En 2020, Ubisoft – l’un des plus grands éditeurs de jeux vidéo au monde – a été secoué par un scandale majeur. De multiples accusations de harcèlement sexuel, sexisme et abus de pouvoir au sein de l’entreprise ont émergé, d’abord sur les réseaux sociaux puis relayées par la presse. L’affaire a pris une ampleur considérable, plaçant Ubisoft sous les projecteurs médiatiques pendant de longs mois. Des récits de comportements inappropriés, allant jusqu’à des accusations de viols, ont mis en cause plusieurs hauts responsables du groupe. Rapidement, l’éditeur français s’est retrouvé confronté à une crise interne d’une gravité sans précédent, décrite comme systémique par les enquêteurs : plus d’une quarantaine d’agressions sexuelles sur une dizaine d’années seraient recensées, touchant particulièrement le service éditorial d’Ubisoft. Face à l’onde de choc médiatique et aux témoignages accablants, la gestion de crise d’Ubisoft a été largement critiquée.
Les révélations Ubisoft
Tout commence à la mi-juin 2020 : sur Twitter, de nombreuses femmes travaillant dans l’industrie du jeu vidéo prennent la parole pour dénoncer des faits de harcèlement et d’agressions sexuelles. Très vite, plusieurs employés et cadres d’Ubisoft sont cités. L’entreprise annonce alors lancer des audits internes, affirmant prendre « très au sérieux toute allégation d’abus ou de harcèlement ». Mais les témoignages se multiplient et la presse s’empare du sujet.
Le 1er juillet 2020, un premier article d’investigation est publié par Libération. Basé sur de nombreux témoignages de salariés, il révèle « un système toxique, dominé par des hommes intouchables » au sein d’Ubisoft. On y détaille des cas de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles, impliquant notamment Tommy François (vice-président éditorial) et Serge Hascoët (directeur créatif global, considéré comme le numéro 2 de l’entreprise). En parallèle, le média canadien La Presse expose les graves dysfonctionnements de la direction des ressources humaines d’Ubisoft, accusée d’avoir étouffé des plaintes en interne.
Les jours suivants, d’autres enquêtes approfondissent le scandale. Le site Numerama publie de nouveaux témoignages les 6 et 10 juillet, et Libération sort un second volet le 10 juillet ciblant directement Serge Hascoët. Il apparaît que ce dernier, avec la complicité de certains membres de la RH, aurait permis à cette culture d’entreprise toxique de prospérer pendant des années. L’affaire révèle des comportements inappropriés répétés : propos déplacés, plaisanteries graveleuses, favoritisme entre « amis », intimidations… Un véritable « boys’ club » au sommet de l’entreprise, où les dérives étaient tolérées tant que les résultats suivaient.
En l’espace de quelques semaines, Ubisoft se retrouve donc accusé d’avoir laissé perdurer un climat délétère généralisé. Des cadres réputés intouchables sont mis en cause, et l’éditeur est pointé du doigt pour son incapacité à protéger ses employés. L’onde de choc est immense : Ubisoft, fleuron français du jeu vidéo (fort de près de 18 000 employés à l’époque), voit son image écornée par des récits de sexisme ordinaire et de prédation sexuelle s’étalant dans les médias du monde entier.
La gestion de crise Ubisoft : une communication désastreuse ?
Face à ces révélations graves, la gestion de crise d’Ubisoft en 2020 a été largement critiquée. De nombreuses erreurs stratégiques ont marqué la réponse de l’entreprise : un silence initial perçu comme de l’indifférence, une minimisation des faits dans la communication officielle, des actions jugées insuffisantes et un manque de transparence persistant analyse Florian Silnicki, Expert en communication de crise et Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom. Décryptage de ces faux pas qui ont valu à Ubisoft d’essuyer un feu nourri de critiques dans cette gestion de crise aux multiples enjeux sensibles.
Un silence initial et une lenteur à réagir
Dans les premiers temps du scandale, Ubisoft a semblé tarder à s’exprimer publiquement. Alors que les témoignages s’accumulaient en ligne dès la mi-juin, l’éditeur n’a pas pris la parole de façon substantielle avant plusieurs jours, se contentant d’un bref communiqué sur le lancement d’enquêtes internes. Cette réponse minimale a été perçue comme un silence assourdissant, là où l’ampleur des accusations appelait une réaction forte et immédiate.
Symbole de cette lenteur à réagir : lors de sa conférence en ligne très attendue Ubisoft Forward du 12 juillet 2020 – un événement diffusé à des millions de joueurs – Ubisoft n’a pas dit un mot sur les scandales en cours. L’entreprise avait prévenu en amont que le show étant préenregistré, il lui était « impossible » d’y inclure le sujet brûlant « des problèmes que nous avons en ce moment ». Cette excuse technique n’a convaincu personne. Au contraire, beaucoup y ont vu la volonté d’Ubisoft de faire l’autruche et de préserver son opération marketing, plutôt que d’assumer la situation. Des médias spécialisés (comme Gamekult en France) et des influenceurs populaires ont d’ailleurs boycotté la couverture de l’événement en direct, en soutien aux salariés victimes et mécontents. Ignorer ainsi la crise lors d’une vitrine publique a été une erreur de communication de crise majeure, donnant l’impression que le divertissement passait avant le sérieux des accusations.
Minimisation des faits et langage édulcoré
Lorsqu’Ubisoft a commencé à communiquer, le ton employé a également posé problème. Plutôt que de nommer clairement les torts (harcèlement, sexisme, agressions), la direction a utilisé des euphémismes. Dans un message interne et public, elle évoque des « accusations de mauvaise conduite et de comportements inappropriés ». Ce choix de mots très génériques a été jugé trop soft au vu de la gravité des faits reprochés. Par exemple, parler de « comportements inappropriés » atténue l’image de harcèlement sexuel répété dénoncé par les victimes.
De même, Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft, s’il a fini par prendre la parole publiquement, est resté dans un registre mesuré. Dès le 2 juillet, il déclare dans une lettre ouverte que « personne ne devrait se sentir harcelé ou manquer de respect au travail » et que les cas découverts « ne peuvent pas et ne seront pas tolérés ». Des paroles nécessaires, mais qui restaient dans le registre de l’engagement de principe. Aux yeux de nombreux observateurs, Ubisoft semblait minimiser l’ampleur du problème, le présentant comme quelques cas isolés de comportements contraires aux valeurs de l’entreprise – alors que les témoignages décrivaient un problème structurel et ancien.
Pire encore, des fuites dans la presse ont révélé que la direction espérait que le scandale disparaisse rapidement. Selon Libération, en interne « la direction espère qu’on ne parlera plus du scandale Ubisoft à l’extérieur d’ici une semaine ». Ce cynisme présumé a choqué et a renforcé l’idée que le management cherchait d’abord à sauver la face plutôt qu’à faire toute la lumière. La communication d’Ubisoft a donc péché par manque d’empathie et de reconnaissance de la gravité des faits, donnant l’impression d’une entreprise plus soucieuse de son image que de ses employés.
Des actions jugées insuffisantes
Sur le plan des mesures concrètes, Ubisoft a bien réagi en annonçant des sanctions et des changements, mais cela a été perçu comme trop peu, trop tard. Le 25 juin, l’éditeur indique avoir lancé des enquêtes internes. Cependant, ce n’est que suite aux articles à répétition début juillet que les premières têtes tombent réellement. Ainsi, Ubisoft suspend ou écarte quelques individus dès fin juin (ex : Tommy François est mis à pied, Maxime Béland démissionne), puis le 11 juillet – en pleine tempête médiatique – la direction annonce le départ de Serge Hascoët (présenté comme une démission « choisie »), de Yannis Mallat (directeur des studios canadiens) et la mise en retrait de Cécile Cornet (responsable mondiale des ressources humaines). Quelques jours plus tôt, d’autres employés impliqués au Canada et à Paris avaient également été remerciés ou suspendus. Sur le papier, Ubisoft a donc fini par écarter plusieurs de ses plus hauts responsables mis en cause.
Cependant, ces décisions sont apparues réactives plus que proactives, prises sous la contrainte de la pression publique. De plus, nombre d’employés et d’observateurs ont estimé que ces mesures ne s’attaquaient pas aux causes profondes. Les syndicats ont salué des décisions « encourageantes » mais « pas suffisantes ». Ils ont souligné que le problème était « bien plus large que quelques personnes à écarter » et ont réclamé des réformes de fond, comme une procédure d’alerte indépendante et la sanction de tous ceux qui ont couvert les abus. Or Ubisoft s’est contenté dans un premier temps d’annoncer une « cellule de crise » et des groupes de parole, ce qui paraissait bien en-deçà d’un véritable plan d’action. Un an plus tard, près de 1000 employés d’Ubisoft signeront d’ailleurs une lettre ouverte constatant « une année de belles paroles, de promesses vaines » de la part de leur direction, et « une incapacité ou une réticence à limoger des coupables connus ». Ce cri du cœur illustre combien les actions engagées ont semblé insuffisantes aux yeux de beaucoup – les employés attendant des changements tangibles plutôt que du discours.
Un manque de transparence persistant
Enfin, la gestion de crise d’Ubisoft a été critiquée pour son opacité. Si l’entreprise a communiqué sur quelques mesures et départs, elle est restée très discrète sur les résultats des enquêtes internes menées par des cabinets externes. Aucune publication détaillée des constats ni des recommandations n’a eu lieu, alimentant le scepticisme. Par exemple, dans certains cas, les sanctions prises sont apparues floues : on a appris dans la presse qu’un dirigeant accusé, Hugues Ricour (directeur du studio de Singapour), n’avait pas été licencié mais simplement transféré à un autre poste après enquête. Ce type de décision, non expliqué publiquement, a donné l’impression d’un traitement en coulisses et d’un manque de fermeté.
Les employés ont eu le sentiment de ne pas être pleinement informés des démarches en cours. La direction s’est bien gardée de s’exprimer en détail sur les personnes encore visées ou sur l’ampleur des problèmes identifiés en interne. Même envers l’extérieur, Ubisoft a souvent adopté une communication verrouillée, se retranchant derrière des déclarations préparées et refusant les interviews spontanées. Cette absence de transparence a nui à la confiance. Par contraste, d’autres entreprises confrontées à des crises similaires ont parfois choisi de mandater des audits indépendants et d’en publier les conclusions – Ubisoft ne l’a pas fait de manière visible.
Un épisode illustre également cette communication maladroite : en septembre 2020, avant une nouvelle conférence Ubisoft Forward, Yves Guillemot diffuse une vidéo d’excuses sur Twitter, dans laquelle il admet que « certains employés n’ont pas respecté les valeurs de l’entreprise et que les systèmes en place ont failli à protéger les victimes ». S’il s’agit d’une démarche positive, elle a été critiquée car diffusée hors du cadre de l’événement principal. Ubisoft a en effet choisi de poster cette vidéo quelques heures avant le livestream, sans l’intégrer au début de la conférence en direct, officiellement pour des « contraintes de timing ». Beaucoup y ont vu une tentative d’expédier les excuses à part, afin de ne pas ternir le show promotionnel. Ce choix a été perçu comme un manque de transparence et de sincérité dans la prise de parole.
En somme, la gestion de crise d’Ubisoft a souffert d’une série d’approximations et de mauvais calculs en communication. Un silence initial mal ressenti, une tendance à minimiser les faits dans le discours, des mesures jugées trop timorées et un déficit de transparence ont contribué à aggraver la crise de confiance. Au lieu d’apaiser, la communication d’Ubisoft a souvent attisé la colère des salariés et le scepticisme du public.
Les conséquences du scandale
Le scandale de 2020 a eu des conséquences profondes, tant pour Ubisoft en interne que pour son image auprès du public et de l’industrie.
Impact sur l’entreprise et ses employés
Internement, Ubisoft a été contraint de faire le ménage dans ses rangs dirigeants. Comme mentionné, plusieurs cadres hauts placés ont quitté l’entreprise dans la foulée des révélations : Serge Hascoët (directeur créatif), Yannis Mallat (directeur des studios canadiens) ont démissionné ou été poussés vers la sortie, tout comme Cécile Cornet à la tête des ressources humaines. D’autres employés accusés de comportements graves ont été licenciés ou suspendus dès début juillet 2020. Ces départs forcés, spectaculaires, ont montré que le scandale n’était pas sans conséquences pour les personnes mises en cause.
Malgré ces mesures, le climat interne chez Ubisoft est resté lourd. L’entreprise a dû faire face à la colère et la déception de nombreux salariés. Plusieurs ont témoigné anonymement être épuisés après « une année de scandales, d’accusations et de remises en cause ». Surtout, une large part des employés estimaient que les changements promis tardaient à se concrétiser. Un an après les faits, des centaines d’employés Ubisoft, toutes antennes confondues, ont signé une lettre ouverte pour exprimer leur frustration et soutenir leurs homologues d’Activision Blizzard confrontés à un scandale similaire. Dans cette lettre, ils dénoncent « une année de belles paroles, de promesses vaines » et le fait de n’avoir vu aucun changement profond. Ils reprochent à la direction son « incapacité […] à limoger des coupables connus », notant que certains responsables impliqués avaient été maintenus en poste ou simplement déplacés au lieu d’être renvoyés. Cet épisode a confirmé que la confiance des équipes dans le leadership était sérieusement entamée. Il a même fallu que la direction d’Ubisoft réagisse de nouveau fin juillet 2021 par une lettre interne pour tenter de calmer le jeu, tant la grogne persistait.
Par ailleurs, le scandale a eu des suites judiciaires. En France, le syndicat Solidaires Informatique a déposé plainte à l’été 2021 pour faire reconnaître la responsabilité d’Ubisoft dans ces dysfonctionnements. Une enquête pénale a été ouverte, conduisant à entendre une soixantaine de témoins. En 2023, cette enquête aboutit à la mise en examen de plusieurs anciens cadres. Début 2024, trois ex-dirigeants (Serge Hascoët, Tommy François et Guillaume Patrux) ont été convoqués devant le tribunal en vue d’un procès pour harcèlement sexuel et moral. Si la direction actuelle d’Ubisoft (et Yves Guillemot) n’est pas poursuivie directement, c’est bien l’inaction passée de l’entreprise qui est pointée du doigt par la justice pour avoir laissé prospérer un climat général délétère. En clair, le scandale a entraîné Ubisoft sur le terrain judiciaire, avec le risque de voir exposées publiquement, lors d’un procès, les failles systémiques de sa gestion des ressources humaines.
Impact sur l’image de marque et la communauté des joueurs
Sur le plan de l’image publique, Ubisoft a sans conteste subi un sérieux revers. Longtemps perçue comme une entreprise innovante et conviviale, elle a vu son nom associé dans les médias à la toxicité en milieu de travail. De grands journaux généralistes en France (Le Monde, Libération) et à l’international ont couvert l’affaire en détail, exposant des récits peu flatteurs pour la culture d’entreprise d’Ubisoft. Être au cœur de l’un des plus gros scandales #MeToo de l’industrie du jeu vidéo a entaché la réputation de la marque auprès du grand public.
Chez les joueurs, la réaction a été mitigée mais souvent critique. Si les ventes de jeux Ubisoft n’ont pas cessé du jour au lendemain, une partie de la communauté a exprimé sa déception et sa colère sur les réseaux sociaux et les forums. Voir les coulisses d’un éditeur qu’ils apprécient ternies par des comportements sexistes a provoqué des appels au boycott de la part de certains consommateurs. Lors des événements en ligne d’Ubisoft (comme les Ubisoft Forward de 2020), de nombreux commentaires de fans réclamaient des comptes ou affichaient leur soutien aux victimes, montrant que le sujet était dans tous les esprits.
Les médias spécialisés et influenceurs n’ont pas hésité à relayer ces préoccupations. Comme évoqué, certains streamers ont refusé de couvrir le showcase Ubisoft en juillet 2020 en signe de protestation. Sur Twitch, des personnalités ont discuté ouvertement du problème de la culture d’entreprise d’Ubisoft pendant que l’éditeur présentait ses jeux, détournant ainsi l’attention. Cette fronde de la communauté gaming a mis Ubisoft dans une position délicate : comment promouvoir sereinement ses nouveautés alors que plane l’ombre d’un scandale éthique ?
À plus long terme, Ubisoft a pu pâtir de ce bad buzz en matière de ressources humaines. L’image d’un employeur complaisant envers les harceleurs peut décourager des talents potentiels de rejoindre la société, ou motiver des employés actuels à la quitter. D’ailleurs, la période qui a suivi a vu un certain turn-over dans les équipes, même si celui-ci est aussi lié à d’autres facteurs (projets annulés, restructurations). Quoi qu’il en soit, le scandale de 2020 restera comme une tache durable sur l’histoire de la firme, souvent cité en exemple de culture d’entreprise défaillante.
Les leçons à tirer
Cette crise sans précédent chez Ubisoft offre de nombreuses leçons sur ce qu’il convient (ou non) de faire en matière de gestion de crise et de culture d’entreprise. Voici les principaux enseignements que l’on peut en dégager, tant pour Ubisoft que pour l’ensemble du secteur des jeux vidéo et au-delà.
1. Ne pas tarder à réagir et assumer publiquement le problème. Lorsqu’une crise éclate, en particulier sur des sujets aussi graves que le harcèlement sexuel, le temps de réaction est crucial. Ubisoft aurait dû communiquer immédiatement et de façon claire, au lieu de laisser plusieurs jours d’incertitude. Jouer la montre ou espérer que la tempête se calme toute seule est une stratégie vouée à l’échec – au contraire, le silence initial d’Ubisoft a été interprété comme un aveu de culpabilité ou un déni. Il est impératif pour une entreprise de reconnaître la gravité des faits dès que ceux-ci deviennent publics, de présenter des excuses sincères aux victimes et d’afficher sa détermination à agir. Cela n’empêche pas de vérifier les informations, mais une déclaration rapide du type « nous sommes au courant, nous prenons cela très au sérieux, nous lançons des actions immédiates » aurait pu éviter une partie de la casse en termes d’image.
2. Bannir la minimisation et le jargon creux. La communication de crise doit être empreinte de transparence et d’empathie. Ubisoft a commis l’erreur de diluer son message avec des expressions vagues (« comportements inappropriés ») au lieu de nommer clairement les torts (harcèlement, discrimination…). Ce choix a donné l’impression que l’entreprise cherchait à minimiser les faits. À l’inverse, il est préférable d’appeler un chat un chat et de reconnaître explicitement la nature des abus dénoncés. Cela montre que l’on prend la mesure du problème. De même, multiplier les promesses générales (« tolérance zéro », « on va changer la culture ») sans actions concrètes à l’appui finit par décrédibiliser la parole de l’entreprise. Il faut éviter la langue de bois et la communication superficielle, sous peine d’aggraver la défiance.
3. Agir vite et fort, avec des mesures tangibles. Une des grandes critiques envers Ubisoft a été de n’avoir pris que des mesures progressives et partielles, là où la situation demandait un électrochoc. Idéalement, dès les premiers jours, Ubisoft aurait dû suspendre immédiatement tous les cadres cités dans les accusations en attendant d’y voir clair, et missionner une enquête indépendante. Il aura fallu plusieurs vagues médiatiques pour que les principaux responsables quittent leurs fonctions. D’autres entreprises confrontées à des allégations graves n’ont pas hésité à licencier en urgence les personnes incriminées – même très haut placées – pour envoyer un signal fort. La leçon est qu’en matière de harcèlement, la tolérance zéro doit se traduire par des actes disciplinaires rapides. Toute hésitation est perçue comme de la complaisance. Par ailleurs, au-delà des sanctions individuelles, il faut déployer un plan d’action global: refonte du service RH, audit de la culture interne, renforcement des processus de signalement, etc. Ubisoft a fini par annoncer de telles mesures (nouvelles têtes à la RH, création de postes dédiés à la culture d’entreprise et à la diversité, plateformes de signalement anonymes…), mais là encore après coup. Pour les autres entreprises, le message est clair : attendre d’être au pied du mur pour agir coûte beaucoup plus cher que d’anticiper.
4. Impliquer les employés et parties prenantes dans la solution. Une erreur d’Ubisoft a été de gérer la crise de façon très verticale, avec une communication unilatérale de la direction, ce qui a pu exclure les salariés du processus de reconstruction. Or, dans ce genre de situation, il est essentiel de redonner la parole en interne aux équipes, de recueillir les témoignages, suggestions et griefs, et d’impliquer tout le monde dans le changement de culture. Par exemple, le syndicat Solidaires Informatique d’Ubisoft avait émis dès juillet 2020 une liste de mesures concrètes pour un « avenir apaisé » (procédure d’alerte indépendante, exclusion des personnes complices ayant couvert les abus, etc.). Prendre en compte de telles propositions aurait pu accélérer l’amélioration du climat. De même, organiser régulièrement des ateliers, séances d’écoute et sondages anonymes permet de montrer que la direction entend la souffrance de ses employés et les intègre dans la démarche de progrès. Ce n’est qu’après un an qu’Ubisoft a commencé à multiplier les sessions d’écoute (plus de 300 ateliers internes, selon Guillemot), mais ce genre d’initiative aurait pu intervenir bien plus tôt, dès l’été 2020.
5. La transparence, encore et toujours. Enfin, toute entreprise confrontée à un tel scandale doit comprendre que le chemin de la rédemption passe par une transparence accrue. Cela signifie communiquer régulièrement sur l’avancement des enquêtes, publier les conclusions (dans le respect de la confidentialité des victimes), et faire un état des lieux honnête des problèmes trouvés. Ubisoft est resté avare de détails sur les résultats de ses audits, ce qui a alimenté les soupçons d’un simple effet d’annonce. À l’inverse, reconnaître publiquement les manquements systémiques et annoncer des réformes précises (avec calendrier, objectifs et suivis) aurait probablement rassuré davantage. De plus, la transparence doit aussi s’appliquer en interne : informer les employés des décisions prises, du sort des personnes mises en cause, des changements à venir, est indispensable pour reconstruire la confiance. L’opacité entretient les rumeurs et le ressentiment, tandis qu’une communication ouverte (même sur ce qui ne va pas) montre la bonne foi et la détermination à changer.
En résumé, la mauvaise gestion de crise d’Ubisoft sert d’avertissement. Dissimuler, minimiser ou agir à demi-mesure peut transformer un scandale en catastrophe durable. À l’inverse, affronter la réalité, prendre des mesures fortes immédiatement et jouer la carte de la transparence sont les seuls moyens d’éteindre progressivement l’incendie. D’autres entreprises du jeu vidéo – ou d’ailleurs – feraient bien de s’en inspirer pour éviter de reproduire les mêmes erreurs. La culture d’entreprise, surtout dans ce secteur longtemps très masculin, doit évoluer vers plus de respect et d’égalité, et cela passe par une tolérance zéro appliquée sincèrement et efficacement.
Ubisoft a-t-il réellement changé après ce scandale ? Plus de trois ans après les événements de 2020, le bilan est mitigé. D’un côté, l’entreprise a indéniablement pris conscience de l’ampleur du problème et déployé des efforts pour y remédier. Sous la pression des scandales, Ubisoft a annoncé et (en partie) mis en œuvre de nombreuses initiatives destinées à réformer sa culture d’entreprise. Yves Guillemot affirme ainsi avoir réalisé d’« importants progrès » depuis 2020, avec la mise en place de nouveaux outils de signalement anonyme, de politiques globales contre la discrimination, d’un nouveau code de conduite, de formations obligatoires sur les comportements abusifs, ainsi que le remaniement des équipes dirigeantes (RH, Diversité & Inclusion, Editorial…). Plus de 1500 employés ont été écoutés via des sessions de discussion, un audit mondial a été conduit, et un second sondage interne devait être lancé fin 2021 pour mesurer les progrès. Sur le papier, Ubisoft a donc coché beaucoup de cases pour améliorer la situation : structures dédiées, procédures renforcées, discours officiellement très engagé contre les comportements toxiques. Certains salariés témoignent même, de façon anonyme, que l’ambiance s’est un peu améliorée et que la parole se libère davantage qu’avant.
Toutefois, d’un autre côté, la méfiance subsiste chez une partie des employés et observateurs. Les beaux principes doivent se traduire dans les faits, et la route semble encore longue. En témoignent les lettres ouvertes de salariés en 2021, qui clamaient n’avoir observé que des changements cosmétiques. De plus, plusieurs cadres accusés dans le sillage du scandale sont restés en poste pendant de longs mois, ce qui a entretenu le doute sur la volonté réelle de tout remettre à plat. « Changer une culture d’entreprise ne se fait pas du jour au lendemain », argue la direction – ce à quoi les employés répondent que « se débarrasser des personnes toxiques ne devrait pas prendre un an ou plus ». Le divorce entre base et sommet n’est pas totalement résorbé.
Aujourd’hui, Ubisoft tente tant bien que mal de tourner la page. L’actualité de l’entreprise est repartie sur les jeux (annonces de nouveaux titres, restructurations stratégiques face aux défis du marché, etc.), et la direction communique moins sur les affaires internes. Néanmoins, la vigilance reste de mise. Le fait que l’affaire de 2020 se prolonge en justice jusqu’en 2024 rappelle que le passé rattrape l’entreprise et que les victimes cherchent toujours réparation. Ubisoft devra sans doute en faire plus pour prouver que les leçons ont été retenues sur la durée.
En conclusion, la culture d’entreprise chez Ubisoft a entamé une transformation, mais la question de la sincérité et de la profondeur du changement demeure. Le scandale de 2020 aura été un électrochoc salutaire seulement si, dans les années à venir, Ubisoft parvient à instaurer un environnement de travail où ce type de dérives ne peut plus se reproduire. Pour l’instant, le géant du jeu vidéo avance à pas mesurés sur le chemin de la rédemption, sous l’œil attentif de ses employés, de la communauté et maintenant de la justice. Seul un engagement constant et des résultats concrets permettront de restaurer pleinement la confiance – et de faire d’Ubisoft un exemple de crise surmontée plutôt que l’illustration d’une gestion de crise ratée.