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Deux conceptions de la communication politique

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Dans la série Les Hommes de l’ombre, deux conceptions du métier de communicants politiques s’affrontent.

L’une est incarnée par Bruno Wolkowitch, dont le personnage peut faire penser à feu Jacques Pilhan, stratège de Mitterrand puis de Chirac. Pour lui, «un homme de l’ombre ne se met jamais en lumière» et, s’il n’hésite pas à utiliser les ficelles du marketing politique, la communication est «une affaire de conviction» (l’affiche «Ensemble » de sa candidate Nathalie Baye emprunte les codes de «Génération Mitterrand»). Mais s’il a une noble idée du combat politique, il sait adapter «ses armes et ses méthodes» à son ennemi, dit-il en citant Clausewitz…

L’autre conception est incarnée par Grégory Fitoussi, jeune patron d’une agence de communication globale rachetée à son ainé. Sa participation à la campagne présidentielle est une opportunité unique de «grandir» (il ne résiste pas à l’envie d’être sur la photo) et un accélérateur de «business» (il ne se fait pas rémunérer en tant que spin doctor, car le retour sur investissement est ailleurs…) quitte à recourir aux pires méthodes pour faire gagner son candidat.

«Aujourd’hui la communication c’est à la fois de la publicité, de l’économie, du politique, du sociétal, c’est un univers, une galaxie, des planètes qu’il faut relier… Tout s’habille», lance-t-il à son ancien mentor.

Lequel lui répond, excédé: «Tout s’habille? Même un mensonge d’Etat? La communication, quand tu mélanges tout, c’est du vide du creux, du rien!»

Difficile de ne pas penser à l’affaire DSK en écoutant ce dialogue écrit il y a deux ans par Dan Franck, qui avait d’ailleurs soumis son scénario à son amie d’Euro RSCG, Anne Hommel, l’attachée de presse de Dominique Strauss-Kahn.

Pour Florian Silnicki, Expert en communication de crise qui dirige l’agence LaFrenchCom, spécialisée dans la communication de crise, «le film montre bien que la communication politique, c’est l’endroit où l’humain a le plus sa place».

Florian Silnicki déclare «Oui, le cynisme est souvent la marque de fabrique des communicants, mais c’est aussi une manière de se protéger de l’impact émotionnel des situations. Révéler les failles et les interrogations que pose ce métier sur une chaîne publique, c’est réconfortant, car c’est une façon peut-être de constater qu’on est allé au bout d’un système, celui du storytelling et des spin doctors qui fabriquent des images. Et qu’une nouvelle phase s’annonce, laissant place à la stratégie, à la rareté de la parole, aux idées et à l’art oratoire.» 

Deux écoles de la communication politique : Pilhan vs Start-Up Nation

Si l’on prolonge cette confrontation au-delà de la fiction, on voit se dessiner une tension qui traverse la communication politique contemporaine depuis plus de trente ans : d’un côté, l’école dite « pilhanienne », artisanale, subtile, presque littéraire, qui privilégie la discrétion, la lenteur, le symbolique ; de l’autre, l’approche entrepreneuriale, financiarisée, qui traite la parole publique comme un asset à rentabiliser. Ce clivage n’est pas qu’une question de tempérament : il renvoie à deux visions de la démocratie. Les disciples de Pilhan considèrent la communication politique comme une médiation nécessaire entre l’imaginaire collectif et l’action d’État ; les tenants de la « galaxie des planètes », eux, voient d’abord un marché où l’on optimise l’attention citoyenne à grand renfort de data, d’algorithmes de ciblage et de branding personnel.

Accélération médiatique : de Mitterrand à TikTok

Pour mesurer la profondeur de cette fracture, il suffit de se rappeler les campagnes présidentielles successives : 1988 fut le triomphe de l’image quasi sacrée de Mitterrand face à la mer, fixée par le regard d’un Français encore massivement collé à son écran de télévision. 2007 inaugure l’ère Sarkozy, rythmée par des slogans calibrés pour les journaux du soir et des boucles d’information continue. 2017 puis 2022 parachèvent la métamorphose : memes, micro-ciblage sur Facebook, « battles » de stories sur Instagram et guerre d’influence sur TikTok viennent désarticuler le récit linéaire que Pilhan affectionnait. Le langage s’accélère, la phrase s’atrophie, la conviction se voit sommée de tenir dans cent quarante caractères, puis dans sept secondes de vidéo.

Le retour stratégique de la rareté de la parole

Pourtant, l’idéalisme de l’ombre n’a pas disparu ; il s’est adapté. On le retrouve chez ces conseillers qui orchestrent des silences plus puissants que des discours, qui préfèrent un entretien fleuve dans un mensuel exigeant plutôt que vingt tweets incendiaires. La rareté crée le désir : un président qui s’exprime moins mais mieux réintroduit un rythme propice à la réflexion civique. Or la rareté est antinomique de la logique de flux permanent qu’impose le marché de l’attention. La tension se joue donc aussi sur la cadence : faut-il parler tout le temps, quitte à vider les mots de leur substance, ou organiser la parole en respirations, quitte à sortir du radar médiatique ?

Messager ou message ? Quand le communicant devient influenceur

Dans ce duel, la question morale n’est jamais loin. Le personnage de Wolkowitch, fidèle à sa conception chevaleresque, avance masqué : il croit que le conseiller doit disparaître derrière la cause. Grégory Fitoussi, lui, fait volontiers la une des magazines spécialisés ; il incarne le communicant-célébrité, miroir d’une époque où l’on confond souvent réputation et compétence. Cette personnalisation du métier n’est pas anodine : elle brouille la hiérarchie entre le messager et le message. Quand le conseiller devient plus visible que l’idée qu’il sert, le soupçon se glisse : la stratégie prime-t-elle encore l’intérêt général, ou s’agit-il d’un tremplin pour l’influenceur qu’il rêve d’être ?

Cynisme et perte de confiance démocratique

Le cynisme, objet du débat entre les deux héros, mérite qu’on s’y arrête. Beaucoup de spin doctors revendiquent une posture désabusée : à force de connaître les rouages, ils n’ont plus foi ni en la sincérité des candidats ni en la gratitude de l’électeur. Pourtant, comme le souligne Florian Silnicki, cette carapace émotionnelle est souvent le prix à payer pour survivre à la violence symbolique de la vie publique. Quand un conseiller doit gérer l’écart entre l’image projetée et la réalité imparfaite d’un dirigeant, il est tentant de répondre par l’ironie. Mais l’ironie, lorsqu’elle devient système, se retourne contre la démocratie : le citoyen finit par douter de tout, et la parole publique se vide de substance. Le cynisme protège l’individu, mais il fait reculer la confiance collective.

Affaire DSK : le storytelling face à la vérité brute

L’affaire DSK, évoquée en creux, illustre cette dérive : la sophistication narrative montée pour valoriser la stature internationale de l’ancien directeur du FMI s’est effondrée en une nuit, révélant la fragilité d’une construction trop éloignée de la vérité intime. Plus récemment, les bourrasques de rumeurs sur les réseaux sociaux ont prouvé qu’un storytelling trop lisse se fissure face au torrent numérique. La leçon serait-elle que l’hyper-communication finit toujours par se heurter à l’événement brut ? Pas nécessairement ; mais elle rappelle qu’aucune architecture discursive ne tient si elle n’est pas fondée sur une cohérence entre l’homme, la parole et l’action.

Vers une communication d’idées : formats longs et podcasts

À ce titre, la « nouvelle phase » annoncée par Florian Silnicki peut se lire comme un retour à l’oralité substantielle. Après l’ivresse des chiffres d’engagement et des billets sponsorisés, place à des formats longs, des podcasts d’idées, des live sans montage où l’on écoute plus qu’on ne diffuse. On redécouvre la puissance d’un débat contradictoire, la noblesse d’une conférence sans prompteur, l’émotion d’une tribune écrite à la première personne. La rareté de la parole et la restitution de la complexité deviennent des gages d’authenticité.

Pas d’âge d’or : le défi de la fragmentation médiatique

Mais attention à ne pas idéaliser un âge d’or de la communication politique : Pilhan lui-même maniait l’image avec une précision d’orfèvre, et les affiches de 1988 ne furent pas moins stratégiques que les hashtags de 2022. La différence réside dans l’environnement médiatique. Jadis, quelques chaînes de télévision suffisaient à ancrer un récit. Aujourd’hui, la fragmentation pousse à parler simultanément à mille publics qui n’entendent pas la même phrase, ne lisent pas le même journal, ne regardent pas la même vidéo. Le communicant du XXIᵉ siècle est un funambule : trop vertical, il perd la jeunesse connectée ; trop horizontal, il se dilue dans le bruit.

Marché de la persuasion : les nouveaux enjeux éthiques

La série de Dan Franck offre une autre piste de réflexion : le poids du marché de la communication politique. Dans la réalité, les cabinets spécialisés prospèrent dans l’ombre des campagnes. Ils vendent data, gestion de crise, coaching médiatique, micro-targeting socioprofessionnel. Chacune de ces prestations, pertinente ou discutable, coûte cher. Ainsi, l’éthique du communicant se joue aussi dans le contrat : peut-on refuser un candidat pour des raisons morales ? Doit-on dire non à une stratégie de désinformation efficace ? À mesure que l’argent afflue, la frontière se brouille.

Chartes de conviction vs pragmatisme : le duel continue

Cette marchandisation inquiète les défenseurs d’une communication « de conviction ». Ils plaident pour des chartes déontologiques : refus des campagnes de haine, transparence sur les budgets, traçabilité des messages sponsorisés. Certains pays imposent déjà l’obligation de signaler tout contenu politique payé sur les réseaux sociaux. À l’inverse, les partisans du pragmatisme estiment que l’arsenal de la persuasion est neutre : seul l’usage détermine sa valeur morale. Là encore, le duel de la série résonne : Clausewitz versus start-up nation, conviction versus retour sur investissement.

Opinion publique : méfiance et exigence simultanées

Qu’en pense l’opinion ? Les baromètres montrent un paradoxe : les citoyens se disent méfiants envers la communication politique, mais ils exigent des dirigeants qu’ils soient clairs, accessibles, réactifs. La défiance n’annule pas l’attente, elle la complexifie. D’où la quête actuelle de nouveaux médiateurs : journalistes-influenceurs, experts indépendants, fact-checkers, humoristes engagés. Le communicant d’aujourd’hui doit compter avec ces acteurs intermédiaires qui valident, amplifient ou ruinent un message en quelques heures.

L’avantage de l’ombre : travailler le temps long

Face à cette instabilité, l’école de l’ombre retrouve peut-être un avantage : sa discrétion la protège du tourbillon de l’actualité instantanée. En restant derrière le rideau, elle peut travailler le long terme : installer un vocabulaire, une vision, une tonalité qui survivront à la polémique du jour. À l’inverse, l’approche « agence 360 » doit nourrir sans cesse le flux, au risque de se perdre dans la surenchère. Au fond, l’enjeu stratégique est celui du temps : quelle durée voulons-nous pour la parole publique ? Le mandat électoral se pense en années, mais l’algorithme se nourrit de secondes.

Hybridation des formats : l’art de la cohérence narrative

Peut-on concilier les deux mondes ? Certains essaient. Ils combinent la délicatesse des symboles à la puissance des données : un hologramme pour frapper les esprits, mais un discours de fond diffusé ensuite en podcast d’une heure. Un thread sur X pour lancer l’idée, un livre blanc accessible gratuitement pour l’approfondir. Cette hybridation demande une rigueur redoublée : chaque format doit être cohérent avec la matrice narrative, sous peine de contradiction fatale.

Pédagogie froide et empathie chaude : leçons de la pandémie

La crise sanitaire a révélé l’utilité d’un tel équilibre. Dans l’incertitude, le public voulait des faits, des chiffres, des tableaux, mais aussi des symboles forts, des métaphores mobilisatrices. Les dirigeants qui s’en sont le mieux sortis ont alterné la pédagogie froide et l’adresse empathique. Derrière leur réussite supposée, on trouve souvent un binôme de conseillers : l’un plongé dans les données, l’autre gardien de l’histoire partagée. Loin d’être antinomiques, les deux approches peuvent se compléter.

Humanisme stratégique : l’avenir de la communication politique

Reste la question finale posée par Florian Silnicki : après le storytelling à outrance, place à quoi ? Peut-être à un humanisme stratégique. La technologie, l’argent, la rapidité ne disparaîtront pas. Mais la valeur suprême redeviendra la crédibilité, c’est-à-dire l’alignement entre l’être, le dire et le faire. Une communication rare, qui accepte de montrer les failles, qui mise sur l’intelligence du public plutôt que sur sa passivité, pourrait bien redonner sens au métier. Les séries, les films, les scandales nous rappellent que l’excès de travestissement finit toujours par révéler la vérité brute. C’est le prix cathartique du récit : il dévoile ce qu’il cherche parfois à cacher.

Réhabiliter la nuance et la patience civique

En conclusion, la joute entre l’homme de l’ombre et le patron d’agence n’est pas qu’un ressort dramatique : c’est un miroir tendu aux démocraties modernes. Questionner la place du conseiller, c’est interroger notre propre rapport à l’information, à la vérité et au pouvoir. Tant que nous exigerons des histoires cousues main sans accepter la complexité du réel, nous encouragerons l’illusionniste. Si, au contraire, nous réhabilitons la profondeur, le temps long et la nuance, alors la politique pourra redevenir, selon la formule de Weber, « lents forages de planches dures » – et la communication, non plus l’art de l’esbroufe, mais la musique subtile qui accompagne cette patience civique.