donné des explications peu claires puis, poussé dans ses retranchements, fournit un fax de confirmation d’une banque allemande, qui apparaît douteux.

Aussitôt, les supérieurs de Jérôme Kerviel auraient prévenu toute la chaîne hiérarchique de la banque de financement et d’investissement, jusqu’à Jean-Pierre Mustier, directeur général adjoint, le grand manitou de ce département de la Société générale qui assure près de la moitié de ses résultats avec une rentabilité qui dépassait les 40%!

Celui-ci, qui naviguait entre Paris et Londres, rejoint aussitôt le siège de la Défense, tandis qu’une équipe d’enquêteurs internes sera immédiatement constituée. Ces spécialistes vont dépouiller tous les listings informatiques, tandis que d’autres vont tenter d’éplucher la personnalité du trader. Ils découvrent, signe inquiétant, que Jérôme Kerviel n’a pas pris de vacances depuis le mois d’août, où il ne s’était absenté que quatre jours, en demandant à ses collègues de ne pas toucher à ses dossiers. «Pour des raisons personnelles », il a demandé et obtenu de décaler au premier trimestre 2008 ses vacances, programmées par la banque fin 2007.

Introverti, le jeune homme, qui a perdu son père il y a deux ans et s’est fait plaquer par sa petite amie quelques mois plus tôt, travaille comme un mort de faim, restant souvent tard le soir à son poste. Plus tard, on apprendra que son frère aîné, Olivier, a été invité l’an passé à donner sa démission d’une filiale de la BNP pour avoir, a minima, passé des ordres à l’insu de ses clients.

Président de la Société générale, Daniel Bouton est prévenu par Mustier le samedi matin, lorsqu’une banque allemande, interrogée, affirme tout ignorer des opérations où elle apparaît comme contrepartie et nie avoir envoyé le moindre mail. Jérôme Kerviel reconnaît alors avoir commis des irrégularités, en créant notamment des opérations de contrepartie fictives. Il connaissait les codes informatiques, les clés a accès et la fréquence des contrôles, toutes les ficelles du métier, en raison de ses cinq premières années passées dans les services justement chargés de contrôler les traders!

Interrogé toute la nuit de samedi à dimanche par Jean-Pierre Mustier, Jérôme Kerviel se montre coopératif, mais minimise son rôle: il explique à son grand patron avoir agi dans l’intérêt de la banque, avec son assentiment tacite et sans le moindre enrichissement personnel. A 3 heures du matin, toutes ses positions de 2007 ont été reconstituées. Il n’y a pas de drame. Mais au petit matin, on découvre que tout a dérapé au début du mois. Peu avant midi, l’exposition totale de la banque est enfin connue. Elle est inouïe. Alors que les fonds propres de la Société générale sont inférieurs à 35 milliards d’euros, Jérôme Kervel, dont le salaire de 100 000 euros par an, primes comprises, montant dérisoire au desk Delta One, a risqué 30 milliards d’euros sur l’indice européen Euro Stoxx, 18 milliards sur le Dax et 2 milliards sur l’indice britannique Footsie, soit 50 milliards au total!

Daniel Bouton, sonné, appelle aussitôt Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France, son autorité de tutelle. La survie de la Société générale est en jeu, estiment les deux hommes. Si son exposition réelle est connue, c’est l’effondrement du cours de Bourse, la queue devant les guichets de clients exigeant de reçupérer leurs fonds, la garantie de l’Etat limitée à 70 000 euros par compte, etc. Et, s’ajoutant à la crise immobilière américaine, le risque sérieux d’une défiance mondiale aux conséquences dramatiques. Pour éviter ce scénario catastrophe, les deux hommes vont prendre plusieurs décisions graves. D’abord, dénouer les positions, quoi qu’il en coûte. Vendredi à midi, elles étaient encore à l’équilibre mais, en raison de la chute des cours, la perte virtuelle – rien n’avait été encore vendu – atteignait 1,4 milliard d’euros à la clôture des Bourses. Ce faisant, connaissant la tendance négative des marchés, ils prenaient le risque d’accentuer la chute et de perdre beaucoup plus. Risque assumé: «Nous avons voulu fermer la position tout de suite et non pas la gérer» , dira Bouton. Pour deux raisons: les marchés détestant l’incertitude, mieux valait afficher une perte sèche mais définitive, plutôt que potentielle; surtout, en faisant traîner les choses, le risque existait pour le président de la Générale et le gouverneur de la Banque de France de devenir… complices de la malversation.

Autre décision: garder le secret le plus absolu jusqu’au dénouement final, la moindre rumeur risquant de mettre la banque à terre. Pas question, en particulier, de prévenir les politiques avant que la situation soit débouclée et que l’ augmentation de capital prévue, pour compenser la perte, ne soit garantie. Bouton propose à Noyer d’informer Sarkozy, mais en tête a tête, sans témoins. Après une vive discussion, les deux hommes renonceront à une telle démarche, craignant que le chef de l’Etat intervienne d’une manière ou d’une autre, ou ne puisse tenir sa langue, comme il l’avait fait devant les journalistes des «Echos», au moment de la nomination de Nicolas Beytout à la tête de leur groupe. Avec, cette fois-ci, des conséquences autrement importantes.

En revanche, Daniel Bouton prévient Gérard Rameix, le secrétaire général de l’Autorité des Marchés financiers (AMF), sa deuxième tutelle. Il informe aussi son comité des comptes, qui se réunit ce dimanche après-midi pour estimer les résultats 2007 et les dépréciations à passer au titre des supprimes, en vue du conseil d’administration convoqué pour 18h30. Celui-ci se tient comme prévu, mais Bouton se contente de dire à ses administrateurs n’être «pas en mesure de [leur] communiquer sur les résultats estimés, compte tenu de la découverte de problèmes sur certaines activités de marché qui pourraient conduire à des pertes substantielles» .

Substantielles, c’est le mot juste: le lundi matin, le krach se profile. Les Bourses asiatiques dévissent de 5,4%. La décision est néanmoins prise de «vendre au canon» , contrairement à tous les adages boursiers. En se jetant sur les marchés, la Société générale va donc accentuer la baisse, même si elle prend soin de ne pas dépasser les 8% du volume des différents marchés où, par souci de confidentialité, elle intervient par la main d’un seul trader! Par parenthèse, on voit qu’un seul individu peut vendre pour 50 milliards d’euros d’actifs, en trois jours, sans que personne ne s’en rende compte et ne s’en émeuve, ce qui donne la mesure de la folie de la planète financière…

Le mardi matin, avant l’ouverture de Wall Street, fermée la veille en raison de la journée chômée consacrée à Martin Luther King, la Fed décide de baisser brutalement ses taux, pour enrayer le krach qui se déroule en Asie et en Europe. L’aurait-elle fait si elle avait su que la baisse des marchés était en partie due aux malversations du trader de la Générale? Ses dirigeants ont assuré à plusieurs journalistes américains qu’ils n’ont pas été tenus au courant, contrairement à ce qu’affirme le gouverneur de la Banque de France.

Les ventes vont se poursuivre jusqu’au mercredi midi. C’est l’heure du bilan. Il est terrible: la banque a perdu 4,88 milliards d’euros. Daniel Bouton et Christian Noyer vont alors informer Christine Lagarde, François Fillon et Nicolas Sarkozy. Le Premier ministre exprimera son agacement. Quant au président de la République, il dissimulera sa fureur, faisant mine d’avoir été mis au courant dès le mardi. Mais il ne lâchera plus Bouton, qu’il n’a jamais supporté.

Le montant de l’augmentation de capital nécessaire pour éponger la perte est fixé avec les deux banques américaines, JP Morgan et Morgan Stanley, qui ont accepté de la garantir: elle atteindra 5,5 milliards d’euros. Contre l’avis de Noyer, Bouton prend alors une autre décision. Il décide de charger d’un milliard d’euros la barque sur les subprimes, ces crédits pourris, conséquence de la crise immobilière américaine, qui se diffusent dans le monde entier. Les prévisions précédentes se limitaient à 230 millions d’euros, il annoncera 2 milliards! L’objectif est simple: profiter de la tourmente et éviter d’avoir à annoncer de mauvaises nouvelles, dans un mois ou deux.

«Au contraire, une reprise de provision serait du plus bel effet sur le cours de Bourse» , confie un de ses proches.

La Bourse, unique objet de leurs sentiments? En attendant, c’est donc un trou de 7 milliards d’euros qu’annonce Bouton, le mercredi soir à son conseil d’administration, en mettant sa démission sur la table. Elle sera refusée, le conseil se contentant de l’encadrer avec un comité ad hoc. Six cadres de la chaîne hiérarchique sont licenciés, mais les sanctions s’arrêtent à Mustier dont la démission est, elle aussi, refusée: «Cet épouvantable accident ne mérite pas que nous détruisions l’outil qu’il a créé» , dit Bouton devant le conseil. S’essayant à l’humilité, il annonce renoncer à ses salaires et à ses primes… jusqu’au 30 juin prochain. Pourquoi six mois seulement? Parce qu’il lui faut payer les impôts de 2007!

Traits ores, visage terme, mais toujours droit dans ses bottes, l’ancien directeur de cabinet d’Alain Juppé dévoile l’inimaginable le jeudi matin, provoquant un électrochoc dans toute la planète finance. La visite de Nicolas Sarkozy sera ainsi reléguée en treizième page de l’«Indian News», dont la une est occupée par deux autres Français: Jérôme Kerviel et Jo-Wilfried Tsonga, vainqueur de Rafael Nadal à Melbourne. Mais Bouton tente de rassurer les marchés en indiquant que la Société générale gagnera malgré tout 700 à 800 millions d’euros en 2007. A partir de là, on va alors assister, ce jour et les suivants, à un florilège d’imbécillités. «L’affaire est réglée, la Société générale est aujourd’hui plus forte qu’avant la crise» , ose Christian Noyer. «Le modèle de la Société générale n’a jamais été atteint» , pérore Daniel Bouton. Le plus fripon est Jean-Pierre Mustier, qui concède: «Les procédures de contrôle de la banque peuvent sans doute être améliorées.» Une communication très maladroite dans ce contexte de crise !

Autant de balivernes: personne ne croit plus les dirigeants de la banque, épaulés par des équipes de communication de crise complètement dépassées. D’autant que leurs explications sur la façon dont leur trader a contourné les procédures de contrôle ne tiennent pas la route, surtout lorsque l’on sait que celui-ci trichait depuis la fin de 2005. Devant les policiers puis devant le juge Renaud Van Ruymbeke, Kerviel a d’ailleurs affirmé que sa hiérarchie fermait délibérément les yeux sur ses pratiques et celles de plusieurs de ses collègues. Selon lui, il aurait même fait gagner à la banque 1,4 milliard d’euros en 2007! Si tel est le cas, par quelle manipulation la banque aurait-elle pu faire entrer cette somme dans ses comptes?

Sans doute Jerôme Kerviel a-t-il pété les plombs, jouant la hausse dans un marché en baisse, cherchant à se refaire en s’enfonçant davantage, dans un processus bien connu par les joueurs dans les casinos; sans doute, appartenant à la génération internet, a-t-il été pris dans le vertige du virtuel; sans doute a-t-il été le jouet consentant d’un monde, celui qui réunit la haute finance et l’informatique, où les vieux ne comprennent plus ce que font les jeunes et sont incapables de leur mettre des garde-fous, moraux et psychologiques.

Il reste que le soupçon de complicité, au moins tacite, de la banque, prennent de l’ampleur dans les médias. Ses succès de ces dernières années ont-ils été dus à son laxisme vis-à-vis de certains de ses traders, couverts tant qu’ilss gagnaient de l’argent et lâchés quand ils en perdent, au premier retournement de marché? Les communicants de crise de la banque répondent alors que les nombreuses enquêtes lancées permettront d’y voir plus clair.

En attendant, le crédit, l’image de marque, la réputation et la valorisation de la société générale sont gravement et sans doute durablement entamés.

C’est le syndrome Crédit lyonnais: les clients, à qui l’on refuse un découvert ou un crédit, s’insurgent; à Londres, certains traders quittent déjà le navire. Alors que la valeur de la banque a baissé de moitié en un an, tout Paris bruit d’une prochaine OPA bientôt lancée par BNP Paribas.

Dans le même temps, la démission de Daniel Bouton, qui «reste sur la table», ne sera pas différée longtemps. Il pensait tenir au moins jusqu’à l’augmentation de capital, mais le calendrier politique va l’emporter: Sarkozy a baissé le pouce. C’est en ex-président de la Société générale qu’il affrontera alors à l’époque le tribunal devant lequel il sera renvoyé pour «blanchiment aggravé» dans une affaire de trafic de chèques entre la France et Israël, dont il disait ne pas avoir eu connaissance. Pour lui, comme pour la Société générale, le cauchemar ne faisait que commencer comme le feuilletonnage médiatique qui l’accompagne !