Scandales dans l’histoire de la santé publique en France

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Crises sanitaires : la France à l’épreuve de ses échecs – et des leçons à en tirer

Des scandales à répétition de 1980 à 2020

Sang contaminé, hormone de croissance, amiante, vache folle, COVID-19… Autant de crises sanitaires qui ont secoué la France en l’espace de quarante ans. Chacune de ces affaires a mis en lumière de graves défaillances des autorités – qu’elles soient sanitaires ou politiques – et s’est accompagnée d’un fiasco en matière de communication de crise. Résultat : une perte de confiance durable de l’opinion publique envers la parole officielle. Avant d’analyser les erreurs commises et les ratés de communication sanitaire, replongeons-nous dans un bref rappel de ces grandes crises sanitaires qui ont marqué l’Hexagone.

L’affaire du sang contaminé (années 1980)

Considérée comme « la première crise sanitaire grave et profonde de l’histoire française moderne »​, l’affaire du sang contaminé éclate à la fin des années 1980. À l’époque, des produits sanguins (destinés notamment aux hémophiles) sont distribués par les centres de transfusion alors qu’ils sont contaminés par le VIH et l’hépatite C. Faute de mesures de sécurité adéquates et en raison de retards dans les décisions de protection, « de nombreux hémophiles et patients hospitalisés ont été contaminés » par transfusion​. En clair, l’identification du sida en 1983 n’a pas empêché que, pendant plusieurs années, du sang infecté continue d’être utilisé – avec des conséquences dramatiques. Le scandale sera révélé en 1991 par la presse et aboutira à des poursuites judiciaires de hauts responsables. Le bilan humain est lourd : plusieurs centaines de personnes contaminées et souvent décédées du sida, du fait du délai avant l’adoption de mesures préventives efficaces​. L’affaire entraînera la comparution devant la justice, en 1999, de ministres de l’époque. Elle laissera aussi dans les mémoires une phrase devenue tristement célèbre : « Je me sens responsable mais pas coupable », déclaration télévisée de l’ancienne ministre Georgina Dufoix en 1991​, perçue comme le symbole d’un État fuyant ses responsabilités.

Le drame de l’hormone de croissance (années 1980)

Peu après le sang contaminé, un autre scandale sanitaire éclate : celui de l’hormone de croissance d’origine humaine. Entre 1983 et 1985, près de 1 700 enfants souffrant de retard de croissance reçoivent des injections d’hormones hypophysaires provenant de prélèvements sur des cadavres. Ces extraits se révèlent contaminés par des prions (agents infectieux non conventionnels), responsables de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Les conséquences sont terribles : « plus de 100 enfants sont morts de la maladie de Creutzfeldt-Jakob après avoir reçu […] des injections d’hormone de croissance contaminée »​. En tout, 115 enfants décèdent de cette maladie neurodégénérative dans les années qui suivent, et environ 800 développeront des symptômes incurables​. L’affaire mettra longtemps à être pleinement reconnue : il faudra attendre 1991 pour qu’une première plainte de parents de victime déclenche une enquête​, et 2008 pour que le procès pénal s’ouvre, soit 17 ans après la révélation de l’affaire​. Ce procès mettra en cause des responsables du programme (médecins, pharmaciens) pour « homicides involontaires » et « tromperie aggravée ». Le scandale de l’hormone de croissance, l’un des plus retentissants de la fin du XXe siècle en France, révèle de graves dysfonctionnements dans la chaîne de fabrication et de contrôle du traitement : l’association France Hypophyse, chargée de collecter et préparer l’hormone, est pointée du doigt par un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales dès 1992 pour ses manquements​. Là encore, l’État est accusé d’inaction pendant des années, au mépris de la sécurité des patients.

Amiante : le poison longtemps ignoré (années 1970-1990)

Le scandale de l’amiante est atypique car il s’est noué sur plusieurs décennies. L’amiante, matériau miracle largement utilisé dans l’industrie et le bâtiment, est reconnu cancérigène dès les années 1970. Pourtant, en France, son interdiction totale n’interviendra qu’en 1997 – après des décennies d’alertes scientifiques. On parle de scandale sanitaire car il s’est écoulé « plus d’un demi-siècle entre les premières études (1945) et l’interdiction de l’amiante en 1997 », un retard dû notamment au lobbying intense des industriels de l’amiante qui a freiné les pouvoirs publics​. Concrètement, malgré une résolution européenne dès 1978 soulignant la dangerosité du produit, la France va temporiser. Dans les années 1980, un Comité permanent amiante (CPA) est même créé, sous influence directe des producteurs d’amiante, et va orienter la politique sanitaire pendant 12 ans avec la complicité passive de l’État​. Ce comité de lobbying réussit à retarder les mesures : en 1986, lorsque les États-Unis envisagent d’interdire l’amiante, la France intervient pour émettre un avis négatif en s’appuyant sur un rapport du CPA​. Encore en 1991, alors que l’Allemagne pousse à un bannissement européen, le CPA français mène une offensive dans les couloirs de Bruxelles pour empêcher toute prohibition​. Le résultat de ces atermoiements ? Des dizaines de milliers de travailleurs et de citoyens exposés pendant des années aux fibres toxiques, et une bombe sanitaire à retardement. L’amiante cause des cancers de la plèvre (mésothéliome) et des fibroses pulmonaires, avec une latence de 20 à 40 ans. Aujourd’hui encore, on déplore environ 1 000 décès par an par mésothéliome en France – héritage de cette exposition massive. Le scandale de l’amiante a éclaté publiquement au milieu des années 1990, lorsque des enseignants sont morts d’un cancer après avoir exercé dans des bâtiments infestés d’amiante et que des militants (comme le collectif anti-amiante de Jussieu) ont médiatisé le danger. La prise de conscience tardive conduit enfin, en 1997, à l’interdiction totale du matériau. Mais le mal était fait : ce « scandale de l’amiante » reste l’un des plus graves en France par l’ampleur des victimes potentielles et par le cynisme d’une politique qui a longtemps préféré protéger une industrie plutôt que la santé publique.

La crise de la « vache folle » (1996-2000)

Au milieu des années 1990, c’est la sécurité alimentaire qui vacille avec la crise de la vache folle. D’abord apparue au Royaume-Uni (où dès 1986 une épizootie massive décime le bétail), l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) touche la France à son tour. En 1996, l’annonce officielle de la possible transmission de la maladie de la vache folle à l’homme provoque une panique générale : les consommateurs cessent brutalement de manger du bœuf, provoquant « l’effondrement de la consommation de viande bovine dans les années 1990 »​. La crise devient aussi économique et politique. Si le nombre de victimes humaines sera heureusement limité (27 décès en France de la variante humaine de la maladie, contre 177 au Royaume-Uni​), l’émotion collective est considérable. Les Français découvrent avec horreur qu’on a nourri les vaches avec des farines animales constituées de carcasses recyclées, pratique à l’origine de l’épidémie. La France avait bien interdit dès 1989 l’importation de ces farines britanniques​ et abattu systématiquement les bovins malades dès la découverte d’un premier cas sur le sol national en 1991​, mais cela n’a pas suffi à enrayer la psychose. En 1996, l’Union européenne finit par imposer un embargo total sur le bœuf britannique​. En France, les pouvoirs publics multiplient les mesures (retrait de certains abats, renforcement des contrôles, traçabilité du cheptel). Ironie du sort, ces mesures choc – comme l’abattage préventif de troupeaux entiers – achevaient d’affoler l’opinion. Un rapport l’a bien résumé : « Les mesures très médiatisées et impressionnantes, comme l’abattage de troupeaux, loin de rassurer, contribuent à l’inquiétude, tandis que les exhortations des responsables politiques à […] ne pas se priver de viande restent sans effet »​. En clair, malgré les appels officiels au calme et à « garder son sang-froid », plus personne n’avait confiance : la peur l’emportait face aux discours rassurants. La crise de la vache folle aura au moins le mérite de conduire à des améliorations durables (traçabilité de la viande, retrait des parties à risque, et consécration du principe de précaution en santé publique​). Mais elle a aussi démontré à quel point une confiance brisée est difficile à restaurer.

COVID-19 : impréparation et fiasco communicationnel (2020)

Enfin, impossible de ne pas évoquer la pandémie de COVID-19, crise sanitaire mondiale sans précédent récent, qui a frappé la France à partir de 2020. Si ce fléau est planétaire, la gestion par la France a révélé, une fois encore, des failles béantes – notamment en matière de communication de crise. Au début de l’épidémie, les autorités ont multiplié les messages se voulant rassurants, mais qui se sont vite retournés contre elles. En janvier 2020, la ministre de la Santé Agnès Buzyn déclare ainsi que « le risque d’importation du virus depuis Wuhan est modéré […] pratiquement nul car la ville est isolée » et que « les risques de propagation du coronavirus sont très faibles »​. Des propos qui paraîtront lunaires quelques semaines plus tard, quand le virus se diffusera partout. Cette minimisation initiale – certes basée sur les données disponibles du moment – a entamé la crédibilité du gouvernement une fois la réalité devenue alarmante. Mais c’est surtout l’épisode des masques qui va marquer les esprits. On s’en souvient : pendant des semaines, au printemps 2020, le message officiel est que le masque n’est pas nécessaire pour le grand public, qu’il peut même être mal utilisé. La porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, ira jusqu’à expliquer qu’elle-même « ne sait pas utiliser un masque » correctement, insinuant que les Français ne sauraient pas faire mieux. Ces déclarations, destinées à masquer (sans mauvais jeu de mot) la pénurie de masques, seront plus tard reconnues comme des « maladresses » par l’intéressée​. Le mal était fait : l’opinion publique a eu le sentiment qu’on lui mentait en pleine crise. Un expert auditionné au Sénat parlera même de « la désastreuse affaire du mensonge sur les masques » qui a « durablement discrédité la parole gouvernementale »​. Jamais sans doute communication officielle n’aura autant été accusée de duplicité : ce qui aurait dû être un message de santé publique s’est transformé en scandale politique, minant la confiance dans les autorités en plein cœur de la pandémie. Par la suite, le gouvernement a changé de discours (en rendant le masque obligatoire partout quelques mois plus tard), ce qui n’a fait que souligner son volte-face. La France n’a certes pas été la seule à connaître ce type de couacs (beaucoup d’autres pays ont également tergiversé sur les masques ou sous-estimé initialement le virus), mais le passé chargé de scandales sanitaires a amplifié la méfiance spécifique des Français. Les rumeurs et théories du complot ont prospéré sur ce terreau de défiance.

Autorités dépassées : des erreurs de gestion en série

Qu’il s’agisse du sang contaminé, de l’amiante ou du Covid, un même schéma se répète tristement : les erreurs majeures de gestion de la part des autorités ont aggravé la crise au lieu de la juguler. Incompétence, négligence, ou choix politiques cyniques ? Probablement un peu de tout. Revenons sur les principaux ratés constatés lors de ces crises :

  • Tarder à agir malgré les alertes. Dans plusieurs affaires, les décideurs ont attendu bien trop longtemps avant de prendre les mesures qui s’imposaient. Pour le sang contaminé, on a ainsi accumulé les retards : retard à généraliser le dépistage du VIH sur les dons de sang, retard à exclure les donneurs à risque, retard à retirer de la circulation les produits sanguins non traités​. Chaque mois de gagné pour l’administration a malheureusement signifié des vies perdues pour les patients. De même, pour l’hormone de croissance, les responsables du programme ont continué les injections jusqu’en 1985, alors que des signaux d’alarme existaient dès 1983. L’Inspection des affaires sociales a documenté a posteriori de graves dysfonctionnements et un manque de précaution dans la collecte de ces hormones​. Ce n’est qu’après coup, devant l’ampleur du drame (des enfants qui meurent les uns après les autres), qu’on a réagi. Quant à l’amiante, l’attentisme a duré des décennies malgré les évidences scientifiques. Dès les années 1970, on savait que l’amiante pouvait tuer à petit feu – la France disposait d’experts de renom sur le sujet – mais rien ou presque n’a été fait avant les années 1990. La lenteur de la prise de décision en France a aussi été critiquée lors de la vache folle : bien que plus réactive que la Grande-Bretagne sur certains points, la France n’a interdit les farines animales dans tous les élevages qu’en 1996, après que la crise a éclaté, alors que d’autres pays (comme la Suisse) l’avaient fait plus tôt. Autrement dit, on a souvent couru après la crise au lieu de la prévenir.

  • Privilégier des intérêts économiques ou politiques au détriment de la santé. L’autre constante, c’est la tentation des décideurs de minimiser un danger pour éviter des mesures coûteuses ou impopulaires. Dans l’affaire du sang contaminé, il est établi que des stocks de produits sanguins déjà contaminés ont été écoulés sciemment pendant l’été 1985 pour ne pas avoir à les détruire, le temps de mettre en place les nouveaux tests – avec l’aval tacite de certains responsables. Ce cynisme aura coûté la vie à des centaines de transfusés. Pour l’amiante, les gouvernements successifs ont longtemps fermé les yeux, sans doute sous la pression d’intérêts industriels et syndicaux soucieux de préserver l’emploi. Le Comité Permanent Amiante, financé par l’industrie, a joué un rôle occulte en France : c’est sur son avis que la France a bloqué en 1986 une tentative d’interdiction américaine et qu’elle a contribué à « geler » en 1991 toute décision européenne d’interdiction​. Ce n’est qu’une fois le scandale public et la menace judiciaire pointant à l’horizon (plainte de victimes en 1996) que l’État a brutalement changé de cap en bannissant l’amiante en 1997. Dans la crise du Covid, on peut parler d’une impréparation coupable : malgré l’existence de plans pandémiques, la France s’est retrouvée dès mars 2020 en pénurie de masques, de tests, de respirateurs. Pourquoi ? Parce que dans les années précédentes, on avait laissé fondre les stocks stratégiques de masques pour des raisons budgétaires. Cette myopie – sacrifier la prévention sur l’autel des économies à court terme – a lourdement pénalisé la gestion de l’épidémie. Plus généralement, la France a souvent péché par manque de précaution. Le principe de précaution, inscrit plus tard dans la Constitution, n’était pas encore la boussole des responsables des années 80-90. Ces derniers raisonnaient parfois en coûts-bénéfices en oubliant que, lorsqu’il s’agit de vies humaines, la seule réponse acceptable est la protection maximale.

  • Manque de coordination et défaillances administratives. Plusieurs crises ont révélé un appareil sanitaire mal organisé, où les responsabilités sont diluées. Avant la réforme des années 1990, la transfusion sanguine française était émiettée en de multiples centres mal contrôlés, ce qui a favorisé le fiasco du sang contaminé​. Idem pour l’hormone de croissance : l’association quasi-privée France Hypophyse a agi longtemps sans véritable tutelle de l’État, jusqu’à ce que le problème lui explose au visage. Dans la crise de la vache folle, on a pu souffrir de la lourdeur des procédures européennes (s’accordant mal avec l’urgence sanitaire) et d’une mauvaise coordination entre États, chaque pays prenant des mesures unilatérales dans son coin en 1996. Enfin, lors de la pandémie de Covid, l’un des griefs fréquents fut la bureaucratie pesante (par exemple pour déployer les tests ou les vaccins, avec des circuits administratifs complexes). En clair, les erreurs ne furent pas seulement politiques : elles furent aussi systémiques, révélant la nécessité de moderniser et clarifier notre système de gestion des crises sanitaires.

Chaque crise a ses spécificités, mais un constat général s’impose : le défaut d’anticipation et la gestion hésitante transforment un problème sanitaire en scandale national. À l’inverse, quand une réponse énergique est apportée à temps, la crise peut être contenue et l’opinion rassurée. Malheureusement, la France des années 80-90 a souvent donné l’impression de réagir après coup, sous la contrainte de l’émotion publique ou de la justice, plutôt que par réelle culture de la sécurité sanitaire.

Communication de crise : mensonges, déni et maladresses fatales

Au-delà des décisions (ou non-décisions) concrètes, un autre aspect a aggravé ces crises : la communication des autorités, souvent défaillante. En situation de crise sanitaire, informer le public de façon claire et honnête est crucial pour maintenir la confiance. Or, la France a connu une série de ratés communicationnels retentissants, qui ont parfois empiré la situation. Tour d’horizon des “couacs” et de leurs impacts :

  • Le déni ou la minimisation en public. Une erreur classique a été de minimiser le risque dans les déclarations officielles, pensant rassurer la population. On l’a vu avec la fameuse phrase de Buzyn sur le coronavirus à “risque très faible”​, mais ce travers existait déjà. Dans les années 1980, les responsables de la transfusion ont longtemps affirmé que le sang restait sûr, malgré les alertes sur le sida. Concernant l’amiante, des officiels n’hésitaient pas à relativiser le danger. Ainsi, un témoin a raconté qu’au Ministère de la Santé, dans les années 90, on lui répondait : « Il y a plus de risques sur le périphérique que dans votre université » pour balayer ses craintes sur l’amiante présente à Jussieu​. Ce type de comparaison hasardeuse – en gros “circulez, il n’y a pas de danger” – relève soit de l’ignorance, soit du mensonge par omission. Dans tous les cas, il sous-estime l’intelligence du public et mine la crédibilité de la parole publique quand la vérité finit par se voir. De même, au début de la crise de la vache folle, les autorités britanniques comme françaises ont d’abord assuré qu’il n’y avait aucun risque pour l’homme, avant de devoir se dédire en 1996. En France, on se souvient qu’avant 1996, manger du bœuf était présenté comme sans danger (“notre cheptel est sain” martelaient certains) – jusqu’à preuve du contraire. Cette minimisation initiale peut rassurer très temporairement, mais lorsque les faits la contredisent, c’est la colère et le sentiment de trahison qui dominent. Mieux aurait valu admettre tôt les incertitudes.

  • La langue de bois et le manque de transparence. Dans plusieurs crises, la communication officielle a été perçue comme opaque, technocratique, voire mensongère. L’affaire du sang contaminé, là encore, en est l’illustration extrême : ce sont des journalistes d’investigation qui ont révélé le pot aux roses, face au silence des institutions​. Les victimes ont eu le sentiment d’une véritable « conspiration du silence » initiale. Pire, lors des procès, entendre un ministre dire « responsable mais pas coupable » a achevé de scandaliser l’opinion​ : aux yeux du public, cela sonnait comme “on vous cache tout et personne n’avouera ses torts”. Cette phrase est devenue emblématique d’une communication déshumanisée, centrée sur la défense des autorités plutôt que l’empathie envers les victimes. Dans le cas de l’amiante, on a aussi eu droit pendant longtemps à un discours officiel ultra-minimaliste (le sujet était presque tabou dans les années 80) et, quand il était abordé, aux éléments de langage soufflés par le lobby (prôner « l’usage contrôlé » de l’amiante comme si c’était anodin). Ce n’est qu’avec la médiatisation par les associations de victimes et la révélation des manœuvres du CPA que le discours a changé du tout au tout. Quant à la communication pendant la pandémie de Covid, elle a souffert de messages confus et contradictoires. Entre mars et juin 2020, les consignes sur les masques ont viré à 180 degrés, tout comme celles sur les tests ou sur la stratégie de confinement/déconfinement, laissant les citoyens désorientés. Le porte-parole du gouvernement a reconnu des déclarations « maladroites »​, et de fait certains éléments de langage se sont retournés en moqueries virales (par exemple, l’argument sur la prétendue difficulté à utiliser un masque correctement, ressenti comme une excuse peu crédible). Le résultat de ce manque de transparence et de clarté, ce fut une explosion de la défiance : sondages à l’appui, une large partie des Français déclaraient ne plus faire confiance aux informations données par le gouvernement sur le Covid.

  • Le ton inadapté et le manque d’empathie. Une crise sanitaire touche à la vie et à la mort, à la peur primitive de la maladie. La communication doit donc être empreinte d’humanité. Or, trop souvent, les autorités françaises ont adopté un ton soit trop froidement technocratique, soit à l’inverse trop martial, manquant leur cible. Pendant la vache folle, beaucoup ont reproché aux dirigeants de parler en termes économiques (soutien à la filière bovine, etc.) alors que les consommateurs, eux, étaient anxieux pour leur santé. On a vu des ministres de l’Agriculture faire la promotion du steak français à la télévision pour sauver les ventes, sans comprendre que le public avait avant tout besoin de vérité sur les risques. De même, lors du Covid, la communication initiale a parfois manqué d’empathie : l’accent mis sur “nous sommes en guerre” (selon les mots du Président) et sur les mesures coercitives a pu faire oublier de montrer qu’on comprenait la détresse des familles, l’angoisse de la population. Une bonne communication de crise doit au contraire montrer de la compassion, reconnaître la souffrance et les inquiétudes légitimes. Faute de quoi, le discours paraît déconnecté. Un exemple positif a été, paradoxalement, certaines excuses publiques qui ont fini par être présentées (par ex. Jean-François Mattei, ministre de la Santé en 2003, reconnaissant des erreurs lors de la canicule mortelle cette année-là, avec un ton de sincérité). Mais de tels exemples d’humilité sont rares. Plus souvent, l’État français a communiqué de façon défensive, cherchant à minimiser sa faute ou à se justifier, plutôt qu’à écouter la colère et la peine du public. Ce gap émotionnel a aggravé la rupture de confiance.

En somme, la communication de crise en France a souvent été un échec quand elle aurait dû être un outil au service de la gestion de crise. Au lieu d’informer honnêtement et de créer du lien avec la population, elle a parfois été utilisée pour dissimuler, temporiser ou dédouaner les responsables – avec des conséquences catastrophiques en termes d’image. Chaque mensonge perçu, chaque omission découverte a érodé un peu plus la crédibilité de la parole publique. Et sans confiance, plus rien ne fonctionne : ni les campagnes de prévention, ni les consignes sanitaires (on l’a vu avec la remontée des mouvements antivax, alimentés par la défiance post-crises). C’est là une des grandes leçons de ces scandales : la gestion technique d’une crise ne suffit pas, il faut aussi gérer la dimension de communication avec le public, faute de quoi on ajoute une crise de confiance par-dessus la crise sanitaire.

La France, pire élève que les autres ?

Face à ce sombre bilan, une question se pose : la France est-elle particulièrement mal lotie en matière de crises sanitaires, comparée aux autres pays développés ? Autrement dit, y a-t-il un mal français de la gestion de crise ?

La réponse mérite nuance. D’une part, d’autres pays ont connu leurs propres scandales sanitaires retentissants, parfois même plus graves en termes de victimes. Le cas de la vache folle en est un exemple flagrant : c’est au Royaume-Uni que l’épizootie a pris la plus grande ampleur, avec plus de 180 000 bovins infectés et 177 morts humaines​– une hécatombe bien plus lourde qu’en France. Les autorités britanniques ont été accusées d’avoir dissimulé des informations dans les années 90 et tardé à interdire les farines animales (le rapport d’enquête Phillips de 2000 a fustigé la “culture du secret” au sein de l’administration vétérinaire anglaise). Autre exemple : le scandale du sang contaminé a touché plusieurs pays, pas seulement la France​. Aux États-Unis, des milliers d’hémophiles ont été infectés par le VIH via des dérivés sanguins importés (provenant de prisons notamment), ce qui a conduit à des procès retentissants là-bas aussi. Au Japon et en Allemagne également, des ministres ont été mis en cause dans des affaires de produits sanguins contaminés. Cela relativise l’idée d’une exception française : la tentation de taire un problème de santé ou d’espérer qu’il passe sous le radar est malheureusement un travers assez universel. De même, concernant le Covid, la France n’est pas la seule à avoir cafouillé sur les masques : aux États-Unis, les autorités ont également déconseillé le port du masque au grand public initialement (le Surgeon General américain tweetant même en février 2020 : “Stop buying masks!”). Le Royaume-Uni de Boris Johnson a, lui, tardé à confiner en misant d’abord sur une improbable immunité collective, avec le recul chaotique que l’on sait. Bref, l’impréparation et les erreurs de communication ont été monnaie courante un peu partout face à un virus inconnu.

En revanche, on peut avancer que la France cumule plusieurs facteurs défavorables. Tout d’abord, une mémoire collective très marquée par les scandales précédents. La succession dans le temps du sang contaminé, de l’hormone de croissance, de l’amiante, puis de la vache folle (sans parler d’autres crises plus ponctuelles, comme la canicule de 2003 ou le Mediator en 2010), a profondément entamé la confiance des Français envers leurs institutions sanitaires. Chaque nouvelle crise réveille le souvenir des précédentes : ainsi, dès mars 2020, on a vu des tribunes et éditos faire le parallèle entre la gestion du Covid et celle du sang contaminé ou de la canicule, anticipant – hélas avec raison – d’éventuels mensonges ou errements. Cette méfiance de départ, plus forte qu’ailleurs, fait que la France a peut-être plus de mal à mobiliser sa population en période de crise. Deuxièmement, il existe en France une tradition jacobine de l’État centralisateur qui a parfois du bon, mais parfois du mauvais : la prise de décision est très concentrée (ministères, cabinets) et la communication verrouillée, ce qui peut retarder les signaux d’alarme remontant du terrain. Dans des pays plus décentralisés (Allemagne, pays nordiques), on a observé parfois une plus grande réactivité locale et une diversité de voix expertes s’exprimant, là où en France on attend “la” parole de Paris. Cela peut donner l’impression d’un discours monolithique – et s’il s’avère erroné, c’est tout le château de cartes qui tombe.

Par ailleurs, on doit reconnaître que la France a su tirer certaines leçons structurelles de ses crises passées : la création d’agences sanitaires indépendantes dans les années 1990 (Agence du médicament, Établissement français du sang, Agence de sécurité sanitaire des aliments…) est une réponse directe aux scandales de l’époque​. Cette réforme a rapproché la France des standards internationaux en séparant un peu plus l’expertise scientifique des considérations politiques. De même, le principe de précaution a été constitutionnalisé en 2005, traduisant une volonté d’éviter un nouveau “amiante bis”. Il serait donc injuste de dire que la France n’apprend pas – elle met parfois du temps, mais finit par corriger le tir sur le plan réglementaire. En comparaison, les États-Unis n’ont par exemple toujours pas banni l’amiante totalement sur leur sol (seulement certaines utilisations), preuve que la prise de conscience n’est pas qu’un problème français. D’autres pays ont eu aussi des scandales sanitaires récents – pensons à l’Allemagne avec le Mediator (benfluorex) ou la Chine avec le lait infantile à la mélamine. La gestion de crise sanitaire est un défi universel, et rares sont les gouvernements qui s’en sortent sans reproche.

En revanche, il y a sans doute en France une tradition de contestation et de judiciarisation plus forte. Chaque scandale se termine par des procès fleuves, des commissions d’enquête parlementaires, une exposition médiatique intense de la “faute” des dirigeants. Ce temps judiciaire et médiatique prolongé – par exemple le procès de l’hormone de croissance en 2008, plus de 20 ans après les faits, ou l’enquête parlementaire Covid de 2020 – entretient l’écho de la crise dans la société pendant des années. Cela peut être salutaire pour la vérité et la démocratie, mais cela signifie aussi que les plaies mettent du temps à se refermer. D’autres cultures, plus consensuelles, cherchent parfois à tourner la page plus vite (quitte à ne pas solder tous les comptes). En France, l’exigence d’accountability est forte, mais l’effet pervers est une méfiance persistante : “On nous cache tout, on nous dit rien” ironisait la chanson. C’est presque un adage national.

En définitive, la France n’est pas seule à faillir dans les crises sanitaires, mais elle a une relation au risque et à la parole publique particulièrement sensible. Une étude internationale en 2019 montrait par exemple que les Français étaient parmi les plus sceptiques vis-à-vis des vaccins au monde – conséquence indirecte de ces scandales où la parole officielle a été prise en défaut. D’autres pays n’ont pas eu à affronter autant de crises rapprochées entamant la crédibilité de leurs institutions sanitaires. Cet héritage nous oblige : il faut désormais que la France excelle dans l’art de prévenir et gérer les crises, faute de quoi chaque nouvelle alerte rencontrera d’emblée un mur de doute.

Mieux gérer les crises de demain : leçons et bonnes pratiques

Au vu de ce panorama critique, quelles leçons tirer pour l’avenir ? Comment les futurs professionnels – notamment les étudiants en communication de crise auxquels s’adresse cet article – peuvent-ils apprendre de ces échecs retentissants ? Voici quelques principes clefs qui émergent de ces retours d’expérience :

  • Anticiper et préparer la crise en amont. La meilleure gestion de crise, c’est encore de la prévenir. Cela passe par la constitution de stocks stratégiques (masques, équipements…), l’identification rapide des signaux faibles et la planification de scénarios. Une fois la crise déclarée, chaque heure compte : il faut “agir vite”, ne pas attendre que la situation dégénère. Les dirigeants qui temporisent par confort ou calcul offrent un terreau à la catastrophe. Proactivité doit être le maître-mot.

  • Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Cela peut sembler un poncif, mais c’est capital. « Mentir ou cacher la vérité pendant une crise, c’est jouer avec le feu […] Dans 99 % des cas, cela finit mal », rappelle un expert en communication de crise​. Les scandales français confirment cette règle d’or : chaque mensonge finit par émerger et provoquer une indignation bien pire que si la vérité avait été dite dès le départ. Il vaut mieux avouer une erreur ou une incertitude que de la camoufler. La transparence est difficile sur le moment – on craint de “faire paniquer” – mais elle évite les rumeurs et spéculations inutiles​. Une population informée honnêtement peut accepter des mesures dures ; une population à qui on a menti n’accepte plus rien. Donc, même si la vérité est inconfortable (“nous n’avons pas assez de masques”), il faut la communiquer clairement, accompagnée des efforts en cours pour remédier à la situation.

  • Adopter un ton empathique et humain. En crise sanitaire, on parle à des personnes inquiètes pour leur vie ou celle de leurs proches. Bannissez le jargon technocratique, les euphémismes bureaucratiques ou le triomphalisme déplacé. Il faut montrer qu’on comprend l’angoisse du public et qu’on la prend en compte​. Concrètement, cela signifie exprimer de la compassion pour les victimes, avoir des mots simples et sincères (“nous sommes désolés”, “nous partageons votre peine”), et reconnaître les difficultés de chacun. L’humilité et l’écoute rétablissent plus de confiance que l’arrogance ou le déni. Chaque communication doit être pensée du point de vue du citoyen lambda, pas seulement validée par des technocrates en vase clos. L’empathie, ce n’est pas un signe de faiblesse : c’est au contraire ce qui humanise l’institution aux yeux du public​.

  • Être cohérent et coordonné. Rien de pire que des injonctions contradictoires ou un cafouillage entre responsables. Les crises récentes l’ont montré : si le ministre dit blanc et le porte-parole dit noir le lendemain, la confiance s’effondre. Il est donc crucial d’aligner les messages et de s’assurer que toutes les voix officielles parlent d’une même ligne (tout en s’adaptant à leur public). Cela nécessite en amont une cellule de crise incluant les communicants, pour élaborer ensemble la stratégie et les éléments de langage. Cette équipe doit fonctionner 24/7 en temps de crise pour éviter tout flottement​. Par ailleurs, impliquer des experts indépendants dans la communication peut renforcer la cohérence et la crédibilité (ex : laisser des médecins expliquer une mesure sanitaire, plutôt qu’un politique seul). Enfin, la cohérence se juge aussi entre les actes et les paroles : prôner la distanciation sociale mais ne pas soi-même la respecter, par exemple, décrédibilise immédiatement le message. Alignement des discours et exemplarité doivent aller de pair.

  • Garder la maîtrise du récit. Si vous ne communiquez pas suffisamment, d’autres le feront à votre place (médias, réseaux sociaux) – et vous perdrez la main. En situation de crise, il faut occuper le terrain médiatique avec des informations régulières, pour éviter le vide comblé par les rumeurs​. Cela ne veut pas dire parler pour ne rien dire, mais fournir des points de situation fréquents, même s’ils sont brefs, pour montrer qu’on est aux commandes. Lors de la pandémie, les rendez-vous quotidiens du directeur de la Santé à 19h ont joué ce rôle pendant un temps. Attention toutefois : maîtriser le récit ne signifie pas le manipuler – sinon on retombe dans le piège précédent. Il s’agit plutôt de donner du contexte, des explications pédagogiques, afin que le public comprenne les enjeux et ne se laisse pas happer par des narrations fantaisistes. Transparence + réactivité = meilleure chance de garder la confiance et de cadrer la conversation publique.

  • Admettre ses erreurs et en tirer des leçons. Enfin, un principe essentiel : la redevabilité. Lorsque des erreurs ont été commises, les reconnaître rapidement permet souvent de désamorcer la colère. Au lieu de s’enfoncer dans la négation (le « pas coupable »…), un responsable devrait dire : “Oui, nous n’avons pas été à la hauteur sur tel point, nous le regrettons et voilà ce que nous faisons pour corriger cela.” Ce langage de vérité, s’il s’accompagne d’actions correctrices, peut éviter qu’un incident ne tourne au scandale. Chaque crise doit être suivie d’un retour d’expérience poussé, non pour trouver un bouc émissaire uniquement, mais pour améliorer les procédures à l’avenir. Les professionnels de la communication de crise doivent participer à ces debriefings pour ajuster leurs stratégies. Comme le dit l’adage, “Chaque crise est une opportunité d’apprentissage”​. Au niveau collectif, la France a progressé après chaque drame (lois nouvelles, agences spécialisées, plans revus). Au niveau de la communication, il faut en faire autant : intégrer dans les formations les cas d’école que sont ces crises, pour ne plus répéter les mêmes erreurs.

Reconquérir la confiance

Le parcours chaotique de la France à travers ses crises sanitaires majeures offre un catalogue de ce qu’il ne faut plus faire. À force d’échecs, notre pays a payé le prix fort en vies humaines, en défiance citoyenne et en crédibilité politique. Pour les futurs communicants de crise, ces exemples doivent servir de leçon. La confiance du public est un capital précieux, qui se détruit beaucoup plus vite qu’il ne se construit. Une gestion approximative et une communication hasardeuse peuvent la ruiner durablement – à l’inverse, une gestion exemplaire et une parole sincère peuvent la renforcer même au milieu de la tourmente.

La France n’a pas vocation à rester le cancre des crises sanitaires. Elle dispose au contraire de tous les atouts pour bien faire (des experts de haut niveau, un système de santé robuste, des médias pluralistes, un public éduqué). Il s’agit donc de retisser patiemment la confiance : cela passe par plus de transparence, d’anticipation, et de respect envers les citoyens lorsqu’une crise survient. Comme l’a souligné un spécialiste, « la vérité finit toujours par sortir » – alors autant la dire tout de suite​. La communication de crise n’est pas de la propagande, c’est d’abord de la pédagogie et de la confiance à bâtir. Pour gagner la prochaine bataille sanitaire, les autorités devront se montrer à la hauteur non seulement médicalement, mais aussi en termes de parole publique. C’est à ce prix que les pages sombres du sang contaminé, de l’amiante ou des masques Covid appartiendront définitivement à l’histoire, et non aux crises de demain.

La vie scientifique est émaillée de crises.

On l’a évidemment vu avec une ampleur, sans doute historique, face à la pandémie de covid19. Mais déjà, le sang contaminé par le VIH ou encore la vache folle avaient marqué l’histoire contemporaine de la santé publique.

L’histoire de la santé publique en France est émaillée de ratages et de scandales qui, du sang contaminé à l’hormone de croissance en passant par l’amiante ou la vache folle, ont montré une invraisemblable accumulation d’erreurs et de cafouillages, assortis de dérives financières douteuses.

A chaque fois, le manque de préparation, d’exercices grandeur nature et d’anticipation sont pointés du doigt.

Des débordements qui ont conduit l’opinion publique à remettre en cause les capacités de ses dirigeants à tenir les rênes des coursiers d’Hippocrate. C’est dire avec quel intérêt on attendait au tournant la gestion de crise et la communication de crise autour de la COVID19, à l’heure de la multiplication des fakenews et de la post-vérité.

Cette nouvelle crise sanitaire a montré l’incapacité du gouvernement à réagir au plus vite et avec les meilleures compétences possibles, face à l’émergence de tout nouveau problème de santé publique.

Jusqu’ici, à chaque fois qu’une crise a secoué les pays occidentaux sang contaminé, hormone de croissance, amiante, la France a presque systématiquement coiffé le bonnet d’âne avec ses gestions de crise hésitantes. Sauf pour l’affaire de la vache folle où nos voisins britanniques font pire, affichant une effarante légèreté. La France a ainsi vu son taux d’incidence plus élevé que l’Espagne (394.2), l’Italie (283), l’Allemagne (135.6) ou encore la Suède (117) …

Avec les affaires de corruption, les crises de santé publique créent les plus gros dommages d’image et de réputation.