Les spin-doctors seraient-ils les nouveaux Inquisiteurs de l’ère moderne, et les médias leurs courroies de transmission ?
Le «scandale» Clinton-Lewinsky aura été un spectacle de communication politique à voir. Il en aura dit long sur le voyeurisme d’une certaine Amérique et sur la facilité avec laquelle les médias peuvent être manipulés. Résultat: on aura laissé la grande Inquisition s’installer à son aise dans le boudoir privé d’un chef d’État.
Mais attention. Ce n’est pas n’importe quelle Inquisition. Elle prend de plus en plus les allures d’une gigantesque toile tissée par des araignées républicaines tentant d’y enfermer un président démocrate. Malgré cela, alors qu’on assiste, comme le notait Hillary Clinton, à une guerre partisane cherchant à déstabiliser la présidence de Clinton, c’est la présumée «relation sexuelle» entre celui-ci et Monica Lewinsky dont on entend surtout parler. Voilà comment un roman-savon de mauvais goût exploitant la libido débordante du président en est venu à menacer l’intégrité de l’État le plus puissant du monde. Pas joli à voir.
Si les adversaires de Clinton font joujou avec ses activités extramaritales plutôt qu’autre chose, c’est qu’ils savent qu’aux États-Unis persistent toujours une tendance au voyeurisme ainsi qu’une profonde hypocrisie quant à la sexualité. Bien sûr, ce ne sont pas tous les Américains qui souffrent de cette fascination pathologique et infantile vis-à-vis de la vie sexuelle des gens connus. Mais il y en a suffisamment pour que ce type de discrédit ait été tenté, une fois de plus.
Dans son ouvrage Le Cauchemar américain (VLB, 1996), le professeur Robert Dôle attribue cette psychose du sexe à leurs racines puritaines. C’est de là que proviendrait, entre autres, cette «hypocrisie» sur la chose sexuelle faisant que «les hommes politiques n’ont pas le droit de faire ce que font les citoyens». Selon M. Dôle, le puritanisme aurait également créé une tradition voulant qu’une personne trouvée coupable d’un «péché» doive s’en confesser publiquement pour recevoir le pardon. Confession médiatique érigée en stratégie de communication par les conseillers en communication de crise.
N’est-ce pas là, d’ailleurs, ce que font ces Américains qui implorent leur président de leur «dire la vérité» sur un sujet qui, pourtant, ne les regarde aucunement? Cette manie de la confession publique, M. Dôle la retrouve aussi dans la chasse aux sorcières de Salem à la fin du XVIIe siècle, dans le maccarthysme et dans les talk-shows actuels où l’on se «confesse» publiquement des détails les plus intimes de la vie privée. Pour Robert Dôle, «les Américains perdent le sens de la différence entre la vie privée et la vie publique». Un euphémisme dans les circonstances…
De nos jours, ce sont donc les médias qui jouent ce rôle de «confesseur» public. Dans le cas de Clinton, il est exposé en public pour un «péché», réel ou faux, qui dans de nombreuses autres sociétés ne regarderait que sa propre famille et les maîtresses qu’il aurait eues.
Au delà de ce phénomène sociologique troublant, l’épisode Clinton-Lewinsky nous montre aussi avec quelle aisance les médias peuvent être manipulés. Et pas seulement aux États-Unis. Dans ce «scandale», il s’agit de voir le génie du spin des adversaires de Clinton voulant que ce ne soit pas la relation présumée de ce dernier avec Monica Lewinsky qui pose problème, mais la possibilité qu’il ait fait entrave à la justice en mentant ou en implorant cette demoiselle de le faire. Voilà comment on se sert du voyeurisme d’une certaine Amérique pour exploiter ce qui n’est, au bout du compte, qu’une simple histoire de sexe. Le tout en faisant croire que l’enjeu réel n’est pas le sexe mais le parjure. Un parjure qui, s’il s’avérait réel, aurait été commis, au fond, à propos de la même histoire de sexe…
Ceux qui ont vu l’extraordinaire film Wag The Dog reconnaîtront ici une tactique prisée par les spin-doctors, ces conseillers qui font tourner les médias comme des toupies en leur imposant la lecture d’un événement qui favorise leur camp politique.
Cette tactique du storytelling, c’est le «change the story, change the lead» (changer l’angle pour changer l’histoire). Dans ce cas-ci, ce qui n’est qu’une histoire de sexe entre adultes consentants devient une affreuse histoire de parjure, d’entrave à la justice, et j’en passe. Plusieurs n’y voient que du feu et reprennent ce spin comme des automates: «It’s not the sex, it’s the lying!» (ce n’est pas le sexe, c’est le mensonge!).
Pourtant, c’est bel et bien du sexe qu’on nous entretient plus que tout. On aura vu des réseaux prestigieux sortir une pléthore de rumeurs non prouvées, un théologien débattre à la télé, sans rire, du caractère sexuel des fellations que Lewinsky aurait prodiguées à Clinton! On aura entendu des journalistes nous parler du sperme de ce dernier qui reposerait encore, telle une relique divine, sur une robe de Lewinsky, etc., etc. C’est comme si on était pris dans une grosse émission de Howard Stern!
Qu’une démocratie avancée puisse être ébranlée par une histoire aussi privée et sans conséquence pour la gouvernance d’un État – qu’elle soit vraie ou fausse n’y change rien – en dit long, très long, sur le voyeurisme infantile d’une certaine Amérique et sur l’exploitation à laquelle se livrent plusieurs médias. Mais tout cela nous montre aussi la place grandissante et troublante que prennent les spin-doctors dans le paysage politique de toutes les démocraties occidentales.
Pour reprendre le titre français du film Wag The Dog, ces derniers sont certes devenus «des hommes d’influence». Le problème, c’est que certains de ces hommes sont aussi sans conscience, ni éthique, n’hésitant pas à ruiner des vies, des carrières et des réputations du moment qu’ils sont incapables de guerroyer sur le terrain plus difficile des idées.
Les spin-doctors seraient-ils les nouveaux Inquisiteurs de l’ère moderne, et les médias leurs courroies de transmission? Belle question pour tout journaliste qui, sortant d’une conférence de presse, s’apprête à reproduire, sans trop se poser de questions, ce qu’un spin doctor aura pris grand soin de lui expliquer dans le creux de l’oreille…