Santé des dirigeants : transparence ou secret, le dilemme en cas de crise

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Faut-il tout dire en politique ?

La question de la santé des hommes et femmes en vue, et particulièrement des hommes politiques au pouvoir, est particulièrement sensible, car elle oscille entre l’information publique et le devoir de respect de la vie privée. Et, par crainte d’enfreindre le second, on mésestime souvent l’utilité de la première. Par peur, aussi, des vérités qui déplaisent ou qui ne sont pas faciles à dire.

La santé des politiques : un tabou ?

Au bout du compte, l’électeur, lui, souffre d’un déficit d’information puisque le silence, ou une communication maladroite ou habilement tronquée, le laisse à la merci de la moindre rumeur, jamais vérifiable, mais parfois protectrice. Il est donc le jouet de toutes les variantes de l’âme humaine, et des obscures guerres d’influences, au sein des appareils politiques.

La presse locale, qui n’a pas vocation à étaler des faits de vie privée, est, elle aussi, partagée entre la protection de l’individu et l’information à ses lecteurs. Par souci de vérité objective, et non par goût de commérage people, version trou de serrure.

Peut-on tout dire ? Assurément, mais tout est dans la manière ?

La santé des dirigeants politiques est un sujet sensible, souvent entouré de mystère. À chaque rumeur d’hospitalisation ou de malaise présidentiel, c’est une véritable communication de crise qui se joue en coulisses. Faut-il tout dire, au risque d’affaiblir l’autorité du leader, ou cacher la vérité, au risque de tromper le public ? Tour d’horizon cash et factuel des enjeux, stratégies et conséquences, à travers quelques cas emblématiques d’hommes et de femmes politiques ayant choisi le secret ou la transparence sur leur état de santé.

La Santé des dirigeants : un sujet tabou au sommet de l’État

Par tradition, l’état de santé d’un chef d’État est souvent traité comme un secret d’État. Sous la Ve République en France, le sujet est resté tabou malgré les promesses répétées de transparence. Aucun président n’a réellement tenu l’engagement de publier régulièrement des bulletins de santé, à la différence des États-Unis où dévoiler les maladies du président est quasiment une obligation​. L’objectif officieux : ne pas entamer le prestige et l’autorité attachés à la fonction suprême.

Derrière ce tabou se cache la peur de l’affaiblissement politique. Un dirigeant malade redoute d’apparaître vulnérable, ce qui pourrait encourager ses rivaux ou inquiéter ses partisans. Préserver l’image de force et de stabilité est crucial dans le jeu du pouvoir. Au Venezuela, Hugo Chavez l’avait bien compris : il a contrôlé strictement les informations sur son cancer pour maintenir son emprise sur le pouvoir et projeter une image de force à son peuple​. De même, en France, les médecins de François Mitterrand sont allés jusqu’à falsifier les bulletins de santé officiels pour le « maintenir au pouvoir » durant son mandat​. Mieux vaut mentir que d’admettre une faiblesse, telle semble être la règle tacite dans bien des palais nationaux.

Il y a aussi la question de l’image publique des leaders. Dans l’imaginaire collectif, un chef se doit d’être « en pleine forme ». Quitte à ce que cela devienne un mythe construit de toutes pièces. John F. Kennedy, par exemple, affichait une forme olympique et un sourire éclatant alors qu’il souffrait en secret de multiples problèmes de santé (mal de dos chronique, maladie d’Addison, etc.). Le public américain ignorait tout de ces maux qui le rongeaient sous son vernis de jeune président vigoureux​. De son côté, la Première ministre israélienne Golda Meir, réputée pour sa poigne, cachait avec acharnement une grave maladie (un lymphome) tout au long de son mandat afin d’« épargner à sa jeune nation de nouvelles inquiétudes » en plein contexte de guerre​. Autrement dit, révéler la vérité pourrait non seulement affaiblir le leader, mais aussi alarmer la population ou destabiliser un pays en crise – une perspective que peu de dirigeants sont prêts à accepter.

Enfin, exposer sa santé présente un risque sur la scène internationale. S’il est notoire qu’un chef d’État est diminué, ses homologues ou adversaires peuvent en profiter. L’anecdote est parlante : le président américain John F. Kennedy demandait à la CIA de mener de véritables enquêtes médicales sur la santé des autres chefs d’État avant des négociations majeures. Ayant appris que le président français Georges Pompidou était gravement malade, Kennedy en conclut qu’il n’était « pas la peine de négocier » avec lui, estimant qu’« il n’en a plus pour longtemps »​. Une preuve de plus que, dans les rapports de force diplomatiques, un dirigeant diminué physiquement perd de son poids politique. Cette crainte d’être traité en canard boiteux sur la scène mondiale renforce le réflexe de dissimulation.

Mensonge, minimisation ou aveu contrôlé : les stratagèmes face à la maladie

Lorsqu’un leader est confronté à une maladie sérieuse, plusieurs stratégies de communication de crise s’offrent à lui (et à son entourage). Tour d’horizon des méthodes couramment employées :

  • Minimiser la gravité : Il s’agit de présenter les symptômes comme bénins et sans impact sur l’exercice du pouvoir. Des euphémismes sont souvent utilisés pour rassurer l’opinion. Par exemple, le président Georges Pompidou, très affaibli à la fin de son mandat par une forme rare de cancer du sang, n’était officiellement victime que de « grippes à répétition » et de « crises d’hémorroïdes » selon les communiqués de presse de l’Élysée​. De même, au début de la pandémie de Covid-19 en 2020, le Britannique Boris Johnson affirme n’avoir que « de légers symptômes » en se mettant à l’isolement, insistant sur le fait qu’il continue de diriger le gouvernement par visioconférence depuis son confinement​. En d’autres termes, “tout va bien, circulez, il n’y a rien à voir”. Le message sous-jacent : le leader reste aux commandes, coûte que coûte.

  • Mentir ouvertement : Parfois, la minimisation cède carrément la place au mensonge d’État assumé. Dans ces situations extrêmes, on fabrique de fausses informations pour cacher la vérité. Le cas le plus célèbre en France est sans doute celui de François Mitterrand. Dès 1981, et pendant plus de dix ans, son médecin personnel publie des bulletins de santé mensuels certifiant que tout va bien, alors même que le président est soigné en secret pour un cancer de la prostate. Ces bulletins s’avéreront être de purs « mensonges d’État », comme le confessera plus tard le docteur Gubler dans Le Grand Secret, admettant une falsification orchestrée dès le début du septennat​. La vérité ne sera reconnue officiellement qu’en 1992, lorsque Mitterrand, affaibli, finit par annoncer publiquement sa maladie. Entre-temps, le mensonge aura prévalu, élevé au rang de raison d’État.

  • Opter pour le silence radio : Autre tactique fréquente, ne rien dire du tout. Le mutisme officiel laisse le champ libre aux spéculations mais évite d’avoir à confirmer quoi que ce soit. Certains dirigeants malades disparaissent ainsi de l’espace public pendant de longues périodes en espérant étouffer le sujet. Hugo Chavez, une fois son cancer diagnostiqué, a offert seulement des bribes d’informations soigneusement filtrées sur son état​. Il s’est fait soigner à Cuba loin des journalistes, installant un véritable « cordon de silence » autour de sa maladie – au point que son suivi médical fut entouré du plus grand secret d’un bout à l’autre. Officiellement, « tout est sous contrôle », mais en pratique plus personne ne sait vraiment qui gouverne pendant ses absences prolongées. Cette stratégie du silence complet vise à gagner du temps et à éviter d’alimenter la chronique médiatique. Son inconvénient majeur : le vide d’information est propice aux rumeurs les plus folles.

  • L’aveu tardif et contrôlé : Enfin, lorsque la vérité devient trop difficile à cacher – par exemple après un épisode visible (malaise en public, hospitalisation qui fuite dans la presse) ou face à l’emballement des bruits de couloir – le dirigeant peut choisir de révéler partiellement la vérité, mais à ses conditions. L’aveu est alors calibré, accompagné de messages rassurants. On admet qu’il y a bien un problème de santé, tout en affirmant que la situation est gérée. Ce « storytelling » permet de tenter de reprendre la main sur le récit médiatique. Ainsi, fin 2012, confronté à des rumeurs persistantes sur l’aggravation de son cancer, Hugo Chavez a fini par annoncer lui-même une rechute de sa maladie, expliquant qu’il devait retourner en chirurgie​. De son côté, Boris Johnson a choisi de communiquer lui-même via Twitter sur sa contamination au coronavirus, vidéo à l’appui, afin de montrer qu’il restait combatif et en pleine possession de ses moyens malgré la fièvre​. L’idée est claire : mieux vaut divulguer une partie de la réalité de manière maîtrisée, plutôt que de se la faire imposer par des fuites. C’est en quelque sorte la stratégie de la transparence calculée, où l’on admet un pépin de santé mais dans les limites du narratif favorable au leader.

Caché ou révélé : quelques cas emblématiques

Les annales politiques abondent en exemples de dirigeants qui ont soit caché, soit divulgué leur état de santé avec plus ou moins de sincérité. Voici quelques figures marquantes illustrant ce tiraillement entre secret et transparence :

François Mitterrand : la maladie tenue secrète

Le président français François Mitterrand est un cas d’école de la dissimulation en haut lieu. Élu en 1981 à 64 ans, il sait dès le début de son mandat qu’il est atteint d’un cancer de la prostate. Décidé à ne pas compromettre son pouvoir, il impose le silence absolu sur sa maladie. Pendant onze ans, le pays sera tenu dans l’ignorance complète. Des bulletins médicaux officiels mensuels assurent que le Président « se porte bien », alors qu’il suit en réalité des traitements lourds. Ce n’est qu’en septembre 1992, affaibli après une opération à l’hôpital Cochin, que Mitterrand admet finalement publiquement son cancer​. Entre-temps, la mystification aura été quasi totale. Après sa mort en 1996, l’affaire du Grand Secret éclate : son médecin, le Dr Gubler, publie un livre révélation détaillant la supercherie, ce qui lui vaudra des poursuites pour violation du secret médical. Conséquence directe : un profond débat s’engage en France sur le droit du public à être informé de l’état de santé des dirigeants. Le cas Mitterrand, qualifié de « mensonge d’État », a érodé la confiance et suscité une demande accrue de transparence dans la vie publique​. Pourtant, malgré l’indignation suscitée, aucun successeur n’osera réellement instaurer la transparence totale qu’il avait lui-même promise en 1981. L’héritage de ce grand secret reste donc ambigu : une leçon d’éthique pour les uns, un précédent tentant pour d’autres dirigeants tentés de cacher leurs propres faiblesses.

John F. Kennedy : le mythe du jeune héros invincible

John Fitzgerald Kennedy, 35e président des États-Unis, a bâti sa campagne et sa présidence sur l’image d’un leader jeune, sportif et plein de vitalité. Or, c’était en grande partie un mirage soigneusement entretenu. Derrière le sourire ultra-brite et l’allure dynamique se cachait un homme en mauvaise santé. JFK souffrait notamment de la maladie d’Addison (insuffisance surrénale) et de douleurs chroniques au dos qui l’obligeaient à porter une ceinture dorsale en permanence. Il endurait également des troubles digestifs et prenait un véritable cocktail de médicaments quotidien pour tenir le coup​. Tout cela demeura secret pendant sa présidence. L’équipe Kennedy redoublait d’efforts pour projeter en public une image de vigueur éclatante. Des journalistes eurent bien vent de rumeurs sur la santé du président, mais le porte-parole de la Maison Blanche les éconduisit, leur demandant si quelqu’un pouvait dire que JFK n’assumait pas pleinement ses fonctions : en clair, tant qu’il fait le job, sa santé ne vous regarde pas. La presse, dans un tout autre contexte médiatique qu’aujourd’hui, a globalement respecté ce non-dit. Résultat : jusqu’à son assassinat en 1963, l’opinion ne se doute de rien​. Ce n’est que des années plus tard que le voile sera levé sur l’étendue de ses problèmes médicaux. Le « mythe Kennedy » illustre jusqu’où un leader peut aller pour préserver son image publique, au point de risquer sa propre santé sans jamais en révéler la fragilité.

Hugo Chavez : l’opacité érigée en système

Le cas d’Hugo Chavez, président du Venezuela, est emblématique d’une communication verrouillée autour de la maladie, poussée à l’extrême. En juin 2011, Chavez annonce à la télévision qu’il a été opéré d’une tumeur cancéreuse. Il s’agit de la première et quasi seule information précise qu’il donnera lui-même sur son mal. Par la suite, le sujet devient quasiment tabou : la nature exacte de son cancer, localisé dans la région pelvienne, sera traitée en secret d’État absolu​. Chavez s’envole régulièrement pour Cuba afin d’y suivre des traitements à l’abri des regards indiscrets. Là-bas, il bénéficie de la même confidentialité que son allié Fidel Castro (lui-même coutumier du secret sur sa santé). Le président vénézuélien distille au compte-gouttes des nouvelles, souvent optimistes, parlant de « quelques cellules malignes » éliminées, ou d’une guérison en bonne voie. En réalité, il ne divulgue que des miettes d’information et maintient un épais brouillard autour de son état​. Pendant vingt mois, le Venezuela vit au rythme de vraies-fausses informations et de spéculations sur l’amélioration ou l’aggravation de la santé du Comandante. Fin 2012, affaibli, Chavez finit tout de même par admettre une rechute et désigne son dauphin Nicolas Maduro, signe que la situation est grave. Il s’éteint le 5 mars 2013, sans avoir pu prêter serment pour le nouveau mandat auquel il avait été réélu quelques semaines plus tôt. Conséquence directe : il a fallu organiser une nouvelle élection présidentielle dans l’urgence, plongeant le pays dans une transition délicate et coûteuse​. Pour beaucoup d’opposants, Chavez a, de fait, manipulé les électeurs en se représentant alors qu’il se savait condamné, privant ces derniers d’un choix pleinement éclairé. Son cas soulève en tout cas la question de la responsabilité éthique d’un dirigeant face à sa maladie : à quel moment le devoir de vérité envers la nation l’emporte-t-il sur l’instinct de conservation politique ?

Boris Johnson : transparence de façade et réalité rattrapée

Au printemps 2020, en pleine première vague de Covid-19, le Premier ministre britannique Boris Johnson se retrouve, bien malgré lui, au cœur d’une crise sanitaire personnelle et politique. Le 27 mars 2020, Johnson annonce lui-même avoir été testé positif au coronavirus, expliquant dans une courte vidéo qu’il ne souffre que de symptômes légers et qu’il continuerait à travailler depuis son isolement à Downing Street​. À première vue, un exemple de transparence rapide – difficile de faire autrement, tant le virus est alors omniprésent dans l’actualité. Durant les jours qui suivent, son gouvernement donne des nouvelles se voulant rassurantes. Mais la situation se dégrade soudainement : le 5 avril au soir, Boris Johnson est hospitalisé, et dès le lendemain placé en soins intensifs. Le tournant est brutal. Quelques heures auparavant encore, Downing Street assurait que l’hospitalisation du Premier ministre n’était qu’une « mesure de précaution » pour des tests de routine​. La réalité rattrape le récit officiel : le leader britannique lutte pour sa survie sous assistance respiratoire, tandis que le monde entier retient son souffle. Finalement, Johnson s’en sort après plusieurs jours d’oxygénothérapie et réapparaît affaibli mais vivant – ce qui est loin d’avoir été une certitude durant son séjour en réanimation. Conséquences : sur le moment, cette crise soudaine au sommet de l’État provoque une onde de choc au Royaume-Uni. Elle souligne aussi la fine frontière entre la volonté de ne pas affoler la population et la nécessité de dire la vérité. La communication de Downing Street, optimiste jusqu’à la dernière minute, a pu donner l’impression de minimiser la gravité de la situation, ce que certains commentateurs ont critiqué a posteriori. D’un autre côté, le fait que Boris Johnson ait joué la carte de la relative transparence initiale (en annonçant lui-même sa maladie) lui a sans doute valu une certaine sympathie du public. Humanisé par cette épreuve, il a pu constater un effondrement des clivages politiques durant son hospitalisation : adversaires et alliés lui ont adressé des vœux de rétablissement, et la confiance dans les messages sanitaires du gouvernement s’en est trouvée renforcée – au moins temporairement – par cette prise de conscience que « personne n’est invincible face au virus, pas même le Premier ministre ». Le cas Johnson montre ainsi qu’une communication de crise honnête peut aussi avoir des effets positifs, à condition que les actes suivent les paroles.

Autres exemples notables

D’autres dirigeants ont également dû jongler avec la vérité sur leur santé. Georges Pompidou, Président français de 1969 à 1974, est décédé en cours de mandat d’une maladie du sang restée cachée jusqu’au bout – officiellement, l’Élysée parlait de banales « grippes » pour justifier ses absences​. Golda Meir, Première ministre d’Israël, a gouverné de 1969 à 1974 en dissimulant un cancer (lymphome) tout en continuant d’assurer ses fonctions, préférant encaisser physiquement plutôt que d’alarmer ses concitoyens déjà éprouvés par les guerres​. Aux États-Unis, Franklin D. Roosevelt avait quasiment érigé en règle tacite le fait de ne jamais être photographié en fauteuil roulant, pour cacher les séquelles de sa polio et préserver l’image du commandant en chef inflexible durant la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, on peut citer le cas d’Angela Merkel, saisie par des tremblements lors de cérémonies officielles en 2019 : la chancelière allemande avait invoqué une simple déshydratation et refusé d’en dire plus, coupant court aux spéculations sur un possible problème neurologique. Chaque époque et chaque pays offre ainsi son lot de non-dits ou de communications très calibrées dès qu’il est question de la santé du puissant du moment.

Mensonges d’hier, défis d’aujourd’hui : quelles conséquences ?

Qu’il choisisse de mentir ou de se taire, un dirigeant qui biaise la vérité sur sa santé joue un jeu dangereux. Les conséquences d’une communication trompeuse peuvent être lourdes, aussi bien pour le leader que pour la confiance publique et la stabilité politique.

D’abord, le lien de confiance entre gouvernants et gouvernés en prend un coup. Une fois la supercherie éventée, le public se sent floué. L’exemple Mitterrand l’a montré : la révélation post-mortem de son cancer caché pendant deux septennats a provoqué en France un mélange de colère et de désillusion. Apprendre qu’on a été gouvernés pendant des années par un homme plus affaibli qu’on ne le pensait peut être vécu comme une trahison. Ce type de mensonge d’État laisse des traces durables dans l’opinion et alimente le cynisme envers les élites politiques. À l’inverse, s’il n’y a aucune transparence, les citoyens risquent de prêter foi aux pires rumeurs. Dans le cas d’Hugo Chavez, le silence prolongé a engendré un climat d’angoisse et de spéculation permanente au Venezuela : chaque absence du président ou voyage médical secret à Cuba faisait fleurir de folles hypothèses (Chavez était-il dans le coma ? Allait-il rentrer ? Qui prenait réellement les décisions ?). Un déficit d’information officielle devient le terreau des buzz et des ragots, ce qui peut miner encore davantage la confiance dans la parole publique.

Ensuite, une communication biaisée a des répercussions sur le processus démocratique lui-même. Ne pas divulguer une maladie grave peut être perçu comme une manipulation des électeurs. Un candidat ou un responsable politique qui dissimule son inaptitude physique prive en effet les citoyens d’un élément important pour juger de sa capacité à gouverner. Là encore, Hugo Chavez offre un triste exemple : en se représentant en 2012 tout en sachant pertinemment que son cancer risquait de l’emporter, il a conduit le pays à organiser une nouvelle élection quelques mois à peine après son scrutin, une perte de temps et d’argent pour le Venezuela​. Le cas n’est pas isolé : combien de dirigeants s’accrochent au pouvoir malgré la maladie, quitte à laisser leurs successeurs et les électeurs gérer le chaos d’une transition précipitée ? Cacher la vérité peut ainsi mener à des crises institutionnelles. Un président gravement malade qui s’accroche sans plan de succession clair, c’est le risque d’un vide du pouvoir soudain en cas de décès ou d’incapacité, avec toutes les incertitudes que cela comporte. Le vrai enjeu derrière le secret médical d’un chef d’État, c’est d’assurer la bonne conduite des affaires de l’État en cas de maladie handicapante du président, et d’anticiper la question de savoir si un candidat malade peut décemment briguer ou conserver le pouvoir​. En clair, la stabilité de tout un pays peut vaciller sur le non-dit d’un bulletin de santé.

Enfin, les mensonges officiels offrent un formidable angle d’attaque aux adversaires politiques et aux puissances étrangères. Une fois la tromperie exposée, les oppositions nationales ne manquent pas de fustiger le manque d’honnêteté du leader en place, nourrissant l’idée que celui-ci s’est davantage soucié de son intérêt personnel que de l’intérêt général. Sur la scène internationale, des alliés peuvent se sentir trompés ou lésés de ne pas avoir été informés, tandis que des ennemis peuvent exploiter la nouvelle pour fragiliser davantage le régime en place. La crédibilité et la parole du dirigeant, déjà atteintes à l’intérieur, s’en trouvent amoindries à l’extérieur. Au final, persister dans le secret peut coûter très cher politiquement : il suffit parfois d’une révélation pour faire basculer une opinion publique ou délégitimer une fin de mandat. Comme le dit l’adage, « la vérité finit toujours par se savoir », et plus elle a été niée longtemps, plus son retour de bâton est violent.

Transparence totale ou droit à la vie privée ?

Face à ces enjeux, une question revient sans cesse sur le devant de la scène médiatique : faut-il imposer une plus grande transparence sur la santé des dirigeants ? Autrement dit, les responsables politiques doivent-ils tout dire de leurs ennuis de santé, et devrait-on encadrer cela par des règles ? Le débat est vif, car il touche à des principes fondamentaux qui s’entrechoquent.

D’un côté, de nombreux observateurs et citoyens estiment que la santé d’un chef d’État n’est pas une affaire purement personnelle. Le président ou le premier ministre incarne l’État et prend des décisions engageant des millions de vies ; à ce titre, son aptitude physique et mentale relève de l’intérêt public. “La santé est un critère important dans l’exercice du pouvoir”, rappelle un spécialiste de la gestion de crise politique, soulignant qu’un citoyen lambda peut garder ses soucis médicaux pour lui, mais qu’un président, lui, “doit jouir de toutes ses facultés” pour gouverner correctement​. Selon cette logique, la transparence s’impose : le peuple a le droit de savoir si la personne à qui il a confié les rênes du pays est en état d’assumer sa charge. Certains vont jusqu’à proposer des obligations légales. Pourquoi ne pas exiger, comme préalable à toute candidature à la magistrature suprême, un certificat médical d’aptitude ? Dans certains pays, cela existe déjà de facto. Au Togo par exemple, l’opposant historique Gilchrist Olympio a refusé de fournir un bulletin de santé lors de l’élection présidentielle, ce qui l’a automatiquement exclu de la course​. De même, en 2007, Nicolas Sarkozy promettait en France de publier des bulletins de santé réguliers s’il était élu (promesse qu’il n’a finalement pas tenue, illustrant la réticence persistante sur ce sujet). Les partisans d’une transparence accrue suggèrent aussi d’instaurer des contrôles médicaux périodiques pour les dirigeants en exercice, avec publication des conclusions. L’idée serait d’éviter qu’un nouveau « cas Mitterrand » ne se reproduise, et de rassurer le public sur la capacité de ses dirigeants à gouverner. “Les candidats à la présidentielle devraient impérativement présenter un bulletin de santé avant de briguer un mandat, et ensuite périodiquement”, prône un expert en communication de crise estimant que c’est le seul moyen d’assainir la situation et de prévenir les dérapages du secret médical.

D’un autre côté, il y a le camp de ceux qui défendent le droit à la vie privée, y compris pour les dirigeants. Après tout, un président reste un être humain, avec ses fragilités, qui a droit comme n’importe qui au respect du secret médical. Tout révéler pourrait ouvrir la porte à une forme de voyeurisme malsain autour de la santé des personnalités publiques. Jusqu’où aller ? Faut-il publier le moindre résultat d’analyse sanguine, la moindre grippe ou insomnie ? Imposer une transparence absolue pourrait dissuader des personnes compétentes de briguer des postes élevés par crainte de voir leur intimité médicale étalée sur la place publique. Sans compter que la frontière entre un souci de santé pertinent pour l’exercice du pouvoir et un problème bénin peut être floue. Est-il utile, par exemple, de communiquer sur un léger trouble dont l’impact sur la fonction est nul ? Certains affirment que seule une maladie lourdement incapacitante devrait être divulguée, pas un simple malaise vagal ou une intervention chirurgicale mineure. Le risque, sinon, serait d’instaurer une transparence à géométrie variable, où l’on ne dit que ce qui arrange, ce qui nous ramènerait à la case départ du mensonge par omission.

La culture politique joue aussi un rôle. Dans les pays anglo-saxons, les médias se sentent plus légitimes pour enquêter sur la santé des dirigeants et ceux-ci sont sous pression de s’expliquer (on se souvient de la pneumonie d’Hillary Clinton dissimulée en pleine campagne, révélée après son malaise public en 2016, qui avait relancé les interrogations sur sa forme physique). En Europe continentale, notamment en France, une certaine pudeur (ou opacité, c’est selon) a longtemps prévalu, héritée peut-être de la monarchie où le roi, figure quasi sacrée, ne pouvait être malade comme un commun des mortels. Toutefois, les lignes bougent : l’ère de l’info en continu et des réseaux sociaux rend la dissimulation beaucoup plus difficile. Le moindre toussotement d’un chef filmé en direct fait l’objet d’analyses instantanées. On l’a vu avec Angela Merkel : en quelques minutes, ses tremblements devant les caméras ont fait le tour du monde, forçant la chancelière à réagir rapidement. La transparence, au moins partielle, devient donc souvent un passage obligé pour éteindre l’incendie médiatique.

Faut-il alors légiférer ? Imposer un cadre strict pour la communication sur la santé des dirigeants pourrait prévenir les abus du secret, mais cela pose des questions délicates. Qui contrôlerait ces informations ? Des médecins indépendants ? Comment éviter les interprétations erronées ou les sur-réactions du public à l’annonce du moindre problème ? L’idée fait son chemin, mais aucune démocratie majeure n’a encore instauré de loi précise en la matière – on s’en remet généralement à la responsabilité individuelle des dirigeants (et à la pression de la presse).

En définitive, la tension entre transparence et secret semble appelée à perdurer. Chaque crise de santé d’un dirigeant rouvre le dossier, avec ses partisans du « tout dire » et ses défenseurs du « jardin secret ». Ce qui est certain, c’est que dans le monde moderne, le mensonge a de moins en moins la côte : l’opinion publique tolère de moins en moins d’apprendre a posteriori qu’elle a été tenue à l’écart de la vérité. À l’inverse, un leader qui joue franc jeu sur ses problèmes de santé peut parfois en sortir grandi en termes d’image, en témoignant de son humanité et de sa confiance envers ses concitoyens. Entre un aveu de faiblesse calculé et un silence aux lourdes conséquences, l’équilibre est difficile à trouver. La santé des puissants restera sans doute un exercice d’équilibrisme communicationnel dans les années à venir. Aux dirigeants de négocier au mieux ce numéro de funambule, sous le regard exigeant d’une opinion en quête de vérité.