Deux écoles de la communication politique : Pilhan vs Start-Up Nation
Si l’on prolonge cette confrontation au-delà de la fiction, on voit se dessiner une tension qui traverse la communication politique contemporaine depuis plus de trente ans : d’un côté, l’école dite « pilhanienne », artisanale, subtile, presque littéraire, qui privilégie la discrétion, la lenteur, le symbolique ; de l’autre, l’approche entrepreneuriale, financiarisée, qui traite la parole publique comme un asset à rentabiliser. Ce clivage n’est pas qu’une question de tempérament : il renvoie à deux visions de la démocratie. Les disciples de Pilhan considèrent la communication politique comme une médiation nécessaire entre l’imaginaire collectif et l’action d’État ; les tenants de la « galaxie des planètes », eux, voient d’abord un marché où l’on optimise l’attention citoyenne à grand renfort de data, d’algorithmes de ciblage et de branding personnel.
Accélération médiatique : de Mitterrand à TikTok
Pour mesurer la profondeur de cette fracture, il suffit de se rappeler les campagnes présidentielles successives : 1988 fut le triomphe de l’image quasi sacrée de Mitterrand face à la mer, fixée par le regard d’un Français encore massivement collé à son écran de télévision. 2007 inaugure l’ère Sarkozy, rythmée par des slogans calibrés pour les journaux du soir et des boucles d’information continue. 2017 puis 2022 parachèvent la métamorphose : memes, micro-ciblage sur Facebook, « battles » de stories sur Instagram et guerre d’influence sur TikTok viennent désarticuler le récit linéaire que Pilhan affectionnait. Le langage s’accélère, la phrase s’atrophie, la conviction se voit sommée de tenir dans cent quarante caractères, puis dans sept secondes de vidéo.
Le retour stratégique de la rareté de la parole
Pourtant, l’idéalisme de l’ombre n’a pas disparu ; il s’est adapté. On le retrouve chez ces conseillers qui orchestrent des silences plus puissants que des discours, qui préfèrent un entretien fleuve dans un mensuel exigeant plutôt que vingt tweets incendiaires. La rareté crée le désir : un président qui s’exprime moins mais mieux réintroduit un rythme propice à la réflexion civique. Or la rareté est antinomique de la logique de flux permanent qu’impose le marché de l’attention. La tension se joue donc aussi sur la cadence : faut-il parler tout le temps, quitte à vider les mots de leur substance, ou organiser la parole en respirations, quitte à sortir du radar médiatique ?
Messager ou message ? Quand le communicant devient influenceur
Dans ce duel, la question morale n’est jamais loin. Le personnage de Wolkowitch, fidèle à sa conception chevaleresque, avance masqué : il croit que le conseiller doit disparaître derrière la cause. Grégory Fitoussi, lui, fait volontiers la une des magazines spécialisés ; il incarne le communicant-célébrité, miroir d’une époque où l’on confond souvent réputation et compétence. Cette personnalisation du métier n’est pas anodine : elle brouille la hiérarchie entre le messager et le message. Quand le conseiller devient plus visible que l’idée qu’il sert, le soupçon se glisse : la stratégie prime-t-elle encore l’intérêt général, ou s’agit-il d’un tremplin pour l’influenceur qu’il rêve d’être ?
Cynisme et perte de confiance démocratique
Le cynisme, objet du débat entre les deux héros, mérite qu’on s’y arrête. Beaucoup de spin doctors revendiquent une posture désabusée : à force de connaître les rouages, ils n’ont plus foi ni en la sincérité des candidats ni en la gratitude de l’électeur. Pourtant, comme le souligne Florian Silnicki, cette carapace émotionnelle est souvent le prix à payer pour survivre à la violence symbolique de la vie publique. Quand un conseiller doit gérer l’écart entre l’image projetée et la réalité imparfaite d’un dirigeant, il est tentant de répondre par l’ironie. Mais l’ironie, lorsqu’elle devient système, se retourne contre la démocratie : le citoyen finit par douter de tout, et la parole publique se vide de substance. Le cynisme protège l’individu, mais il fait reculer la confiance collective.
Affaire DSK : le storytelling face à la vérité brute
L’affaire DSK, évoquée en creux, illustre cette dérive : la sophistication narrative montée pour valoriser la stature internationale de l’ancien directeur du FMI s’est effondrée en une nuit, révélant la fragilité d’une construction trop éloignée de la vérité intime. Plus récemment, les bourrasques de rumeurs sur les réseaux sociaux ont prouvé qu’un storytelling trop lisse se fissure face au torrent numérique. La leçon serait-elle que l’hyper-communication finit toujours par se heurter à l’événement brut ? Pas nécessairement ; mais elle rappelle qu’aucune architecture discursive ne tient si elle n’est pas fondée sur une cohérence entre l’homme, la parole et l’action.
À ce titre, la « nouvelle phase » annoncée par Florian Silnicki peut se lire comme un retour à l’oralité substantielle. Après l’ivresse des chiffres d’engagement et des billets sponsorisés, place à des formats longs, des podcasts d’idées, des live sans montage où l’on écoute plus qu’on ne diffuse. On redécouvre la puissance d’un débat contradictoire, la noblesse d’une conférence sans prompteur, l’émotion d’une tribune écrite à la première personne. La rareté de la parole et la restitution de la complexité deviennent des gages d’authenticité.
Pas d’âge d’or : le défi de la fragmentation médiatique
Mais attention à ne pas idéaliser un âge d’or de la communication politique : Pilhan lui-même maniait l’image avec une précision d’orfèvre, et les affiches de 1988 ne furent pas moins stratégiques que les hashtags de 2022. La différence réside dans l’environnement médiatique. Jadis, quelques chaînes de télévision suffisaient à ancrer un récit. Aujourd’hui, la fragmentation pousse à parler simultanément à mille publics qui n’entendent pas la même phrase, ne lisent pas le même journal, ne regardent pas la même vidéo. Le communicant du XXIᵉ siècle est un funambule : trop vertical, il perd la jeunesse connectée ; trop horizontal, il se dilue dans le bruit.
Marché de la persuasion : les nouveaux enjeux éthiques
La série de Dan Franck offre une autre piste de réflexion : le poids du marché de la communication politique. Dans la réalité, les cabinets spécialisés prospèrent dans l’ombre des campagnes. Ils vendent data, gestion de crise, coaching médiatique, micro-targeting socioprofessionnel. Chacune de ces prestations, pertinente ou discutable, coûte cher. Ainsi, l’éthique du communicant se joue aussi dans le contrat : peut-on refuser un candidat pour des raisons morales ? Doit-on dire non à une stratégie de désinformation efficace ? À mesure que l’argent afflue, la frontière se brouille.
Chartes de conviction vs pragmatisme : le duel continue
Cette marchandisation inquiète les défenseurs d’une communication « de conviction ». Ils plaident pour des chartes déontologiques : refus des campagnes de haine, transparence sur les budgets, traçabilité des messages sponsorisés. Certains pays imposent déjà l’obligation de signaler tout contenu politique payé sur les réseaux sociaux. À l’inverse, les partisans du pragmatisme estiment que l’arsenal de la persuasion est neutre : seul l’usage détermine sa valeur morale. Là encore, le duel de la série résonne : Clausewitz versus start-up nation, conviction versus retour sur investissement.
Opinion publique : méfiance et exigence simultanées
Qu’en pense l’opinion ? Les baromètres montrent un paradoxe : les citoyens se disent méfiants envers la communication politique, mais ils exigent des dirigeants qu’ils soient clairs, accessibles, réactifs. La défiance n’annule pas l’attente, elle la complexifie. D’où la quête actuelle de nouveaux médiateurs : journalistes-influenceurs, experts indépendants, fact-checkers, humoristes engagés. Le communicant d’aujourd’hui doit compter avec ces acteurs intermédiaires qui valident, amplifient ou ruinent un message en quelques heures.
L’avantage de l’ombre : travailler le temps long
Face à cette instabilité, l’école de l’ombre retrouve peut-être un avantage : sa discrétion la protège du tourbillon de l’actualité instantanée. En restant derrière le rideau, elle peut travailler le long terme : installer un vocabulaire, une vision, une tonalité qui survivront à la polémique du jour. À l’inverse, l’approche « agence 360 » doit nourrir sans cesse le flux, au risque de se perdre dans la surenchère. Au fond, l’enjeu stratégique est celui du temps : quelle durée voulons-nous pour la parole publique ? Le mandat électoral se pense en années, mais l’algorithme se nourrit de secondes.
Peut-on concilier les deux mondes ? Certains essaient. Ils combinent la délicatesse des symboles à la puissance des données : un hologramme pour frapper les esprits, mais un discours de fond diffusé ensuite en podcast d’une heure. Un thread sur X pour lancer l’idée, un livre blanc accessible gratuitement pour l’approfondir. Cette hybridation demande une rigueur redoublée : chaque format doit être cohérent avec la matrice narrative, sous peine de contradiction fatale.
Pédagogie froide et empathie chaude : leçons de la pandémie
La crise sanitaire a révélé l’utilité d’un tel équilibre. Dans l’incertitude, le public voulait des faits, des chiffres, des tableaux, mais aussi des symboles forts, des métaphores mobilisatrices. Les dirigeants qui s’en sont le mieux sortis ont alterné la pédagogie froide et l’adresse empathique. Derrière leur réussite supposée, on trouve souvent un binôme de conseillers : l’un plongé dans les données, l’autre gardien de l’histoire partagée. Loin d’être antinomiques, les deux approches peuvent se compléter.
Humanisme stratégique : l’avenir de la communication politique
Reste la question finale posée par Florian Silnicki : après le storytelling à outrance, place à quoi ? Peut-être à un humanisme stratégique. La technologie, l’argent, la rapidité ne disparaîtront pas. Mais la valeur suprême redeviendra la crédibilité, c’est-à-dire l’alignement entre l’être, le dire et le faire. Une communication rare, qui accepte de montrer les failles, qui mise sur l’intelligence du public plutôt que sur sa passivité, pourrait bien redonner sens au métier. Les séries, les films, les scandales nous rappellent que l’excès de travestissement finit toujours par révéler la vérité brute. C’est le prix cathartique du récit : il dévoile ce qu’il cherche parfois à cacher.
Réhabiliter la nuance et la patience civique
En conclusion, la joute entre l’homme de l’ombre et le patron d’agence n’est pas qu’un ressort dramatique : c’est un miroir tendu aux démocraties modernes. Questionner la place du conseiller, c’est interroger notre propre rapport à l’information, à la vérité et au pouvoir. Tant que nous exigerons des histoires cousues main sans accepter la complexité du réel, nous encouragerons l’illusionniste. Si, au contraire, nous réhabilitons la profondeur, le temps long et la nuance, alors la politique pourra redevenir, selon la formule de Weber, « lents forages de planches dures » – et la communication, non plus l’art de l’esbroufe, mais la musique subtile qui accompagne cette patience civique.