Question :
« Votre agence de communication de crise a accompagné des hommes et des femmes politique face au crise. Le storytelling dont parle souvent les médias n’est-il pas une dérive de la communication politique ? »
Réponse :
La politique nous raconte des histoires afin de toucher nos émotions et crée un lien avec l’électeur. Le storytelling est cette façon de créer son propre passé par des histoires. Il y a là un art de se créer en se racontant. L’art de la narration, le désir d’entendre des histoires, est un des éléments clés de la vie civilisée.
Nous savons que les histoires créent la vie, de même que la vie fourmille d’histoires.
Le pouvoir politique scénarise de plus en plus ses interventions. On appelle ça le storytelling.
Le storytelling est au fond le seul point commun entre l’affaire du rein de Liliane Maury Pasquier (cette femme politique avait jugé stratégique pour sa communication politique de claironner à l’attention de ses électeurs une promesse de don de rein à sa petite-fille avant de se raviser), la rupture du couple Cécilia Sarkozy-Nicolas Sarkozy et le témoignage sur les couveuses prétendument débranchées par l’armée de Saddam Hussein avant l’intervention de 1991 en Irak (lors de l’invasion du Koweït par les forces armées irakiennes de Saddam Hussein, qui alléguait des atrocités commises contre des nouveau-nés koweïtiens).
Dans tous les cas, il s’agit d’histoires qui servent la communication politique. Calculées ou non, réelles ou pas, ces histoires politiques favorisent l’empathie du public et le détournent des véritables enjeux politiques. Une qualité qui n’a pas échappé aux conseillers en communication politique.
Ces histoires sont parfois inspirées des séries TV.
Après avoir relooké les hommes politiques, leur avoir appris à se tenir et à articuler dans une formation mediatraining, les spécialistes du marketing ont trouvé un nouveau terrain de propagande : le storytelling management. Directement inspirée des mécanismes de narration en usage dans les séries TV, cette arme de communication massive hisse l’anecdote à hauteur de programme politique.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le promoteur initial de la méthode ait été un ancien acteur de Hollywood. Ronald Regean, puisqu’il s’agit de lui, croyait au pouvoir des histoires. Tant et si bien qu’il en parsemait ses discours, au détriment de toute analyse. Quelques années plus tard, Bill Clinton s’emploiera à creuser le filon: il embauchera une flopée de consultants en communication, certains issus des studios de Hollywood.
Le storytelling est né, et avec lui l’«âge narratif». On se rappelle des propos du commentateur politique américain James Carville, tenus en 1992: «Je pense que nous pourrions élire n’importe quel acteur de Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter: une histoire qui dise aux gens ce que le pays est et comment il le voit».
La leçon sera retenue, notamment par George Bush. L’administration, l’armée, mais aussi l’industrie – Nike s’est adjoint les services de David M. Boje, un «narrologue» talentueux – emboîteront le pas. En France, c’est Nicolas Sarkozy qui s’y colle. Avant même son entrée à l’Elysée, il se pose en adepte de la spectacularisation du politique.
Souvenez-vous de son intervention dans une maternelle de Neuilly, à l’occasion d’une prise d’otages. Convoquées par le maire, les caméras ne perdent rien de la scène. A partir de cet instant, elles ne le lâcheront plus d’un pouce. En quelques années, grâce à cette couverture permanente, Nicolas Sarkozy va construire son personnage de fonceur, sorte de héros intègre qui jamais ne souffle.
Le storytelling politique est basé sur des récits artificiels pour conquérir le coeur des électeurs.
Mises bout à bout, les anecdotes composent une image qui n’est pas nécessairement la plus authentique. «Le storytelling plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l’espace symbolique de series et de stories. Il ne raconte pas l’histoire passée, il trace les conduites, oriente les flux d’émotion, synchronise la circulation», note Christian Salmon par exemple.
Parfois, le scénario dérape, et l’«acteur» doit alors composer. Ce fut le cas lors de la séparation entre le Chef de l’Etat français et son épouse. Encore qu’on puisse s’interroger sur le timing d’une rupture qui a fait la une de Libération, alors que le jour même la France était bloquée par les grèves.
Quant à Liliane Maury Pasquier, qui a dû se rétracter après avoir affirmé – juste avant le vote – qu’elle offrirait son rein à sa petite fille, difficile de douter de sa bonne foi. La conseillère nationale a sans doute été victime de cette quête effrénée de la «petite histoire». Quête qui n’est pas seulement celle du public, mais aussi et surtout celle d’un journalisme volontiers complice. En ce sens, il revient à chacun d’avoir conscience de ses responsabilités.