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L’entrepreneur face à des contraintes complexes

durable

Jusqu’ici, le dirigeant d’entreprise vivait dans un « écosystème » relativement simple. Sa préoccupation principale consistait à garantir la satisfaction de ses actionnaires, et faire face à des impératifs de plus en plus à court terme : attentes de retours sur investissement rapides, cycles de vie raccourcis, prises de décision accélérées, etc. Pour lui, le « long terme » s’arrêtait bien souvent à trois ans… Certes, le profil – et donc l’horizon de temps – des actionnaires variait parfois (du spéculateur à l’investisseur familial en passant par l’investisseur institutionnel), mais, somme toute, le champ de contraintes auquel était confronté le dirigeant était plutôt lisible.

L’arrivée pour le moins tonitruante des problématiques de développement durable dans l’opinion, dans l’entreprise et dans la sphère politique modifie considérablement ce champ de contraintes pour le dirigeant. Désormais, il doit tenir compte pour chacune des décisions qu’il prend au quotidien des impacts et des risques (sociaux, écologiques, économiques) pris à court, moyen et long termes par rapport à son environnement extérieur.

Pour ce faire, il lui appartient en premier lieu d’identifier les forces en présence et leurs attentes : actionnaires évidemment, mais aussi ONG, lobbies, représentants législatifs et réglementaires, grand public, salariés de l’entreprise et leurs représentants, presse, etc. On notera que cet écosystème s’est à la fois élargi et fortement complexifié : pour les actionnaires, la donne a changé avec l’arrivée des fonds spéculatifs, hedge funds, fonds éthiques, etc. 

Du côté du salarié, ce dernier, moins fidèle que dans le passé, exprime ses interrogations ou son désarroi (blogs internes), parfois de manière dramatique (suicides) ; dès qu’il franchit le portail de l’entreprise, il devient spectateur extérieur, voire militant ; s’il n’est pas satisfait, il n’hésite plus à la quitter définitivement. Enfin, la presse n’hésite plus à briser les tabous et à devenir plus curieuse et intrusive : l’entreprise elle aussi affronte ses propres paparazzi. 

RENDRE DES COMPTES 

Le dirigeant devra ensuite rendre des comptes à chacun de ces acteurs, sous peine de se retrouver rapidement sur un siège éjectable. Il devra alors réconcilier les horizons de temps variables et parfois contradictoires imposés par chacun de ces acteurs. Le bon retour sur investissement attendu d’une nouvelle usine en construction pourra par exemple être hypothéqué par la prise en compte des coûts de démantèlement imposés par son environnement extérieur. En somme, il n’est plus possible de dire : « On verra plus tard. » Le court terme, auparavant omniprésent, ne peut se conjuguer que si le long terme est assuré. 

Quelle réponse adaptée le dirigeant d’entreprise peut-il trouver à cette nouvelle complexité ? Pour l’instant, les actions prises ont été certes pragmatiques mais d’une portée limitée. Pour beaucoup d’entreprises, la première étape a consisté à établir – souvent dans l’urgence – une communication spécifique sur certains aspects (écologiques souvent) du développement durable. Pour cela, les entreprises ont consolidé, juxtaposé et mis en avant des initiatives éparses allant plus ou moins dans le sens du développement durable. Elles ont adapté leur communication financière en intégrant parfois quelques indicateurs opérationnels jugés pertinents. Ensuite, elles se sont dotées d’une politique voire d’une cellule de crise (licenciement, accident, scandale) pour éviter les infections. Elles effectuent enfin un lobbying – parfois intense – pour trouver des compromis avec l’État ou les autorités de régulations (OMC, UE, etc.).

Ces réponses particulières ne permettent pas de fournir durablement des solutions satisfaisantes aux problèmes de plus en plus pressants qui assailliront demain le dirigeant. Concilier les intérêts et les temporalités différentes des parties prenantes évoquées ci-dessus lui impose en effet de décliner les objectifs du développement durable dans les modes de management et finalement de mettre en place un réel management durable au sein de son entreprise. Pour passer à cette étape, quatre actions au moins peuvent être lancées. 

Tout d’abord, les directions générales doivent s’atteler à l’explicitation de leur champ de contraintes et de leurs horloges respectives. Il faudra non seulement clarifier leurs attentes, mais aussi définir de nouveaux modes de communication régulière et d’information vis-à-vis de ces parties prenantes.

Il faudra ensuite définir une stratégie et une politique structurées de « développement durable » (au sens large), en cohérence avec la stratégie globale de l’entreprise. Cette politique devra être communiquée largement et déclinée à tous les niveaux, à travers l’ajustement des processus et la mise en oeuvre de nouveaux modes de fonctionnement. Elle pourra être alors porteuse de bienfaits. En matière de réduction des coûts d’une part : Toyota, en proposant de lutter systématiquement contre tout gaspillage, a élaboré progressivement un des systèmes de production les plus performants au monde, et de surcroît extrêmement difficile à imiter. En matière de maîtrise des risques ensuite : amendes écologiques ou accidents du travail évités. En matière de croissance enfin : le même Toyota, via son offre de modèles à motorisation hybride, a dopé ses ventes aux États-Unis et bientôt en Europe, tout en se forgeant une image écologique !

D’autre part, cette politique devra être supportée par des ressources dédiées et focalisées sur l’atteinte des objectifs. Pour assurer une déclinaison concrète des orientations définies au départ, des groupes de travail devront être lancés sur les chantiers prioritaires. Une équipe de coordination sera mise sur pied au niveau corporate.

DES INDICATEURS DE MESURE SPECIFIQUES 

Enfin, les entreprises devront intégrer la notion de management durable, en ajustant leur processus de management de la performance individuelle et collective. Le développement durable pourra faire partie intégrante d’un processus de progrès continu. Le progrès ne se mesurera pas par une conformité à des normes – typiquement la norme ISO 14001 -, mais plutôt par des résultats analysés grâce à des indicateurs de mesure spécifiques. Pour élaborer un système de mesure adéquat, il faudra travailler dans deux directions. D’une part, chercher à traduire en termes économiques les impacts d’une politique de développement durable. Cela impose d’intégrer l’environnement externe (naturel, social, etc.) comme un facteur de production dans l’équation économique. Les notions classiques de rentabilité devraient s’en trouver bouleversées. D’autre part, des indicateurs spécifiques, en large partie non financiers, devront mesurer la performance interne sur l’axe  » durabilité «  mais aussi donner une indication sur l’évolution de la relation de l’entreprise avec les parties prenantes extérieures.

Ces indicateurs devront tenir compte des différents horizons de temps déjà évoqués. Le système de management des équipes (définition des objectifs, bilans de performance, mécanismes de reward…) devra ainsi être ajusté. Il faudra probablement demain s’habituer à évaluer un manager sur sa performance  » actuelle  » sur son périmètre de responsabilité, mais aussi sur sa capacité à garantir une performance solide sur le long terme, au-delà en tout cas de la durée pendant laquelle il occupe son poste !

Pour permettre au management durable de porter ses fruits, l’entreprise devra s’assurer que toutes ces informations sont correctement collectées, agrégées, évaluées pour être ensuite restituées : aux actionnaires via le rapport annuel, aux employés par le biais de la communication interne, aux ONG, aux agences de notation lors de leurs audits… On sait qu’une entreprise acceptera de rendre plus ou moins publics des fonctionnements et processus parfois stratégiques si elle est suffisamment mûre et confiante dans son système de pilotage, dans les informations qu’elle remonte et dans sa capacité à influer sur leur évolution en fonction des tendances. En cela,ce processus se rapproche largement des évolutions récentes en matièrede pilotage opérationnel (par exemple, les approches de type balanced scorecard).

Finalement, le dirigeant devrait ressembler à un horloger du management durable au sein de l’entreprise. Confronté à des contraintes extérieures complexes et difficilement compatibles entre elles, il se doit de réconcilier les temporalités différentes auxquelles elles sont associées, et de donner le rythme du progrès durable dans l’entreprise. Une mission certes difficile, mais qui d’autre que lui pourrait l’assumer ?