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Biographie de Michel Bongrand, pape du marketing politique

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Michel Bongrand, un pape du marketing politique

La même semaine, on apprend la disparition de Michel Bongrand, celui que toute le monde désignait comme «le pape du marketing politique». Lui aussi, comme Bleustein, s’est inspiré de ce qui était considéré alors comme l’Eldorado américain. On lui doit cette fameuse affiche, lors de la première élection présidentielle au suffrage universel direct, en 1965, avec Jean Lecanuet toutes dents dehors et ce slogan «un homme neuf, une France en marche». On lui doit aussi cette fameuse campagne de la sécurité routière «un petit clic vaut mieux qu’un grand choc».

Faire et faire savoir, cela a toujours été la préoccupation des politiques. En 1965, De Gaulle avait refusé les services de Michel Bongrand car il avait un sens inné de la mise en scène et de la communication. Quand on repense aux images de François Hollande, sur l’île de Sein, détrempé et avec de la buée sur les lunettes, on se dit que ce n’est pas donné à tout le monde.

Michel Bongrand, publicitaire et conseiller en communication politique

92 ans. Conseiller en communication et publicitaire, il était considéré comme un pionnier du marketing politique en France. Médaillé de la Résistance et croix de guerre 1939-1945, ce gaulliste, proche de Jacques Chaban-Delmas, très influencé par les campagnes électorales américaines, monte en 1968 sa société de conseil. Bientôt, parmi ses clients, il compte Georges Pompidou, Giscard, mais aussi Allende et Reagan. Concepteur de slogans publicitaires, il était l’auteur d’« Un petit clic vaut mieux qu’un grand choc » pour encourager le port de la ceinture de sécurité.

Michel Bongrand, un résistant pionnier de la communication politique

Il était un pionnier de la communication politique. Un grand résistant. Homme libre et indépendant, Michel Bongrand est décédé le 19 juillet en Suisse, dans sa 93e année.

Fils d’une famille bourgeoise de la Plaine Monceau, à Paris, il n’a que 18 ans en juin 1940 et n’accepte pas la victoire de Hitler. Ayant entendu l’Appel du général de Gaulle, Michel Bongrand choisit de tout quitter pour le rejoindre à Londres. En passant par l’Espagne, où il est arrêté par la police de Franco et fera plusieurs mois de prison près de Bilbao. Une fois libéré, il ne renonce pas.

Finalement, via Gibraltar et Alger où il rencontre de Gaulle, il gagne Londres et s’engage dans les parachutistes des Forces françaises libres. Gravement blessé lors d’un saut en parachute, il termine la guerre comme lieutenant.

Gaulliste de la première heure, ami de Jacques Chaban-Delmas, il s’éloigne de la politique à la Libération et, après avoir tâté du journalisme, travaille dans l’édition publicitaire. Il est embauché par le groupe Bossard Consultants, cabinet de conseil qui cherche à se renforcer et à diversifier ses activités. « Vos stratégies ne marchent pas, car vous ne connaissez pas l’humain. Pendant que vous étiez à Polytechnique, je l’ai appris, moi, à la guerre » , dit alors Michel Bongrand, qui, parmi les premiers, va marier la politique et la pub.

Aux États-Unis, il a été marqué par la campagne de Kennedy et veut s’en inspirer en France. En vue de la présidentielle de 1965, il propose une fois de plus ses services à Charles de Gaulle. Mais l’homme de la France libre, le fondateur de la Ve République décline. Il juge ne pas avoir besoin de faire campagne et n’est pas réceptif à la modernité que lui vante Bongrand.

Celui-ci se met donc au service du candidat centriste, Jean Lecanuet, surnommé « Dents blanches » le temps de cette campagne. Sondages, meetings, affiches, le résultat de Lecanuet, qui, avec ses 15,6 %, met de Gaulle en ballottage, apporte la preuve que la modernité a du bon.

En 1968, Bongrand crée sa propre société de conseil et le succès est immense. Parmi ses clients, l’Élysée sous Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, des hommes politiques, français et étrangers parmi lesquels Reagan et Allende, de grands patrons, mais aussi la Sécurité routière pour laquelle il conçoit le slogan « Un petit clic vaut mieux qu’un grand choc » .

Retiré des affaires, Michel Bongrand continuait, avec son humour percutant, sa vive intelligence, son sens de l’amitié et une grande ouverture d’esprit, à se passionner pour le théâtre politique et la chose publique. Son corps ne suivant plus, il a choisi de mourir dignement. En homme libre jusqu’à son dernier souffle.

Surnommé « le Pape du marketing politique » , auquel il a consacré un ouvrage dans la collection « Que sais-je ? » , Michel Bongrand a également écrit des poèmes. Père de six enfants, il était commandeur de la Légion d’honneur.

Michel Bongrand, un metteur en scène des campagnes politiques

Entretien avec Bernard Brochand « Metteur en scène » de la plupart des campagnes de la droite depuis trente ans, le célèbre publicitaire, aujourd’hui député et maire UMP de Cannes, se confie à « Valeurs actuelles ». Qui a, par ailleurs, fait décrypter l’affiche du présidentcandidat par l’un de ses communicants.

Vous qui avez « inventé » la plupart des slogans de Jacques Chirac, que pensez-vous de celui de Nicolas Sarkozy, « La France forte » ? C’est un bon slogan, car il correspond à la fois à la personnalité du candidat lui-même, à sa vision de la France et à l’attente des Français. Or c’est cela le secret d’un bon slogan : une alchimie entre l’homme, son projet et les aspirations de son époque. En 2007, avant le déclenchement de la crise, les Français, lassés par l’immobilisme, attendaient un président novateur et dynamique. Ce qu’ils ont eu. Cinq ans plus tard, avec la crise, ils veulent un président crédible et solide. Ce qu’il est.

Inversement, quel jugement portez-vous sur le slogan de François Hollande, « Le changement, c’est maintenant » ? Très franchement, je trouve que c’est un slogan creux, sans contenu. Le seul « changement » promis est un changement d’homme. Ce que dit l’affiche de François Hollande c’est : « il faut changer de président et je suis le mieux placé pour le faire ». Mais changer pour quoi faire ? Il ne le dit pas. Et pour quel type de présidence ? Il n’en dit rien non plus. La preuve que ce slogan n’est pas incarné et n’indique pas de direction, c’est qu’il pourrait être accolé à tous les autres candidats – qui espèrent tous prendre la place de Nicolas Sarkozy. Or un bon slogan n’est jamais interchangeable, puisqu’il doit au contraire vous distinguer, dans tous les sens du terme, par rapport aux autres.

Vaut-il mieux faire campagne avec l’objectif de combler ses points faibles ou de valoriser ses points forts ? Une campagne présidentielle, c’est une compétition. Chacun avec ses armes. Il faut donc, d’abord, communiquer sur ses points forts, sa valeur ajoutée par rapport aux autres. C’est ce que fait Nicolas Sarkozy : il s’appuie sur ses atouts. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, personne ne le conteste : c’est un homme fort, un homme d’expérience, qui a la carrure présidentielle, plus nécessaire que jamais en période de crise. Soit l’inverse de l’image de François Hollande, jugé plus sympathique mais suspecté de mollesse. « La France forte », c’est Nicolas Sarkozy; la France faible, François Hollande. Si c’est sur ce terrain de la crédibilité en période de crise que se déroule la campagne, le président l’emportera. Si c’est sur la perception de sa personnalité ou de son bilan ce sera plus difficile.

Vous auriez pu travailler pour François Mitterrand ou François Hollande ? Non, et pour une raison simple : je ne partage pas leurs convictions. Pour moi, il serait impensable de travailler pour un candidat avec lequel je serais en désaccord sur les idées ! Ma première campagne remonte à 1973. Jacques Blanc, qui était maire d’une petite ville de Lozère et souhaitait se présenter aux législatives, m’avait demandé de lui trouver un slogan. Je l’ai écouté, suivi. Sa commune était très florissante. Je lui ai proposé : « Ce que j’ai fait pour La Canourgue, je peux le faire pour la Lozère ». Il a été élu au premier tour. Depuis, je n’ai toujours conseillé que des candidats de droite et du centre – pour la plupart des amis.

Un bon slogan peut-il permettre à un mauvais candidat de l’emporter ? Victor Hugo l’a écrit : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface. » Et c’est très juste : un bon slogan, c’est l’addition d’une cohérence et d’une valeur ajoutée imaginaire : il ne doit pas nier la réalité, il doit la magnifier. Placez la tête de François Hollande sur l’affiche « La France forte » de Nicolas Sarkozy : cela paraîtrait tout à fait incongru et même mensonger. Inversement, le slogan « Le changement, c’est maintenant » accolé au nom de Nicolas Sarkozy serait tout aussi inadapté. Une bonne communication peut être déterminante, plus qu’à la marge, notamment dans le cas d’un scrutin serré, ce qui est le cas de la plupart des élections présidentielles. Mais, je me répète, pour que ce slogan ou cette affiche soient efficaces, ils doivent refléter la « vérité vraie » du candidat : l’humanité de Jacques Chirac, sa proximité avec les Français, que l’on a mis en exergue avec « La France pour tous », en 1995, ne sont pas une invention de communicants, c’est la réalité. Idem pour le dynamisme et la détermination du « Ensemble, tout devient possible » de Nicolas Sarkozy en 2007.

Justement, s’il est un slogan qui paraîtrait « inadapté », comme vous le dites, à l’actuelle campagne de Nicolas Sarkozy, c’est bien son slogan d’il y a cinq ans. Cela ne démontre-t-il pas qu’il a échoué à tenir ses promesses ? Nicolas Sarkozy n’a pas changé en cinq ans, c’est la situation qui a changé. Avec la double crise économique et financière sans précédent que nous avons connue, nous sommes entrés dans une longue séquence « crise » qui impose un solide capitaine à la barre : le président est toujours aussi dynamique et déterminé qu’il y a cinq ans – il travaille tout le temps ! – , mais à ce dynamisme et cette détermination s’ajoute aujourd’hui une autre qualité, absolument fondamentale en temps de crise : l’expérience. Nicolas Sarkozy ne s’est pas renié, il s’est adapté. À situation de crise, président de crise.

Et communication de crise ? Je dirais plutôt communication adaptée, elle aussi. Restée dans les mémoires, la campagne « Vivement demain » de 1986, pour le RPR, était une campagne joyeuse, souriante, optimiste. Elle s’adressait à une France qui attendait d’être entraînée; aujourd’hui, les Français demandent à être rassurés, protégés.

« La France forte » de Nicolas Sarkozy semble un mélange de deux anciens slogans de présidents sortants – Giscard en 1981 (« Il faut une France forte ») et Mitterrand en 1988 (« La France unie »). « Le changement, c’est maintenant » de François Hollande ressemble, lui, à un mélange du « Changeons la vie » de Mitterrand en 1974 et du « Jacques Chirac, maintenant » de 1981. La communication politique est-elle moins créative qu’autrefois ? Je le crois. Jusqu’aux années 1970, la publicité, dans son ensemble, c’était la réclame, comme on disait alors : une communication plus informative qu’inventive. À l’exception, sans doute, de la campagne présidentielle tout sourires de Jean Lecanuet, en 1965, la communication politique était à son image : plutôt terne, quasi institutionnelle. Puis est arrivé Mai 68 et son autre révolution : la révolution des mots, des codes. À partir de là, la publicité, dont la publicité politique, a fait elle-même sa révolution. Mais il n’y a pas eu, depuis, d’autres révolutions, de nouveau ton, et c’est dommage. Car tout reste toujours à inventer.

Il y a Internet ? Je ne crois pas qu’Internet remplacera jamais une affiche ou un document écrit. Internet permet d’accéder au plus grand nombre à tout instant, il autorise les débats d’idées, favorise la mobilisation militante, mais la communication politique, ce sont d’abord des engagements et ceux-ci, pour être pris au sérieux, en particulier en France, doivent en quelque sorte être « gravés dans le marbre » : si c’est écrit, c’est que c’est vrai ! Voyez Nicolas Sarkozy et François Hollande qui publient tous les deux un livre : un livre, c’est concret, ça donne de la solennité.

De même que la télévision ne remplacera jamais les meetings et les poignées de main, Internet ne supplantera jamais l’écrit.

Ceux qui pensent le contraire et négligent la communication traditionnelle se trompent. C’est la révélation de son affiche qui a véritablement lancé, en l’incarnant, la campagne de Nicolas Sarkozy.

La France forte

Ciel bleu. Le bleu est la couleur traditionnelle de la droite. Le ciel est limpide, sans nuage, l’horizon s’éclaircit : la promesse d’une amélioration de la situation. Après la tempête, le beau temps. Nom (presque) caché. Afin de faire primer le message sur l’homme, le nom du candidat n’apparaît qu’en petit, en bas à gauche – la partie la moins « visible » de l’affiche. À noter aussi : le diminutif « Sarko » étant plus empathique que le nom « Sarkozy », sa dernière syllabe se fond sur la chemise. Slogan fort. Non pas « Pour une France forte », mais « La France forte ». Sous-entendu : « la France forte », c’est Sarkozy lui-même. Il l’incarne. Autre sous-entendu : Hollande, c’est « La France faible ». Lettres capitales : considérées comme moins « lisibles » que les minuscules (et donc moins utilisées dans la pub), elles apportent de la solennité et de la rigueur. Président-candidat. Situé côté gauche, moins visible que le côté droit, son profil fixe le slogan – qui est la véritable « star » de l’affiche. Plus que l’homme lui-même (impopulaire), c’est sa stature présidentielle (son principal atout) qui est vantée. Costume et cravate sombre, chemise blanche, Sarkozy pose aussi en « président-candidat ». Manque sa Légion d’honneur – qui s’explique par l’interdiction du bleu-blanc-rouge sur les affiches électorales. Mer calme. Objectif : donner une image de sérénité au candidat, dépeint par ses adversaires en « agité ».

Présidentielles Recettes de pub

Depuis 1965, nombre d’affiches et de slogans politiques ont permis de faire connaître, et souvent gagner, un candidat. En course pour la présidentielle de 1965 face à de Gaulle et Mitterrand, c’est à sa très iconoclaste affiche (pour l’époque) que Jean Lecanuet doit sa percée, la plus inattendue de la Ve République : totalement inconnu avant le scrutin, il obtiendra 15 % des voix – et la troisième place. Le secret de cette mise sur orbite : non pas son très classique slogan (« Un homme neuf… une France en marche », très proche de celui de Mitterrand : « Un président jeune pour une France moderne »), mais sa… photo ! La première d’un candidat affichant un large sourire. Calquée sur la campagne de John Kennedy aux États-Unis, l’idée est signée du publicitaire Michel Bongrand : « En face du conservatisme traditionnel de la communication politique française, explique-t-il, il importait de faire vivre une image jeune, dynamique, moderne. C’était en fait l’apparition du « look ». » Contrecoup de cette audacieuse première : si Lecanuet a gagné, brutalement, en notoriété, il peinera longtemps, par la suite, à se départir de son surnom de « Monsieur dents blanches » – et de l’image « marketing » qui va avec. À trop miser sur la forme, gare à ne pas négliger le fond ! Avant de corriger le tir en 1981, Mitterrand a commis l’erreur exactement inverse en 1974 : trop privilégier l’idéologie au détriment du candidat lui-même. Alors que c’est d’abord pour l’homme (ou la femme) que votent les Français, le candidat PS s’affichera principalement sous le slogan : « Le Socialisme [avec un « s » majuscule !], une idée qui fait son chemin ». Sept ans plus tard, et avec le même concepteur (Jacques Séguéla), c’est, cette fois, sur sa personne, plus que son projet, que sera axé le slogan « La force tranquille » – destiné à « rassurer » l’électorat modéré. Autre affiche ayant joué un rôle clé dans une victoire : « La France pour tous » de Jacques Chirac en 1995, dont Jean-Michel Goudard et Bernard Brochand furent les maîtres d’oeuvre. Avec son allure décontractée, son petit pommier dessiné et cette ode au rassemblement, le candidat RPR, deux fois défaits en 1974 et 1981, parviendra à « humaniser » son image au détriment du candidat de « l’élite » Édouard Balladur. À noter que tous les slogans de présidents sortants en campagne pour leur réélection comportaient le mot « France » – censé incarner le candidat lui-même : « Il faut une France forte » (Giscard, 1981), « La France unie » (Mitterrand, 1988), « La France en grand, la France ensemble » (Chirac, 2002), « La France forte » (Sarkozy 2012).

Une ombre surgit, en cuissardes et cape noire, tel Zorro. La pointe de ses seins perce la nuit. Non loin de là, une silhouette blanche fait frémir Sinclair : « On aurait dit Bernard Tapie, avec des cheveux longs. » On comprend l’émotion du musicien funk. Dans l’obscurité, le bois de Boulogne a des allures de scène de théâtre, hanté par des figures grotesques. Le décor du Pré Catelan est plus rassurant. La Maison donne un dîner de Noël. Les acteurs sont bon enfant. Jean-Pierre Marielle est venu avec son fils, Mimie Mathy avec Benoît, Muriel Robin avec Anne Le Nen, brune au regard de braise. Gwendoline Poitrasson accompagne Christophe Barratier. Elle fut doublure lumière de Laetitia Casta dans La Nouvelle Guerre des boutons. Il a eu raison de la sortir de l’ombre. Patrick Scicard, président de Lenôtre, présente les pères Noël : l’un, Frédéric Anton, est chef des cuisines ; l’autre, Olivier Poussier, meilleur sommelier du monde (2000), parle de « millésime solaire » – Meursault 1er Cru Genevrières 2003 – pour sublimer le foie gras et annonce un gewurztraminer sur le munster. Le troisième père Noël est plus connu des enfants ; c’est Sempé. Le moraliste tendre a signé la bûche. Laurent Gerra a mis une cravate, Aznavour est d’une discrétion princière. À sa table, Florence Pernel raconte les premières représentations de Quadrille, de Guitry. Elle avait le trac ; Berléand aussi. Au début de la pièce, elle doit ouvrir un sac ; sa main tremblait comme un billet de banque en pleine crise. La musique protège les chanteurs, commente Sinclair ; « c’est une machine de guerre ». Il a composé celle de la comédie musicale écrite par sa compagne, Amanda Sthers. Celle-ci, candide et souriante, ressemble à une écolière ; d’ailleurs, elle a la coqueluche. Michel Bongrand – maître en communication – surnomme Valérie Expert « Picquette de la Mirandole ». La très complète journaliste de LCI débat chaque jour de l’actualité. Au menu, Greenpeace, la prostitution, les humeurs d’Eva Joly. La prêtresse écolo est furieuse parce que Patrick Besson s’est moqué de son accent : pour une fois où elle est verte, c’est de rage. Contre l’amertume – au moins celle du cacao -, le sommelier recommande un Maury Vintage 2009…

LA POLITIQUE, une affaire de convictions ? Certes. Mais aussi – peut-être surtout – de séduction. Et ça ne date pas d’hier. Selon Christian Delporte, auteur d’Une histoire de la séduction politique, Jules César déjà « soumettait les femmes comme on soumet les peuples ». De Caligula distribuant des places de théâtre gratuites à Barack Obama dont le charisme fait chavirer les foules, Delporte, en bon professeur d’histoire, nous entraîne dans un passionnant récit de ces relations magiques, et parfois tragiques, qui unissent les peuples à leurs dirigeants.

Par quoi passe la séduction ? Par le physique, mais ça ne suffit pas : le général Boulanger était tellement beau qu’il faisait se pâmer les dames, il n’est pas parvenu au pouvoir pour autant. Par le talent oratoire, surtout. Mirabeau parlait tellement bien qu’on en oubliait son effroyable laideur. Jean Jaurès restait cinq heures à la tribune sans lasser son auditoire. François Mitterrand, en meeting, fut l’un des meilleurs. Côté sombre, Hitler et Mussolini ont magnétisé les peuples au point de leur faire oublier les horreurs que charriaient leurs discours.

Avec le temps, les responsables politiques ont dû apprivoiser la télévision pour séduire les électeurs. S’inspirant de John Kennedy, « le » séducteur politique par excellence, Jean Lecanuet a été le premier à travailler avec un conseiller en communication, Michel Bongrand. Tous les autres ont suivi, et Jacques Séguéla a inventé « la force tranquille » de François Mitterrand. Même la sévère Margaret Thatcher avait pris des cours avec sir Laurence Olivier pour que sa voix « ronronne ». Ségolène Royal a fait refaire ses dents avant de partir à la conquête des électeurs. Sans parler des opérations de chirurgie esthétique de Silvio Berlusconi.

Séducteurs en public, les hommes politiques le sont-ils en privé ? Henry Kissinger parlait du pouvoir comme du « premier aphrodisiaque ». Valéry Giscard d’Estaing a fait de la politique une histoire d’amour : « J’ai été amoureux de 17 millions de Françaises », disait l’ancien chef de l’État, quand François Mitterrand évoquait « un amour physique de la France ». Freud ne les contredirait pas, lui qui qualifiait d’« état amoureux » le lien entre le tribun et la foule. Ainsi va la séduction politique, qui s’exerce indifféremment envers les deux sexes.

C’est au suffrage universel direct que les élections présidentielles ont lieu en décembre 1965 : une première dans l’histoire française, excepté l’épisode bonapartiste de 1848. Le général De Gaulle n’annonce sa candidature que le 4 novembre, tout en avertissant solennellement le pays que s’il n’est pas réélu, la Ve République « s’écroulera ». Confiant dans le lien spécifique qui l’unit aux Français, il se refuse à user du marketing politique, une technique de propagande venue des USA, et n’occupe même pas son temps de parole légal à la télévision. Or l’un de ses adversaires a compris, lui, l’importance du nouveau média, qui semble avoir fait la différence en faveur de Kennedy, lors du duel ayant opposé ce dernier à Nixon en 1960.

Un Kennedy français ?

Bien que sénateur de Seine-Maritime, et président du MRP, un parti politique centriste qui a compté l’abbé Pierre parmi ses élus, Jean Lecanuet est encore un inconnu en 1965 pour beaucoup de Français. Lui aussi déclare tardivement sa candidature, le 19 octobre, après le désistement du socialiste Gaston Defferre. Obligé de mettre les bouchées doubles, Lecanuet fait appel à Michel Bongrand, l’un des premiers spécialistes de communication politique. Certes il décide des thèmes qu’il veut aborder : critique de l’arme nucléaire, de la personnalisation du pouvoir, et accent mis sur la nécessité de construire l’Europe. Mais parallèlement l’équipe de Bongrand orchestre sa vedettisation. Lecanuet est interviewé à la télévision par Léon Zitrone, un journaliste très populaire. Sa campagne met en avant sa jeunesse (il a 45 ans et le Général 75…). Quelques meetings frôlent la kermesse à l’américaine : avant l’arrivée du candidat, des voitures publicitaires sillonnent la ville, distribuant tracts et gadgets ; dans la salle bondée on éteint les lumières avant l’entrée minutée de Lecanuet, puis un projecteur s’allume et suit son avancée jusqu’à la tribune.

Au soir du premier tour, le 5 décembre, De Gaulle est mis en ballottage. Juste derrière lui Mitterrand, candidat unique de la gauche (32 % des voix), puis Lecanuet (16 %). Le Général l’emportera au second tour. Mais, ayant compris la « leçon », il utilisera largement en urgence le petit écran dans les 15 jours qui lui restent !

Depuis ses débuts, la Ve République vit au rythme des sondages. Derrière les instituts se cachent des hommes qui ont fait de la communication politique un instrument toujours critiqué. Mais indispensable.

Il était normalien, agrégé de philosophie et sociologue. Il s’appelait Jean Stoetzel. Parti enseigner aux États-Unis, il rencontra en 1937 l’homme qui avait fait la couverture de Time Magazine un an plus tôt pour avoir annoncé la victoire de Franklin Roosevelt : George Gallup. Gallup avait prédit la défaite du républicain Alfred Landon alors que la plupart des journaux, qui avaient interrogé leurs lecteurs, le jouaient gagnant. Gallup sonda 5 000 Américains issus de divers milieux et joua le démocrate. Sa fortune était faite et les sondages pouvaient se répandre sur la planète.

En France, ce fut d’abord sous l’angle de la sociologie. Stoetzel travaillait pour la Fondation Carrel, une idée du régime de Vichy que passionnait, sous l’impulsion d’Alfred Sauvy, la démographie. Il y dirigeait le service des statistiques. Il créa l’Institut français d’opinion publique, l’Ifop. Auteur en 1943 d’une Théorie des opinions, c’était un universitaire peu fait pour se frotter à la politique. Et c’est la politique qui lui fit abandonner l’Ifop en 1979, à cause d’un sondage dont les résultats avaient été trafiqués pour aller dans le sens du ministre qui l’avait commandé.

On était à un moment où les sondages allaient jouer un grand rôle dans la vie publique, à moins de deux ans de la présidentielle qui opposerait le président sortant, Valéry Giscard d’Estaing, au candidat de la gauche, François Mitterrand. Jacques Chirac, ex-premier ministre de Giscard et lui-même candidat, se tenait en embuscade.

À cette époque, les sondages n’avaient encore guère fait parler d’eux. Un publicitaire, Michel Bongrand, avait créé rue de Berri une société, Services et Méthodes, dont le propos («Savoir et faire savoir») était d’introduire les techniques du marketing politique dans les élections. Bongrand, qui se définissait alors comme un « conseiller en propagande», était un pionnier qui proposa ses services à l’UNR pour la présidentielle de 1965. Il s’agissait de la première véritable élection d’un président au suffrage universel. Les gaullistes refusèrent la collaboration de Bongrand, qui s’adressa à Jean Lecanuet par l’intermédiaire de Denis Baudouin, un centriste proche de Georges Pompidou. Lecanuet, parti de 4% dans les sondages, termina à 15 et le général de Gaulle fut mis en ballottage, ce qui poussa Pompidou à recruter Bongrand pour les législatives de 1967, qui s’annonçaient difficiles. Aussi les sondages s’y manifestèrent-ils en association avec les conseils de stratégie : le couple enquêterecommandation était né.

Si Bongrand ne devait, politiquement, pas survivre à la présidentielle anticipée de 1974, où les giscardiens remplacèrent les pompidoliens, les sondages étaient désormais ancrés dans les moeurs politiques. Valéry Giscard d’Estaing, déjà conquis par les analyses de la Cofremca de Gérard Demuth, en généralisa l’usage et choisit son institut, la Sofres de Pierre Weill.

Weill était de la génération qui succédait à celle de Stoetzel. La Sofres avait été créée en 1963 puis reprise en 1964 rue Barbès, à Montrouge, avec l’aide de Paribas. Weill la présidait depuis 1977 et l’avait doublée d’une filiale, Louis Harris, destinée à élargir le spectre de ses clients.

Les sondages, en effet, étaient publiés par les journaux et chaque livraison, selon le titre qui le recueillait, prenait une couleur politique. Travaillant pour l’Élysée, la Sofres comptait sur Louis Harris pour s’ouvrir sur sa gauche et multiplier son offre.

L’adjoint de Pierre Weill était Jérôme Jaffré, un ancien de la Fondation des sciences politiques de la Rue Saint-Guillaume, chargée des enquêtes politiques. Jusqu’à 1981 le marché des sondages à l’Élysée et à Matignon fut dévolu au tandem Weill-Jaffré : aux enquêtes commandées par la présidence et réglées sur les fonds secrets s’ajouta rapidement la manne des indicateurs gouvernementaux. Réalisés pour le Sid, le Service d’information et de diffusion du premier ministre, ils analysaient mois après mois l’opinion et l’humeur des Français sur les sujets les plus divers. Ce marché, très rémunérateur, avait l’avantage de fournir des renseignements aussi bien économiques que politiques. Financièrement, il ne posait pas de problème : il passait dans la dotation budgétaire de Matignon.

Car le premier problème des sondages était de savoir qui les paierait. Pour les clients fauchés, on inventa la méthode de l’«omnibus», qui permettait d’accrocher à un train d’enquêtes commerciales une ou deux questions politiques. On vous demandait en même temps ce que vous pensiez du shampoing Machin et du candidat Chose – les entreprises qui réglaient la note n’étaient pas forcément au courant.

Le deuxième problème devint l’usage qu’on allait faire des sondages. Dans la perspective des élections, ils étaient devenus un enjeu capital. Faire savoir qu’on faisait la course en tête influencerait l’opinion, tout comme l’irruption d’un challenger crédible ou encore la menace d’un changement radical. Enfin les journaux – on ne disait pas encore les médias – étaient avides d’information, sans oublier leurs préférences idéologiques. Bref, on créa la pompe à sondages, qui n’a jamais cessé de fonctionner depuis.

Dans les années 1970-1980, une enquête d’opinion classique, sur un sujet politique, coûtait entre 40 000 et 50 000 francs. On trouvait des instituts qui se contentaient de moins, mais tel était le prix moyen, sachant qu’un sondage plus fouillé, modèle Sid, pouvait aller jusqu’à 150 000 francs. Les journaux qui n’avaient pas les moyens de s’offrir de telles dépenses prirent l’habitude de présenter comme leurs les sondages qu’ils publiaient, alors qu’ils étaient payés par des tiers, commerciaux ou politiques.

À chaque candidat, son institut de sondage

Chaque titre eut bientôt «son» institut. Chaque leader aussi : la Sofres pour Giscard, BVA pour Chirac, l’Ifop pour François Mitterrand; les liens étaient noués et entraînèrent une dégradation des relations entre maisons concurrentes.

La querelle la plus fameuse reste celle qui vit s’affronter la Sofres de Weil et Jaffré et l’Ifop, alors présidé par Jean-Marc Lech. Incarnation de l’esprit Sciences Po, Jaffré était un homme dicret, rond, docte et par ailleurs amateur des aventures de Spirou et Fantasio. Ancien de la Convention des institutions républicaines, Lech était bavard, barbu, amateur de formules, et signait parfois Graindorge dans la presse. À cette époque, l’Ifop était la propriété de Jean Riboud, ami de François Mitterrand. C’est tout naturellement que Lech, par ailleurs lié à Jean-Claude Colliard, un autre ancien de la Convention devenu directeur adjoint puis directeur de cabinet de François Mitterrand à l’Élysée, allait être le sondeur de la présidence après la victoire de 1981. Durant toute la campagne, les deux hommes se défièrent par journaux interposés et, «charlatan» contre « politocrotte », leur différend devint public.

Les autres candidats cherchèrent le moyen de lutter contre la publication de sondages qui ne les favorisaient pas. Dans le contexte du combat fratricide Giscard-Chirac, ce devint un impératif pour le candidat du RPR de faire croire qu’il figurerait au second tour. Les chiraquiens inventèrent un institut baptisé Public SA qui fut confié à un «Pasqua boy», Jean-Jacques Guillet, futur député des Hauts-de-Seine. Les sondages qui promettaient le succès de Chirac furent publiés dans le Quotidien de Paris, son rival le Matin héritant de Louis Harris.

Mitterrand au pouvoir, la Sofres se replia tout en conservant, grâce aux liens existant entre Jaffré et Lionel Jospin, un pied à gauche. Mais le gros du marché public passa à Lech, qui quitta l’Ifop en 1982 pour développer, avec son créateur Didier Truchot, un institut nommé Ipsos. Le système de Lech était cependant fondé sur des éléments extérieurs, qui bénéficièrent de la mise en avant et en valeur du second terme du binôme enquête-recommandation: la prescription allait faire la fortune d’un nouveau tandem, celui que Lech allait former avec Jacques Pilhan.

Bien qu’il se soit abusivement proclamé le véritable auteur du slogan «La force tranquille» qui figurait sur les affiches de François Mitterrand en 1981 (son inventeur fut un créatif de l’équipe de Jacques Séguéla, Patrick Raynal, et l’intention de Séguéla était de le proposer à Giscard), Pilhan occupait une situation très modeste dans l’univers du sondage et du conseil avant de s’associer à Lech.

Adjoint puis successeur de Gérard Colé à l’Élysée (l’immortel auteur de la formule «Dieu ne va pas sur les marchés», avant de sombrer dans le scandale de la Française des jeux), il acquit son crédit chez Mitterrand en obtenant pour lui des émissions de télévision sur mesure; on se souvient de celle où le président de la République était interrogé par Christine Ockrent et Anne Sinclair, femmes de ses ministres Bernard Kouchner et Dominique Strauss-Kahn.

Jacques Pilhan, de Mitterrand à Chirac

Petit homme qui aimait à se donner du mystère, Pilhan entretenait un fairevaloir dans chaque journal et, dans l’audiovisuel, veillait à la fabrication de produits calibrés au service de son maître. Pour les sondages, le principe était simple : il recommandait tel type d’action, qui supposait tel type d’enquête, qui était commandé à Lech. Pilhan avait créé sa propre société, Temps public, et la passerelle allait ainsi de Temps public à Ipsos. Le va-et-vient devait réussir aux deux parties.

Il survécut un temps à la présidentielle de 1995. Pilhan passa de Mitterrand à Chirac, et Lech l’accompagna, mais il dut affronter la con cur rence d’instituts liés historiquement au chiraquisme, comme BVA, propriété du banquier Jean-Marc Vernes. BVA intervenait surtout dans les campagnes électorales, un peu comme l’avait fait Public SA, pour promettre des résultats mirifiques au chef du RPR. Il était évident que la manne des indicateurs gouvernementaux ne laisserait aucun institut indifférent, dèslorsqu’il s’était retrouvé dans le camp du vainqueur.

Une nouvelle génération allait cependant prendre le relais. Pilhan mort en 1998, Jaffré disparu dans les séquelles de la campagne de 1995 où il conseilla Édouard Balladur, Lech actionnaire d’une société cotée en Bourse, le schéma des années 1990-2000 perdure avec des acteurs moins connus.

Internet a permis la prolifération d’instituts comme OpinionWay, qui sont parfois soupçonnés de reprendre les rôles de leurs aînés en travaillant pour le pouvoir. Tandis qu’un ancien collaborateur de Michel Bongrand, Thierry Saussez, dirige à Matignon un service issu du Sid et doté de moyens considérables, l’Élysée de Nicolas Sarkozy est un très gros client d’en quêtes en tout genre. Outre Patrick Buisson, historien de formation, ancien journaliste à Valeurs actuelles et actuel directeur de la chaîne Histoire, il dispose d’un spécialiste, Pierre Giacometti, qui fut l’élève de Jean-Marc Lech et a rompu avec lui pour créer sa propre société.

Dans la perspective de la présidentielle de 2012, les autres candidats auront évidemment moins de moyens. D’où les polémiques déclenchées par le PS quand la Cour des comptes a épinglé, en 2009, le budget sondages de l’Élysée. Est-ce à dire que l’opposition sera défavorisée ?

Si les sondages ont une grande influence durant les campagnes, ils sont souvent critiqués au moment des résultats. Ils n’ont pas vu Le Pen au second tour en 2002, mais ils ont vu Mitterrand à 4 points devant à celui de 1981; ils ont, si je puis dire, lâché Balladur en fé vrier 1995, quand il a perdu le RPR et s’est retrouvé avec la seule UDF, mais ils ont sous-estimé l’effet mortel de la dissolution de 1997. Avant sa mort, dix ans plus tôt, Jean Stoetzel disait que les sondages ne prédisent rien, sauf l’ingratitude du client. Si les sondages ont une grande influence durant les campagnes, ils sont souvent critiqués au moment des résultats. Ils n’ont pas vu Le Pen au second tour en 2002, mais ils ont vu Mitterrand à 4 points devant à celui de 1981; ils ont, si je puis dire, lâché Balladur en février 1995, quand il a perdu le RPR et s’est retrouvé avec la seule UDF, mais ils ont sous-estimé l’effet mortel de la dissolution de 1997. Avant sa mort, dix ans plus tôt, Jean Stoetzel disait que les sondages ne prédisent rien, sauf l’ingratitude du client.

C’est le conte de fées de l’année 2009. Une Ecossaise au physique disgracieux a ému la planète en chantant dans un télé-crochet britannique. Sa prestation, qui fait un malheur sur le Net, vient pourtant nous rappeler que le culte des apparences dirige nos sociétés. Démonstration.

C’était le 11 avril dernier. Susan Boyle est montée sur scène, et la Grande-Bretagne a ri. Ce soir-là, l’Ecossaise de 47 ans participe à l’émission  » Britain’s Got Talent « , un télé-crochet à succès. Candidate improbable, saucissonnée dans une robe beigeasse tombant sur des collants noirs, la bouille rougeaude, le cheveu grisâtre aussi hirsute que le sourcil, elle se présente devant un public et un jury incrédules – voire franchement moqueurs. Et puis Susan Boyle a chanté. Et les rires ont cessé. Sa voix magnifique laisse tout le monde bouche bée. La dernière note déclenche une standing ovation de plusieurs minutes. Un à un, les jurés disent leur stupéfaction, leur admiration, leur gratitude. Oui, gratitude. Ils remercient Susan de leur avoir donné une sacrée leçon, à eux et à tous ces cyniques qui jugent sur les apparences. Violons. Images au ralenti. Gros plan sur le sourire de Susan. La Grande-Bretagne ne rit plus. Elle pleure.

Leçon numéro 1 : ils sont vraiment trop forts à la télé. Même avec une vieille fille écossaise, ils savent créer le buzz. Dix jours plus tard, la séquence a été visionnée par 100 millions d’internautes. Par comparaison, la prestation de serment de Barack Obama n’a été téléchargée  » que  » 18 millions de fois. Dans les jours qui suivent, Susan fait le tour des talk-shows. Recherchée par l’homme de la télé, plébiscitée par l’homme de la rue : on applaudit la fin du règne des apparences, dont miss Boyle vient de sonner le glas. Ce serait la leçon numéro 2.

Et nous, nous aimerions beaucoup y croire, à cette jolie histoire de Cendrillon cathodique. Si elle ne venait rappeler la force de nos préjugés. Cent millions de personnes ont voulu voir si oui, vraiment, un laideron pouvait devenir une star de la télé. Ne serait-ce qu’un soir. Parce qu’au fond d’eux ils le savent :  » L’apparence est l’un des facteurs les plus insidieux de discrimination.  » Constat dressé par le sociologue Jean-François Amadieu. Directeur de l’Observatoire des discriminations, auteur de deux livres sur le sujet (1), il a recensé toutes les études disponibles en la matière, et ses conclusions sont sans appel :  » Notre corps, notre visage, nos vêtements et notre allure générale jouent un rôle essentiel dans notre destinée, du berceau jusqu’au dernier jour de notre vie. Les beaux ont de meilleures notes à l’école, font de meilleurs mariages et de plus belles carrières.  » Les autres sont mal partis. Aux côtés des minorités visibles, ils forment une autre catégorie de population discriminée : l’invisible armée des  » pas assez « . Pas assez grands, pas assez minces, pas assez beaux, pas assez gâtés par la nature.  » Les rejets qu’ils subissent de toute part sont d’autant plus forts qu’on ne veut pas le voir, souligne Jean-François Amadieu. En France, la question des apparences reste extrêmement taboue. D’abord parce qu’on la juge triviale. Ensuite, parce qu’elle remet en cause le mythe républicain de l’égalité des chances, l’objectivité des processus de recrutement et l’idéal de la méritocratie. Enfin, parce qu’elle est difficilement quantifiable et démontrable.  » Le fait est qu’aucune plainte n’a jamais été déposée à ce sujet. Depuis 2001, le code du travail interdit pourtant explicitement toute discrimination sur le physique – c’est dire si le problème se pose. Mais jamais personne ne s’entendra dire par son employeur :  » Je préfère augmenter ton collègue parce qu’il est plus beau. Toi, tu es moche, tu sors.  »

Au pays des Lumières et des droits de l’homme, ça ne se fait pas. Encore moins au pays du Larousse qui nous assène par 280 dictons ou proverbes que les apparences sont trompeuses.  » Seules les compétences comptent « , recruteurs et employeurs le répètent en boucle. Certes, le physique ne fait pas tout. Les moches ne pointent pas forcément au chômage. Et une courge décérébrée aussi belle soit-elle ne parviendra pas (en principe) à un poste de direction. En revanche, comme le souligne le Pr Amadieu,  » il existe bien une prime à la beauté et une pénalité de laideur. L’apparence vient en quelque sorte compléter et renforcer les autres facteurs de réussite sociale « . A compétences égales, la beauté physique fera la différence.

Même cette nuance (de taille) posée, les professionnels du recrutement secouent la tête et bottent en touche.  » Je préfère parler de sympathie que de beauté, de petits bobos plutôt que de défauts, insiste la chasseuse de têtes Catherine Euvrard, directrice de CE Consultants. De toute façon, la beauté, c’est tout à fait subjectif.  » Faux.  » Toutes les études menées sur le sujet le prouvent, affirme Jean-François Amadieu. Lorsqu’on présente des photos d’individus à des cobayes en leur demandant de les classer du plus séduisant au moins séduisant, les points de vue convergent suffisamment pour qu’on puisse parler de normes et de standards.  » Les travaux en imagerie cérébrale, qui n’en sont qu’à leurs débuts sur le sujet, semblent confirmer les intuitions des philosophes grecs : nous sommes attirés par la symétrie des traits et l’équilibre des proportions. Ces critères seraient perçus comme des signes de jeunesse, de vigueur et de développement harmonieux, autant de labels d’aptitude à la reproduction de l’espèce. En dehors de quelques zones coupées du monde, la télévision et Internet diffusent une norme en passe de devenir universelle :  » Le modèle occidental s’est imposé durablement, note l’historien Georges Vigarello, directeur d’études à l’Ehess (2). Tant qu’il dominera, économiquement et culturellement, ses canons esthétiques domineront.  » De la cordillère des Andes à l’île de Kobe, on se voudra tous de préférence grands, minces, blonds et blancs.

En France aussi. Sous l’impulsion de Jean-François Amadieu, l’Observatoire des discriminations a tenté de quantifier l’inquantifiable : le poids de l’apparence dans les processus de recrutement. En 2006, répondant à des offres d’emploi, des centaines de CV ont été envoyés par paires dans toute la France, tous secteurs confondus. L’expérience professionnelle et les diplômes de ces deux candidats fictifs étaient équivalents, seule leur photo différait. L’une d’elles avait été modifiée par ordinateur pour produire un visage difforme. Résultat ? Le candidat au physique disgracieux obtient 30 % de réponses positives en moins. On objectera qu’il reste tout de même un certain nombre de réponses positives… Rendez-vous, donc, à l’entretien d’embauche, où nos qualités humaines feront certainement la différence. Du moins l’espère-t-on.

 » L’enveloppe n’est rien ! tempête Catherine Euvrard. Ce qui compte, c’est la beauté intérieure, le charme, le charisme. Un regard qui irradie, une présence qui séduit…  » On aimerait bien la croire. On aimerait qu’il y ait des dizaines de Gainsbourg et des centaines de Sartre pour nous prouver qu’elle a raison. Mais la beauté des laids, le génie de celui qui transforme les dés pipés du départ en atout majeur de séduction reste une exception. Car, pour que le charme agisse, encore faut-il qu’il ait le temps de se déployer. Or, Catherine Euvrard l’admet,  » un patron se fait un avis en trois minutes. C’est pour cela que je dis toujours à mes candidats de faire extrêmement attention à leur présentation « . L’embauche serait donc juste une question de feeling ? Rebecca* est DRH dans un grand groupe de luxe. Sous couvert d’anonymat, elle concède :  » On multiplie les entretiens, on a des grilles de lecture fixes, on doit toujours justifier ses choix par des arguments factuels, donc on se dit que tout ça est très objectif. En fait, à compétences équivalentes, je me rends compte qu’on choisit toujours la « bonne tête ». Mais parce que tout va tellement vite, on voit tellement de candidats, on reçoit tellement de CV… Du coup, le tri se fait sur des critères moins rationnels. Quelque chose qui a à voir avec la séduction. Comme si le cerveau s’était mis en sommeil.  »

En fait, le cerveau reste bien en veille. Et, de façon aussi inconsciente qu’implacable, il sélectionne. Depuis la nuit des temps, et pour des questions de survie, l’homme a mis en place des catégories et des stéréotypes :  » à fuir « ,  » à séduire « , pour résumer. Les neurosciences ont révélé le mécanisme : la vue du beau active les circuits de la récompense et génère une sensation de plaisir. A son tour, celle-ci va activer un mouvement vers l’objet admiré. A l’inverse, la vue du laid nous poussera à fuir. Et tout cela se fait en quelques secondes. Lui, ou elle,  » on ne peut pas le sentir, dit-on, c’est épidermique « . Plus fort que soi. Pape de la communication non verbale, le psychologue américain Albert Mehrabian (3) a mis en évidence ce qui se joue dans une première rencontre. L’impact que nous avons sur notre interlocuteur dépend à 55 % de notre visage, à 38 % de la voix et de ses inflexions… et à 7 % seulement du contenu de notre discours. Au cours de la conversation, cette première impression a toutes les chances de se consolider.  » Notre cerveau est un peu feignant, sourit Jean-François Amadieu, il va évacuer tout ce qui lui apparaît contradictoire, et ne retiendra que ce qui conforte notre sentiment premier.  »

Ce qui s’appelle avoir la gueule de l’emploi

Car c’est bien de sentiment qu’il s’agit. Une vision n’est jamais neutre. Le cerveau met simultanément en branle les circuits du jugement, moral ou affectif. Bref, le  » délit de sale gueule  » repose sur des bases bien réelles. Responsable dans l’industrie pharmaceutique, Nathalie* le reconnaît :  » Il faut que je me fasse violence pour ne pas me faire d’idées sur une simple photo. C’est ce qui ressort, sur le CV, et c’est ce que je vois en premier. Tout de suite, je peux me dire : « Avec celle-là, on ne va pas se marrer, elle a une tête de grosse bourge catho ! » Bien sûr, je lis la suite du CV, mais ça reste…  »

Jean-François Amadieu a rassemblé un florilège d’études portant sur la perception du beau et le jugement moral :  » Immédiatement, les personnes les plus séduisantes sont créditées de toutes les qualités. On les pense plus sociables, peu querelleuses, équilibrées, sensibles, et même intelligentes. Pour résumer, on ne prête qu’aux beaux.  » Et les moins séduisants se voient d’office attribuer toutes les tares. Même au tribunal.  » Les statistiques sont là, note le sociologue. A dossiers identiques, les plus beaux sont moins souvent condamnés. Dans les crimes sexuels, les accusés au physique moins avenant écopent de peines plus lourdes.  »

Ce qui est bon est beau. Platon en tête, les philosophes grecs ont irrémédiablement associé la beauté intérieure et la beauté extérieure. L’inconscient collectif s’est construit sur ces fondements, alimentés encore par les contes de fées et, plus tard, par le cinéma : les héros sont forcément beaux et les méchants, monstrueux. Ça s’appelle avoir la gueule de l’emploi. Un quart d’heure d’entretien ne peut pas grand-chose contre des siècles entiers de conditionnement. Les petits sont forcément teigneux. Les blondes, un peu idiotes.

Et les gros forcément indolents. Car c’est pour eux que la tyrannie de la beauté est la plus féroce : elle se double d’une tyrannie de la minceur.  » Dans une société où tout va vite, explique Georges Vigarello, il faut pouvoir s’adapter, suivre le rythme. Notre corps doit être à l’image de cette mobilité : il doit être fin et tonique. Le beau, c’est aussi le mince.  » De fait, le testing de l’Observatoire des discriminations l’a montré : le CV d’un candidat obèse a trois fois plus de chances d’être rejeté que celui d’un candidat lambda.

Professeur de psychologie à l’université de Bordeaux, Marilou Bruchon-Schweitzer (4) a conduit un certain nombre d’enquêtes dans les salles de classe. Toutes aboutissent à la même conclusion : les élèves les plus beaux font l’objet de toutes les attentions de la part de leurs institutrices. Les notes, même, peuvent varier de 20 à 40 % en fonction du physique. A la tête du client ? Oui et non.  » Un bel élève suscite des attentes, et il va tenter de les satisfaire, note-t-elle. C’est l’effet Pygmalion.  » Un mécanisme qui se prolonge tout au long de la vie scolaire, universitaire et professionnelle.  » En fait, résume Jean-François Amadieu, c’est une dynamique de succès ou d’échec qui s’enclenche dès le plus jeune âge.  » Et qui conditionne par la suite toute notre relation à l’autre.  » Lorsqu’un enfant a été regardé comme séduisant, il sera convaincu de ses capacités à séduire, explique Benoît Melet, consultant et coach, secrétaire général de l’institut Psychanalyse et management. Ce sont les regards valorisants et bienveillants qui construisent l’estime de soi et développent la confiance en soi.  » Les plus séduisants acquerront plus facilement des compétences relationnelles plus grandes, qui à leur tour conditionneront la suite de leur carrière.  » Toutes les études disponibles le confirment, note Jean-François Amadieu. A productivité ou résultats égaux, un beau salarié est davantage promu.  » Plus entouré, voire plus recherché par ses collègues, il est repéré par le supérieur hiérarchique. Et si celui-ci cherche quelqu’un capable de fédérer une équipe… On ne s’étonnera pas de voir que les cadres sont majoritairement plus grands que la moyenne, comme si la taille leur conférait une autorité naturelle (5). Ni d’apprendre dans une étude britannique que les moins séduisants perçoivent un salaire 15 % inférieur à la moyenne (6).

Aristote aurait accueilli la nouvelle avec une indifférence mêlée d’ironie. Il l’a écrit il y a si longtemps :  » La beauté est une meilleure recommandation que n’importe quelle lettre.  » Mais, aussi ancienne soit-elle, la dictature de l’apparence a quelque chose de furieusement actuel.  » Avec la disparition des classes sociales et du collectif, souligne Georges Vigarello, l’apparence ne marque plus l’appartenance au groupe. Elle est devenue l’expression de soi, dans son intimité la plus profonde. Je suis ce que je montre. Or, dans notre culture du résultat et de la performance, j’ai intérêt à me montrer sous mon meilleur jour. Nous sommes devenus comptables de notre apparence.  » Moche et mal fagoté ? En soi, c’est une faute. Péché de négligence.  » Notre société de consommation a fait du corps l’un de ses produits, regrette le psychiatre Gérard Apfeldorfer. La beauté est devenue un capital, et il faut le faire fructifier. C’est une injonction sociale, et tout le monde s’y soumet. En période de crise, précarisé à l’extrême, on a l’impression que notre apparence est la dernière chose qu’on puisse encore contrôler pour s’en sortir.  » De fait, en quelques années, le marché de la beauté a explosé : 5 % de croissance par an pour la cosmétologie, 10 % en moyenne pour la chirurgie esthétique. Crise ou pas, la demande est toujours plus forte. D’autant que les hommes s’y mettent : selon une étude L’Oréal, le marché mondial des cosmétiques pour hommes a augmenté de 43 % entre 1997 et 2002. Aujourd’hui, la gent masculine représente un patient sur quatre dans le cabinet du chirurgien esthétique. Il y a quinze ans à peine, on comptait un homme pour quinze femmes.

Les diktats de l’apparence se moquent des sexes. Et des milieux professionnels. Quand les recruteurs commencent à admettre, ou à justifier, l’impact du physique, ils invoquent systématiquement l’image de l’entreprise et le contact avec la clientèle.  » C’est bien parce que le secteur tertiaire a explosé que la tyrannie de la beauté a pris une telle ampleur, note Jean-François Amadieu. Aujourd’hui, la crise aidant, elle se généralise : la concurrence est encore plus féroce, et le physique est une arme redoutable.  » Aude Roy est coach d’image, présidente de l’Association française pour l’image personnelle et professionnelle :  » Quand j’ai commencé, il y a une quinzaine d’années, je travaillais essentiellement dans des domaines d’activité où la représentation était fondamentale. Aujourd’hui, les entreprises font appel à moi pour leurs cadres, leurs ingénieurs, leurs informaticiens qui n’ont d’autres interlocuteurs que leurs voisins de bureau ! L’image est devenue une valeur en soi, pour soi, et parfaitement assumée comme telle.  »

Dans une société d’images, l’image s’impose comme le Graal. Et, en toute logique, le règne de l’apparence trouve ses fondements actuels du côté du petit écran, premier producteur d’images et d’idéal, premier diffuseur de standards et de normes. Quand LCI s’est lancée, on s’est moqué de ses Ken et Barbie présentateurs. Aujourd’hui, ils ont envahi les écrans et se ressemblent tous étrangement. A l’époque, on ne contestait pas forcément leur carte de presse. Aujourd’hui, si. Dans Télé 2 Semaines, Guy Carlier s’interroge sur la fascination exercée par Erika Moulet, valeur montante de LCI :  » La presse parle d’elle comme de la « nouvelle star de l’information », de son « look de manga », de sa « beauté de brune piquante », bref de son image, encore de son image, uniquement de son image, comme c’est dorénavant la règle en matière de journalistes télé. Il n’y aura plus jamais d’Arlette Chabot. On peut le regretter, mais c’est ainsi.  » On est au-delà du  » à compétences égales, la beauté peut faire la différence « . On est déjà arrivé au  » elle passe bien, elle a la cote, pour les compétences on verra plus tard « .

Elle  » passe bien « . Ou pas. Verdicts lapidaires qui président au choix des présentateurs de journal, mais également à celui de leurs invités.  » La gueule du client, c’est tout ce qui compte, s’énerve un rédacteur en chef dans le couloir d’une chaîne de télé. Même dans les reportages : si le mec que tu interviewes est moche, il a intérêt à être hyperbon, sinon on te le trappe au montage !  » Que voulez-vous, les diffuseurs en sont convaincus : nous, téléspectateurs décérébrés, vautrés sur nos canapés, on veut du rêve, on veut du beau. On veut du stade et des crampons, mais aussi de la caméra baladeuse dans les vestiaires. Avec un zoom, si possible sur les tablettes de Gourcuff, ou sur les pectoraux de Chabal.  » Les sportifs sont traités comme des stars depuis des décennies, rappelle Christophe Bouchet, directeur général de l’agence de communication Sportfive. Mais le phénomène s’est accéléré avec les dernières Coupes du monde de foot et de rugby. Le public s’est élargi, bien au-delà du cercle des amateurs traditionnels. Ces nouveaux venus peuvent être séduits par d’autres critères que la performance purement sportive. Aujourd’hui, les footballeurs et les rugbymans sont plus que jamais des machines à fantasmes.  » Porteurs de rêve. Supports de marques. Michalak pose torse nu en quatre par trois dans les couloirs du métro pour vendre des jeans. Chabal devient l’incarnation du mâle pour Caron. Manaudou était l’icône de Lancel.  » Certes, ils sont beaux. Mais parce que, comme tous les sportifs, ils sont jeunes et athlétiques, nuance Christophe Bouchet. Et puis ils ne sont pas que ça : ce sont d’excellents sportifs, qui véhiculent des valeurs très positives. S’ils avaient été mauvais, jamais une marque n’aurait misé sur eux.  » Ouf ! Les sportifs nous sauvent la mise, et la beauté se fait tacler. Si Ribéry, la nouvelle star du foot, fait partie des 10 champions que s’arrachent les marques, ce n’est pas grâce à sa gueule d’ange.  » Si on se place sur un plan strictement sportif, la beauté ne rentre absolument pas en ligne de compte dans la carrière d’un joueur, assure Julien Hermetet, responsable du blog marketingsportif.net. Mais, si la réussite, c’est la notoriété auprès du grand public, et la présence dans les magazines, évidemment, le physique joue pleinement.  » Ça tombe bien, on parlait justement de ça.

Le responsable politique, un people comme les autres

 » Dans une société médiacentrée, ce qui compte, c’est d’être médiatisé, explique Jamil Dakhlia, chercheur au CNRS, spécialiste de la communication politique. La réussite se mesure en performance de notoriété. Plus on vous voit, plus vous êtes important, plus vous avez du pouvoir. Or, plus vous êtes télégénique, plus on vous verra.  » Un mécanisme que les hommes politiques ont parfaitement intégré.  » Quand on veut passionner les foules, il faut avant tout parler à leurs yeux « , disait déjà Napoléon. Abraham Lincoln demandait à ses portraitistes de lui raccourcir le cou. Roosevelt ne se faisait jamais photographier en fauteuil roulant. Ceux qui nous gouvernent doivent incarner une sorte de perfection pour que l’adhésion se fasse. De l’adhésion à la séduction, il n’y a qu’un pas. Franchi avec l’arrivée de la télévision et l’apparition de la communication politique. La victoire de Kennedy contre Nixon en marquait les débuts : les deux tiers des électeurs ont reconnu avoir été influencés par le premier débat télévisé entre les deux candidats. Or le jeune sénateur démocrate avait tout fait pour compenser son manque d’expérience : sourire Ultra-Bright, brushing impeccable… et fond de teint. Nixon, qui avait refusé le moindre maquillage, transpirait à grosses gouttes : les téléspectateurs y ont vu un signe de malaise.

Aujourd’hui,  » le travail de l’image politique s’est professionnalisé et systématisé « , constate Jean-François Amadieu.  » De façon totalement scandaleuse ! fulmine Michel Bongrand (9), fondateur du marketing politique en France. La communication politique devait servir une cause, un programme, des idées. Aujourd’hui, on fait du marketing politicien au service de l’ego d’un seul homme !  » C’est que l’homme politique est devenu un people comme les autres.  » La crise de confiance dans le politique amène élus et candidats à jouer sur ce terrain-là, affirme Jamil Dakhlia. Depuis le début des années 2000, ils se retrouvent dans les magazines people, à côté des stars du show-biz. Ils vont donc en adopter les codes, en apprendre le langage, et se soumettre eux aussi à l’injonction au paraître.  » Plutôt que de chercher à convaincre un électeur, mieux vaut tenter de le séduire. Désacralisée, la fonction ne protège plus du diktat des apparences : autant se plier à ces règles. Et les études sur le sujet leur donnent raison. Des universitaires californiens l’ont ainsi démontré : sur simple photo, les candidats dont l’apparence était travaillée pour séduire l’emportaient systématiquement sur ceux qui se montraient plus ternes ou plus négligés. Pis : lorsqu’on détaillait aux  » cobayes  » le programme de chacun, les résultats ne changeaient pas. La  » première impression  » a encore frappé…

Souvenez-vous, l' » obamania  » : des hordes d’hystériques à chaque apparition du candidat démocrate, des armées de paparazzi guettant son moindre geste, des photos en pagaille de ce torse nu sur les plages d’Honolulu… Barack Obama aurait-il été élu s’il avait été laid ?  » L’effet « taille », qui confère toujours un certain charisme, a dû jouer, tempère Jean-François Amadieu. Mais, pour nombre d’Américains, McCain était plus conforme aux standards. Et quand on parle du physique d’Obama, la couleur de sa peau interfère et brouille les cartes.  » C’est beaucoup plus net, en revanche, si on regarde du côté de son ancienne rivale, Hillary Clinton, ou de notre Ségolène nationale. Pendant longtemps, l’une comme l’autre ont volontairement refusé de jouer la carte de la séduction.  » Jusqu’à tout récemment, la beauté était un handicap pour les femmes en politique, explique Jamil Dakhlia. Elles jouaient dans la cour des hommes, elles devaient mettre de côté leur féminité.  » Aujourd’hui, tout a changé. Elles ont changé. On a largement glosé sur le relooking total de la candidate socialiste. Rien à voir, en effet, entre la sage mère de famille aux quenottes proéminentes des débuts et la star du Zénith, cheveux ondulés et tunique de créateur branché, en novembre dernier. Hillary Clinton, elle, a définitivement tourné le dos à l’avocate binoclarde, hippie et féministe qu’elle était. Conseillée, dit-on, par Anna Wintour, la toute-puissante directrice de Vogue, elle porte haut les talons, blond le brushing, et devant des étudiantes de Yale déclare sans ciller :  » La chevelure compte beaucoup.  » Silvio Berlusconi ne la contredira pas qui, démasqué par la presse, a fini par l’avouer : oui, il s’est fait poser des implants, et oui, il s’est fait lifter. Mais, a-t-il ajouté devant des journalistes médusés,  » c’est un devoir de se présenter sous son meilleur jour possible « . Ce qui vaut pour soi valant pour son entourage, le Cavaliere a aussi choisi une ex-candidate au concours de Miss Italie comme ministre… de l’Egalité des chances – un comble. Mara Carfagna a certainement des compétences, elles sont simplement moins connues des Italiens que ses photos de charme.

Surenchère, de l’autre côté des Alpes : en France, on n’aura pas seulement une bombe (Yade) et plusieurs très belles femmes (Dati,  » NKM « , Pécresse…) au gouvernement ; on aura aussi une ancienne top model à l’Elysée ! Bling-bling sur la Rolex, bling-bling sous la ceinture. Et vive les talonnettes. Nicolas Sarkozy soigne son look comme personne avant lui. Il gagne la présidentielle ? Vive les Ray-Ban conquérantes. Il chute dans les sondages ? On fait dans le sobre.  » Il connaît et maîtrise parfaitement l’image et ses codes, note Jamil Dakhlia. Mais il va plus loin que ça : avec lui, pour la première fois, le corps naturel du chef de l’Etat est mis à nu, et éclipse le corps politique.  » Il n’est plus seulement un président, il est un homme. On ne parle plus de d’habit, on parle de ce qu’il y a en dessous. D’un corps qu’on travaille et qu’on muscle, signe d’effort et de volonté. Les joggings présidentiels s’étalent à la une des journaux, sa coach sportive y détaille ses exercices du périnée… Du jamais-vu. Il se veut jeune, dynamique, volontaire, et par tous les moyens il veut le faire savoir.

Réjouissons-nous, le règne de l’apparence a encore des limites

Sarkozy connaît sa leçon par coeur : l’habit fait le moine. Et pas seulement la nonne. Si l’on s’est largement répandu sur les robes panthère de Dati ou les vestes blanches de Royal, on l’avait moins vu venir : les hommes politiques sont eux aussi plongés jusqu’au cou dans le bain de l’apparence. Les quadras fringants, à gauche comme à droite, le prouvent tous les jours. Cherchez le moche, vous ne le trouverez pas. Pas à la télé, en tout cas. Sur le plateau de Ruquier, c’est Manuel Valls qu’on voit, rebaptisé  » Manuel Gibson  » par une baronne de Rothschild tellement émoustillée qu’elle semblait prête à prendre sa carte du PS. D’autant que le parti compte dans ses rangs  » le beau gosse de la gauche « , Benoît Hamon. Un titre qui se paye ? Demandez à Martine Aubry :  » Benoît n’a pas besoin d’être numéro 1, car c’est maintenant l’idole de toutes les Françaises.  » Remarque un tantinet sexiste qu’on croyait réservée aux femmes. Petite phrase délicatement assassine qui prouve aussi une chose : aussi puissante soit-elle, l’apparence ne suffit pas.  » Il faut pouvoir transformer l’essai, reprend Jamil Dakhlia. La beauté aide à se faire connaître du grand public, c’est évident. Elle ne suffit pas encore à se faire élire.  » Tomber les Ray-Ban n’a jamais empêché personne de chuter dans les sondages.

Réjouissons-nous, les apparences ont encore quelques limites. Tablons sur la crise, la prise de conscience qui l’accompagne, et l’éveil écologique du grand public : les consommateurs que nous sommes finiront bien par se recentrer sur l’essentiel. Et continuons de nous voiler la face.  » Les stéréotypes ont encore de très beaux jours devant eux, prévient Jean-François Amadieu. Le seul moyen d’en venir à bout est de lever le tabou. Pas pour légitimer un état de fait, mais pour pouvoir agir en conséquence. En commençant par supprimer les photos sur un CV.  »

En attendant, dans quelques jours, le 23 mai, Susan Boyle participera à la deuxième manche de  » Britain’s Got Talent « . Avec une nouvelle garde-robe, un brin de maquillage, et des cheveux nouvellement coupés et colorés. Dix jours après sa première victoire, celle qui incarne  » la revanche des moches  » était déjà relookée.

Note(s) :

(1) Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Odile Jacob, 2002.
(2) Histoire de la beauté et Histoire du corps, Seuil, 2004 et 2006.
(3)  » Decoding Of Inconsistent Communication « , Journal Of Personality And Social Psychology.
(4) Le Corps et la beauté, avec Jean Maisonneuve, PUF, coll.  » Que sais-je ? « , 2000.
(5)  » La taille des hommes : son incidence sur la vie en couple et la carrière professionnelle « , de Nicolas Herpin, Economie et statistiques, 2003.
(6)  » Beauty, Statute And The Labour Market : A British Cohort Study « , de B. Harper, universitaire londonien, Oxford Bulletin Of Economics And Statistics, 2000.
(7) Maigrir, c’est dans la tête, Odile Jacob, 2009.
(8) Politique people, Bréal, 2008.
(9) Le Marketing politicien, grandeur et décadence des stratégies de pouvoir, Bourin Editeur, 2006.
* Les prénoms ont été changés.

Le règne finissant des gourous blancs
Avec l’affaire Kouchner, la «Françafrique» refait parler d’elle et, dans son sillage, des «gourous blancs». Mais les riches heures de ces conseillers en communication semblent faire partie du passé.

Le dernier livre de Pierre Péan, Le Monde selon K, sur l’actuel ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, et ses relations avec certains dirigeants africains, a fait ressurgir bon nombre de fantasmes sur la «Françafrique», ce système consistant à choyer les chefs d’États africains «amis» de la France en dépit de leur indifférence aux principes démocratiques, mais en échange d’un accès privilégié aux matières premières stratégiques_ Baptisés les «gourous blancs», les communicants français habitués du continent noir n’échappent pas aux suspicions. Dans un article du 24 février sur «Les réseaux du docteur Kouchner», le quotidien Libération évoque ainsi, au détour de son enquête, le nom du publicitaire Pierre Dassas, patron de l’agence homonyme et président d’Africa Alive, fondation qualifiée comme «proche» de l’ancien ministre socialiste. Cette association a notamment organisé, en 2006, l’opération humanitaire et artistique Vach’Art pour recueillir des fonds en faveur de l’Afrique. «La fondation, toujours active, n’a aucun lien avec Bernard Kouchner. Simplement, nous avons un ami commun, Éric Danon, qui m’a aidé à la fonder. Quant à moi, je n’ai jamais eu d’activité professionnelle en Afrique», se défend d’ailleurs Pierre Dassas.

La défiance est tenace. Et pour cause ! Les pérégrinations des publicitaires français sur le continent africain doivent beaucoup à la politique interventionniste de la France, avec les inévitables soupçons, au mieux de complaisance, au pire de corruption.

C’est au début des années 1960, dans les valises de Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» du général de Gaulle, que Michel Bongrand a fourbi ses premières armes. Aujourd’hui âgé de quatre-vingt-six ans, le précurseur de cette tradition bien française du conseil aux dirigeants africains narre avec malice et sans détour cette époque où la France imposait encore sa loi en Afrique de l’Ouest : «Pour ma première mission au Gabon, je me rappelle avoir attendu avec Bongo [alors vice-président du Gabon] l’arrivée d’un représentant d’Elf, porteur d’une valise pleine de billets, pour le règlement de mes honoraires, qui s’élevait à l’époque à 4 millions de francs.» Trente ans plus tard, ce mélange des genres n’était pas encore franchement passé de mode, si l’on en croit ce consultant français qui a _uvré sur le continent tout au long des années 1990 : «Les liens entre politique et communication restent étroits, confie-t-il. Les vrais-faux contrats, dont les montants sont substantiellement gonflés pour financer des partis, des personnalités ou les intérêts de tel ou tel dirigeant africain, restent évidemment en vigueur.»

Antoine Glaser, rédacteur en chef de La Lettre du continent, qui a révélé la première les accointances entre Bernard Kouchner et le pouvoir gabonais, souligne que «les chefs d’État africains sont très généreux et disposent de beaucoup d’argent. Grâce à leur monoproduction de pétrole ou de manganèse, ils paient souvent en cash.»

L’instabilité du continent a un coût

Interrogé sur le sujet avant sa nomination au gouvernement, le communicant Thierry Saussez n’hésitait pas à qualifier le continent de véritable «eldorado». Lui-même admettait avoir touché près de 730 000 euros par an lorsqu’il conseillait Henri Konan Bédié, en Côte d’Ivoire, de 1995 au coup d’État de 1999. Plus récemment, le réseau Euro RSCG a négocié un contrat de 330 000 euros hors taxes et frais divers avec la présidence éphémère de Mauritanie. La chute de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, à l’été 2008, n’a pas empêché l’agence de continuer à envoyer ses factures tous les mois. «Il fallait faire respecter notre contrat qui prévoyait des indemnités en cas de rupture anticipée», explique un cadre d’Euro RSCG qui requiert l’anonymat, comme beaucoup sur les questions africaines. Une façon d’admettre que l’instabilité politique du continent subsaharien a un coût_

«Le temps passé sur un dossier africain est souvent plus important que sur un dossier européen. On peut rester une semaine au Sara Kawa [hôtel de Lomé, capitale du Togo] pour un rendez-vous d’une heure», explique Michel Aveline, consultant, énumérant les délais non tenus, les rendez-vous reportés, la multiplication des procédures, etc.

Notre cadre d’Euro RSCG cité plus haut essaie lui aussi de relativiser les chiffres qui circulent sur le montant des contrats. «Pour nous, c’est un business à la fois chronophage et minuscule, qui ne représente que 1/2 000e de notre chiffre d’affaires», souligne-t-il.

Pourtant, en dépit du discours du Cap, prononcé par Nicolas Sarkozy il y a tout juste un an et censé signer l’arrêt de mort de la «Françafrique», le continent subsaharien continue de faire rêver, notamment ces «mercenaires à col blanc» toujours à l’affût de contrats juteux. La crise ivoirienne, celle du Congo ou les soubresauts togolais ont attiré nombre de ces francs-tireurs du lobbying. Certains viennent de la presse et sont en rupture avec leur milieu d’origine, tels Jean-Luc Mano, qui a notamment sévi à France 2 et France-Soir, Jean-Paul Pigasse, ancien des Échos et de L’Express, ou Jean-Noël Tassez, qui a dirigé RMC, actuellement sur le banc des accusés dans l’affaire de l’Angolagate_ Pour cet ancien conseiller très en vue, c’est d’ailleurs l’un des problèmes : «L’Afrique continue d’attirer des gens désireux de faire des coups, d’empocher beaucoup d’argent et de repartir sans se soucier du long terme.»

Le «gourou blanc», relais d’influence en France

De fait, les leaders africains ont eux-mêmes favorisé ces liaisons dangereuses, comme l’illustre avec humour le film franco-congolais Les Couilles de l’éléphant, sorti sur les écrans français en 2002. Où l’on voit un élu du cru en campagne, envouté par sa femme, faire appel à un jeune consultant parisien qui découvre le marigot africain.

Pour les politiques de la région, un «gourou blanc» reste encore le moyen le plus sûr de développer leur réseau et surtout une communication d’influence en France. Une véritable manne pour les publicitaires français, à commencer par les incontournables Jacques Séguéla et Thierry Saussez. «Qui n’a pas fait du Bongo ou du Eyadema !», lance Bernard Rideau, ancien conseiller en communication de Giscard d’Estaing. Après avoir écumé l’Afrique pendant plus de vingt ans, il est aujourd’hui proche d’Abdoulaye Wade, le président du Sénégal. Blonde et athlétique, Patricia Balme, ex-conseillère de Michèle Alliot-Marie et de Renaud Dutreil et favorite de la présidence camerounaise depuis 1999, fait partie de la nouvelle génération de ces conseillers blancs. «Plus qu’ailleurs, il est indispensable de construire une véritable relation de confiance et de se montrer fidèle», explique la fondatrice de l’agence PB Com international, qui fut également aux côtés du Centrafricain François Bozizé lors de son coup d’État éclair de 2003. «Je ne travaille qu’avec des pays où les chefs d’État sont approuvés par les autorités françaises», souligne-t-elle, comme pour insinuer qu’il n’y a pas si longtemps, rien ne se faisait sans l’Élysée dans cette partie du monde_

Pour autant, tous les communicants n’ont pas sa patience. Marc Vanghelder, président de l’agence Leaders & Opinions, a mis fin à sa dernière mission en Afrique avec le Cameroun en 2003. «Il est difficile de faire un travail sérieux. Souvent entourés d’une armée mexicaine de conseillers, les dirigeants africains ont du mal à suivre une stratégie de communication digne de ce nom, explique-t-il, un brin désabusé. Au final, notre travail se limite souvent à devoir convaincre la femme du président.» Son expérience avec Paul Biya, président du Cameroun qui, à deux reprises, a annulé sans explication des opérations montées de longue date, l’une avec la presse française et l’autre autour d’une manifestation très prisée dans le pays, la fête de la Jeunesse, lui a fait perdre ses dernières illusions sur l’Afrique. «On peut effectivement se contenter de prendre ses honoraires et se moquer du travail réalisé. Moi, j’ai dit stop», tranche-t-il.

Actions peu coûteuses sur le terrain

D’autres, comme Jacques Séguéla, invoque un emploi du temps_ surchargé. «Je ne travaille plus sur l’Afrique. Je n’ai plus le temps. Et avant de travailler pour un homme politique, je veux être sûr de ses engagements démocratiques. Mes seules campagnes remontent aux années 1990 et début 2000 pour Diouf [ancien président du Sénégal], qui était un vrai démocrate», assure le vice-président d’Havas. Une analyse toute personnelle de son implication effective sur les dossiers africains. Le fils de pub est tout de même à l’initiative de la création de la cellule internationale d’Euro RSCG, très active en Afrique et dirigée par Jean-Philippe Dorent. Composée d’une demi-douzaine de consultants, cette structure s’appuie en Afrique sur les agences locales ou partenaires du réseau publicitaire. «Nous ne faisons pratiquement plus de conseil en communication politique, confirme Jean-Philippe Dorent. Actuellement, nous travaillons sur l’image économique du Cameroun et pour de grandes sociétés françaises comme Veolia, Bolloré Africa Logistic ou Total.» Mais peut-on défendre les intérêts économiques de ces grands groupes sans faire de politique ?

Stéphane Fouks, coprésident d’Euro RSCG (Havas) vient tout juste de rendre «une visite de courtoisie» au président ivoirien Laurent Gbagbo alors qu’une élection présidentielle devrait se tenir dans les prochains mois. Jean-Philippe Dorent se contente d’évoquer «une simple réflexion en cours». De fait, le groupe Bolloré, dont le président est le principal actionnaire d’Havas, gère le port d’Abidjan. Ses intérêts en Afrique sont nombreux. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’émission Paroles d’Afrique sur Direct 8, la chaîne du groupe, est animée par son vice-président chargé de l’Afrique, Michel Roussin.

Sur le terrain, le marché de la communication politique en Afrique se résume souvent à des actions peu coûteuses. Dans le genre, la campagne présidentielle sénégalaise de 2000 reste un exemple. Conseillé par Jacques Séguéla, à grand renfort de spots TV et d’affiches «à la française», le président sortant Abdou Diouf s’est vu détrôner par son opposant Abdoulaye Wade qui, sur les conseils de Bernard Rideau, a uniquement privilégié un affichage sauvage, mais omniprésent. «Sans compter qu’en fournissant un mobile à nos représentants dans les bureaux de vote afin qu’ils communiquent en direct aux médias les résultats des premiers dépouillements, nous avons évité le risque d’une manipulation du pouvoir en place», ajoute pour sa part Marc Bousquet, alors collaborateur de Bernard Rideau et aujourd’hui président de l’agence parisienne Médiatique, qui travaille toujours pour Wade. L’agence réalise certains travaux d’édition du chef de l’État. Son ancien associé, Jean-Pierre Pierre-Bloch, ex-député UDF, aujourd’hui patron de Médiatique Africa, installée à Dakar (Sénégal), travaille à l’organisation d’événements. Il est notamment derrière Fesman 2009, le troisième Festival des arts nègres que doit accueillir Dakar du 1er au 21 décembre 2009.

La donne a changé

Marc Bousquet le reconnaît avec une pointe de nostalgie : «Nous sommes sur la queue de la comète_» En même temps que la disparition des derniers «Foccard boys», à la fin des années 1990, la donne tend a changé pour les fameux «gourous blancs». «Si avoir son sorcier blanc a longtemps fait partie de la panoplie du parfait dirigeant africain, c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. La génération des quadras africains, formés dans les universités américaines ou canadiennes, prend peu à peu la main», observe Bernard Rideau, en donnant l’exemple d’Hassan Bâ, qui a travaillé à Genève au Forum de Davos, avant de devenir conseiller spécial du président Wade pour la communication. «La manne s’est raréfiée pour les gourous blancs, confirme Isaac Tchiakpe, conseiller de l’opposant togolais Gilchrist Olympio. Déjà, les pays ont moins besoin de soigner leur image que du temps de _papa_, qui l’écornait à force d’élections truquées. Les hommes politiques africains se sont aussi professionnalisés et n’ont plus besoin de recourir aux communicants pour défendre leurs intérêts et leurs dossiers.» Jean-Philippe Dorent, d’Euro RSCG, reconnaît qu’une page s’est tournée : «Pour parler à l’Europe, aux États-Unis ou au FMI, les dirigeants africains ont compris que les _gourous blancs_ ne suffisaient plus. Nous sommes en train de passer de l’époque du consultant solitaire avec son officine et son carnet d’adresses à l’ère des groupes de communication plus organisés, internationaux mais aussi locaux, comme Vodoo [basé à Lomé et présent dans toute l’Afrique de l’Ouest].» Et si certains «sorciers blancs» sont toujours très présents, la nature de leurs missions a changé. «Ils ne font plus vraiment du conseil en communication, mais plutôt du lobbying, voire de la stratégie politique ou carrément du renseignement», constate le Sénégalais Mamadou Dia, ancien journaliste et patron d’une agence de communication, aujourd’hui conseiller spécial du Premier ministre de Guinée-Bissau. Anne Méaux, présidente d’Image 7, qui gère notamment les relations presse et l’image à l’international de la Tunisie et du Sénégal, est aussi la reine du lobbying, conseillant le ban et l’arrière-ban du CAC 40.

Avec l’arrivée des Américains, mais aussi des Chinois et des Indiens sur les plates-bandes françaises, cette gigantesque partie de lobbying ne peut se réduire, comme «au bon vieux temps», à l’intervention de simples officines en communication. Face à des cabinets comme Cohen & Woods International, dirigé par l’ancien sous-secrétaire d’État américain aux Affaires africaines Herman Cohen, les acteurs français doivent étoffer leur offre en gestion des affaires publiques ou, alors, se contenter de devenir de simples prestataires. «On sent enfin des signes de professionnalisation», se réjouit Stéphane Fouks, qui rêve de campagnes africaines modernes qui ne reprennent ni les codes français ni ceux de «l’Afrique à papa».

Pas sûr, toutefois, que la dizaine d’élections présidentielles prévues pour cette seule année 2009 permette à Stéphane Fouks de réaliser son rêve. De l’Afrique du Sud à l’Algérie, en passant par l’Angola, le Congo ou la Côte d’Ivoire, la tentation africaine sera grande.

Présenté par Patricia Balme, François de La Brosse, proche du président Nicolas Sarkozy, pour qui il a notamment conçu la Web TV de sa campagne, ne s’est pas fait prier pour doter le président camerounais Paul Biya de sa propre chaîne de télévision en ligne (www.presidenceducameroun.com). Chassez le naturel…

La campagne de communication du gouvernement sur les mesures en faveur du pouvoir d’achat déclenche une levée de boucliers. Le genre fait pourtant florès.

Une affiche de la campagne de publicité sur les mesures en faveur du pouvoir d’achat. La campagne est déclinée sur Internet, à la télé et dans la presse.

En France, on a pas de pétrole, mais on a des idées »… Le slogan imaginé en 1977 par l’agence Lintas pour l’Agence sur les économies d’énergie est entré dans la mémoire collective et le langage courant. Cette campagne de communication pionnière portait sur les fonts baptismaux le fameux Service d’information du gouvernement (à l’époque SID). Trente et un ans après, le SIG vient de rendre public son dernier avatar : « C’est mois après mois que nous gagnerons la bataille du pouvoir d’achat ». Ce slogan est le fil rouge d’une nouvelle campagne publicitaire destinée à vendre aux Français les dernières mesures gouvernementales en faveur du pouvoir d’achat. « Un sujet incontournable, puisque c’est la principale préoccupation des Français. 71 % d’entre eux trouvent d’ailleurs ces campagnes légitimes », assure Thierry Saussez. « Le pouvoir d’achat est une problématique que nous avions soulevée pendant la campagne présidentielle, martèle de son côté le Premier ministre, François Fillon. Depuis un an nous avons pris beaucoup de mesures. Certaines sont complexes, nous devons donc informer les citoyens. »

Le SIG a donc lancé lundi un site Internet et une campagne plurimédia pour les faire connaître, et surtout « montrer que les promesses sont tenues et les réformes lancées ». Le slogan sur « la bataille du pouvoir d’achat » est décliné sur le site mesurespouvoirdachat.gouv.fr, via des films publicitaires en télévision et des visuels dans la presse. L’ensemble du dispositif a été conçu par l’agence Young & Rubicam et validé par Nicolas Sarkozy, François Fillon et Thierry Saussez. « L’idée n’était pas de faire dans le décalé, explique Eric Helias, directeur de création de Young & Rubicam. L’«insight» c’est l’impatience des Français. On ne peut pas faire du spectacle avec le salaire des gens. Nous avons voulu un film modeste, il a été réalisé par une journaliste de la chaîne parlementaire. » Cette campagne est aussi le premier acte d’une refonte de la communication gouvernementale sous l’égide de Thierry Saussez, qui a reçu pour mission par Nicolas Sarkozy « de la dynamiser et de la coordonner ».

« Publicité politique »

Le communicant du président s’appuie sur un sondage de l’Ifop assurant que « 64 % des Français trouvent que le gouvernement ne communique pas assez ». Mais l’argument ne convainc pas tout le monde. « Dans cette affaire, on confond information et communication, s’étonne Arnaud Dupui-Castérès, président fondateur de l’agence Vae Solis Communications, qui a travaillé sous Jean-Pierre Raffarin à Matignon au dispositif d’information sur la réforme des retraites. On n’explique rien, on ne fait pas de pédagogie. C’est le gouvernement qui dit : «Regardez comme je fais bien ce que je fais.» La publicité c’est un outil, pas une finalité en soi. » Jack Lang, qui n’avait pourtant pas lésiné sur les moyens pour promouvoir ses actions comme la Fête de la musique, enfonce le clou : « C’est un peu étrange de faire payer par les contribuables une campagne publicitaire vantant la politique gouvernementale. » « Il est évident qu’à partir du moment où c’est le SIG qui le fait, c’est de la publicité politique, rappelle de son côté Michel Bongrand, pionnier français de la communication politique. Le SIG est là pour vendre la politique gouvernementale et faire de la propagande au service du gouvernement. Son travail c’est de corriger la mauvaise passe dans les sondages et c’est tout à fait légitime. »

« Il ne s’agit pas d’une campagne partisane, se défend Frédéric Torloting, président de Young & Rubicam. On ne fait pas passer un message, une opinion. C’est un budget presque comme les autres. Toutes les agences voulaient faire la campagne, ne me dites pas qu’elles sont toutes sarkozystes. » Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un gouvernement en difficulté tente de se réconcilier avec l’opinion par une opération de publicité. La réalité, c’est qu’il n’y a pas de séparation entre les campagnes d’intérêt général et la communication autour des réformes. Une campagne de « com » gouvernementale doit souvent concilier plusieurs objectifs : d’abord sociologique, afin de créer du lien, ensuite comportemental pour favoriser le « mieux-vivre-ensemble », puis informatif pour faire connaître une mesure ou la mise en oeuvre d’un projet… sans oublier de valoriser « l’annonceur ». « Le gouvernement a un rôle d’émetteur », reconnaît Franck Tapiro, coprésident de l’agence Hémisphère Droit, lui aussi auteur de campagnes pour le SIG, comme celle pour le ministère de l’Intérieur en 1987. « Il n’est pas neutre. D’ailleurs cette publicité autour du pouvoir d’achat est comme une sorte de mémo de la campagne. Je suis ravi de voir à quel point «Imaginons la France d’après» continue d’inspirer ! S’attribuer clairement la politique publique pour redonner le moral aux Français, c’est la méthode «Sarkocoué». Il a raison. »Mais les enjeux de santé publique ou d’environnement et les campagnes de sensibilisation pour changer les comportements trouvent davantage grâce aux yeux du public. « Un petit clic vaut mieux qu’un grand choc »,inventé par Michel Bongrand, ou encore « Un verre ça va, trois verres bonjour les dégâts », de Robert & Partners en 1984 sont des modèles du genre. Certaines campagnes du SIG pour des grandes causes témoignent aussi d’un vrai courage politique, comme celles faisant la promotion des préservatifs il y a vingt ans. Le slogan de Robert&Partners « Mettre de l’argent à gauche c’est adroit », imaginé en 1990 pour le compte de Pierre Bérégovoy, afin d’inciter les Français à épargner, est un modèle de subversion.

Un budget de 4,33 millions

Ce n’est pas le cas de cette nouvelle campagne de promotion des mesures sur le pouvoir d’achat. Elle s’appuie sur un budget de 4,33 millions d’euros et mise sur la puissance et l’efficacité. Ce n’est pas si cher. Ainsi, en Angleterre, la dernière campagne de sensibilisation au réchauffement climatique a coûté 9 millions d’euros au gouvernement de Sa Majesté. « C’est normal, la répétition est l’une des règles de base de toute communication publique. Cela nécessite des investissements plus importants », remarque Arnaud Dupui-Castérès. 4 millions d’euros, c’est une vague de trois semaines pour un produit lambda d’une marque lambda. Le montant représente 0,03 % du coût prévisionnel des mesures gouvernementales en faveur du pouvoir d’achat. « Un coût inférieur au coût traditionnel des campagnes institutionnelles privées, mais comparable à la campagne d’information sur les services à la personne », note le SIG.

Mais certaines périodes sont opportunes en communication publique, d’autres carrément contre-productives. Aujourd’hui, les Français semblent avoir les yeux rivés sur le cours du baril ou de l’essence et être préoccupés par leurs vacances, davantage que de « travailler plus ». Qu’ils se rassurent, ils n’en ont pas fini avec la communication gouvernementale. Thierry Saussez va choisir une agence pour assurer son planning stratégique. L’ensemble des projets du gouvernement feront aussi l’objet de campagnes de communication à venir : santé, Grenelle de l’environnement, modernisation de l’économie entre autres. Si la plupart viseront le grand public, certaines pourront cibler les enseignants ou les retraités. Rien d’étonnant, donc, à ce que toutes les agences de la place se bousculent au portillon du SIG…

La communication empoisonne-t-elle la politique ?

Francis Balle. – La communication politique est aussi vieille que la démocratie. Mais c’est en 1960 qu’elle a été véritablement «institutionnalisée», avec l’irruption de la télévision et des sondages, ce qui a engendré le marketing électoral et la naissance de ces agences – les ancêtres des spin doctors – qui se sont mises à proposer leurs conseils, grâce à des études très empiriques sur les attentes des citoyens, calquées sur les techniques de publicité mises au point après la Seconde Guerre mondiale. On s’est peu à peu attaché à promouvoir des hommes politiques, exactement comme on pouvait faire valoir des produits d’entretien. Longtemps, les politiques s’étaient laissé guider par leur intuition, sur la façon de faire campagne, comme sur la façon de gouverner. Puis les conseillers en communication ont prétendu être les seuls capables de leur fournir les clés et les outils nécessaires pour convaincre l’opinion. Le mouvement^ une fois lancée ne s’est jamais arrêté. Récemment, constatant une désaffection des Français pour les émissions politiques classiques, les chaînes de télévision ont cru bien faire en présentant les responsables politiques comme des stars du monde du sport ou du cinéma. Les 7% ou 8% des personnes les plus «politisées» – qui sont également prescriptrices d’opinion – ont été passablement déconcertées, voire indignées, et se sont détournées de ces émissions «grand public». Quant aux politiques, ils furent dévalorisés, voire ridiculisés. Résultat de ce mécanisme pervers : la politique et ceux qui la font ont été profondément, et peut-être durablement, déconsidérés.

Christian Delporte. – Aujourd’hui, on a atteint un sommet ! Autrefois, on agissait d’abord, on communiquait ensuite. Puis on a communiqué pour agir. Désormais, la communication a tendance à remplacer l’action. On dit toujours que c’est Roosevelt qui a inventé les «causeries au coin du feu». C’est faux ! C’est André Tardieu, homme de droite, qui utilise dans les années 1930 la radio d’Etat pour parler aux Français, invite les reporters à suivre ses meetings, retransmis directement sur les ondes publiques. On n’avait jamais vu ça ! Le retour de bâton ne se fait pas attendre : la gauche l’appelle «Tardieu, l’homme au micro entre les dents». Antoine Pinay, lui, déjeune aux Halles, et invite un boucher à partager son pot-au-feu. La France entière sait qu’il paie – ostensiblement – l’addition ! Quand arrive la télévision, Guy Mollet se prête volontiers à la mise en scène, conseillé par Marcel Bleustein-Blanchet qui monte le premier «plan média» à la française : accompagné du ministre de l’Information de l’époque, Pierre Sabbagh conduit un «entretien» à Matignon, dont tous les dialogues ont été soigneusement écrits à l’avance et répétés comme au théâtre ! Le rendez-vous, régulier, s’appelle, sans rire, «Face à la vérité». Le verre de lait de Mendès, les conférences de presse de De Gaulle, Alain Peyrefitte qui importe des Etats-Unis le prompteur pour restituer au mot près le discours officiel… Ensuite sont arrivés les médias de masse audiovisuels et la possibilité de mesurer les réactions de l’opinion publique, avec les sondages.

F. Balle. – Pour autant, la communication seule fait-elle l’élection ? Prenons l’exemple de Kennedy et de Nixon. Tout le monde a cru, à tort, que Kennedy avait été élu contre Nixon grâce à la télévision. Ce n’était pas vrai. Au cours de leurs célèbres face-à-face, Nixon semblait confondre la télévision avec la radio; il parlait sous l’oeil des caméras comme on s’exprime au micro d’une radio, avec des slogans, des phrases toutes faites, apprises par coeur. Kennedy, lui, semblait hésiter, mais à cause même de ces hésitations, il donnait des gages de sincérité. C’est cette sincérité qui est passée grâce à la télévision. Longtemps pourtant, jusqu’au début des années 1980, on a cru que la télévision faisait l’élection, les sondeurs doublant les face- à-face télévisés d’études systématiques sur les attentes des Français. Peu à peu la communication est alors devenue l’outil principal des hommes politiques apparemment tyrannisés par les résultats des sondages. Est-ce inquiétant ? Une chose me rassure : les gens s’en méfient de plus en plus. Et si, ironie de l’histoire, alors que l’on n’a jamais autant parlé de la communication politique, nous en étions arrivés précisément au point où elle aurait au bout du compte le moins d’effets sur les citoyens ?

C. Delporte. – Mais il faut tout de même admettre que, sans communication politique, il n’y a pas un candidat qui puisse prétendre devenir présidentiable. A partir des années 1960, plus on a ressenti l’impuissance politique, plus la communication s’est développée. Jusqu’au milieu des années 1970, seule la droite faisait de la communication. Pour les partis de gauche, qui d’ailleurs n’en avaient pas les moyens, la communication, c’était le marché, le capitalisme. Ils avaient des militants, des relais, des journaux. Ils étaient dans la propagande traditionnelle, une propagande éducative. Mais ils ont fini par s’y mettre.

F. Balle. – L’exemple le plus édifiant, c’est «la force tranquille». On sait très bien qu’il y a eu polémique entre Michel Bongrand et Jacques Séguéla, qui s’en disputent la paternité. Bongrand dit que le slogan a été forgé pour le candidat de droite, et Séguéla pour celui de la gauche. Les officines se connaissent toutes; elles sont sur le même marché.

C. Delporte. – Le slogan est totalement interchangeable ! Il est aussi bon pour Giscard que pour Mitterrand ! Cela en dit long !

F. Balle. – Oui, parce que les communicants visent «la clientèle du milieu», «le marais». Ceux qui, contrairement aux militants, n’ont pas fait leur choix, hésitant jusqu’au dépôt de leur bulletin dans l’urne.

C. Delporte. – Cela ne date pas de Ségolène Royal ! Rappelez-vous Jacques Delors : même s’il n’est pas allé jusqu’au bout, ce sont les sondages qui l’avaient placé en tête, alors qu’il ne représentait pas grand-chose à l’intérieur du Parti socialiste. La situation est ambiguë. Car la communication politique, c’est comme le cholestérol. Il y a la bonne et la mauvaise. La bonne, c’est lorsque chacun est à sa place et quand les trois acteurs jouent leur jeu : ceux qui gouvernent, ceux qui sont gouvernés et ceux qui ont le rôle de médiateur. Or le problème, c’est quand la communication est pervertie. Exemple, les émissions de TF1, avec cette fiction du panel. On nous fait croire que grâce aux «vrais gens», on crée un contact direct entre le peuple et l’élu. Ce n’est que l’antichambre du populisme. Pourquoi ne pas faire voter les cent personnes présentes sur le plateau, et s’épargner d’organiser des élections.

F. Balle. – La communication, pourtant, ne parvient pas à façonner entièrement l’opinion. Ainsi les lecteurs n’apprécient guère que la presse prenne parti à leur place. Ils ont alors une réaction de rejet vis-à-vis des médias, qu’ils soupçonnent de vouloir les manipuler et du coup font le contraire de ce que les médias paraissent leur dicter.

C. Delporte. – En 1936, la presse de droite est largement majoritaire et hostile au Front populaire. Blum a pourtant gagné. Même chose en 1981 . Ce serait donc bien trop simpliste de dire que les médias font l’opinion. En revanche, ce qui me frappe, c’est que la presse n’a pas vu arriver le coup du «non». Comme elle n’a pas vu le 21 avril, ou n’a pas voulu le dire.

F. Balle. – Bien sûr, on savait, et on ne l’a pas dit ! Si cinq jours avant, la presse avait répercuté ce que lui disaient les sondages – Jospin dépassé par Le Pen au second tour – il y aurait eu une forte mobilisation pour empêcher que cela advienne. Et sans doute, cela ne serait pas arrivé. On aurait alors dit que les sondeurs s’étaient trompés !… D’où leur intérêt bien compris que cela ne se sache pas !

C. Delporte. – La communication peut-elle remplacer la politique ? Je crois que non. L’opinion peut se laisser séduire un temps par une image savamment cultivée. Mais elle finit toujours par juger l’homme politique à ses actes. Et si ce qu’il fait déçoit, son image se brise. L’exposition médiatique, alors, ne sert plus à rien; au contraire. Giscard en a fait l’expérience en 1981. Sarkozy prend aujourd’hui le même risque. Pour l’instant, il joue la carte de l’exposition permanente et les médias suivent. Mais si les Français ne sentent pas d’amélioration dans leur vie quotidienne, l’hypercommunication de l’hyperprésident se retournera brutalement contre lui.

Professeur de sciences politiques à l’université Paris-II où il dirige l’Irec (Institut de Recherche et d’Etudes sur la Communication et les Médias), Francis Balle est notamment l’auteur de l’ouvrage de référence «Médias et sociétés».

Professeur à l’université de Versailles Saint- Quentin-en-Yvelines et directeur de la revue «le Temps des médias», Christian Delporte est notamment l’auteur de «la France dans les yeux. Une histoire de la communication politique de 1930 à nos jours» (Flammarion, 2007).

Les 10es Rendez-vous de l’Histoire de Blois ont lieu du 18 au 21 octobre avec de très nombreux historiens et chercheurs, dont Francis Balle et Christian Delporte (www.rdv-histoire.com ).

«Désormais il va nous falloir vivre en meublé», se serait exclamée Yvonne de Gaulle le 21 décembre 1958 lorsque le Général devient le premier président de la Ve République. A 58 ans, la première dame aurait préféré une retraite paisible à Colombey-les-Deux-Eglises. Avec ses petits chapeaux ronds, ses manteaux d’un autre siècle, elle reste à sa place : derrière son grand homme de mari et toujours silencieuse en public. «Une femme de Président qui ne s’occupe pas des affaires de la France mais de son mari», comme l’expliquait Michel Bongrand, l’un des premiers communicants politiques. Les Français la surnomment «Tante Yvonne» pour se la rendre plus familière. Des échos alimentent les gazettes: «Tante Yvonne» qui commande des lits de 2,10 m pour le confort du Général, et fait elle-même ses courses chez Fauchon. «Tante Yvonne» qui apprécie les collaborateurs de Charles qui vont à la messe, et tente de faire rayer de la liste des invités Bardot, la scandaleuse de Saint-Tropez. A mesure que la libération des moeurs titille les années 60, la figure populaire se fige en caricature.

Elle devient surannée. Femme de devoir, elle reste héritière des biscuits Vendroux, dont la rencontre arrangée avec le jeune saint-cyrien s’était transformée en mariage d’amour.

Les récentes campagnes ­ présidentielle incluse ­ ont souligné l’importance de la communication politique où interviennent publicitaires, stratèges et autres experts ès sondages. A telle enseigne que la politique semble aujourd’hui se réduire à un spectacle où la forme l’emporterait, et de loin, sur le fond. Le mérite de Christian Delporte est de remettre quelques pendules à l’heure, en resituant le phénomène sur le long terme.

La communication politique ne date pas d’hier. Dès 1929, André Tardieu, président du Conseil conservateur, vantait son bilan sur les ondes. De Gaulle, on le sait, utilisa en virtuose la BBC pour populariser l’action de la France libre avant de s’emparer de l’arme télévisuelle sous la Ve République. Et Jean Lecanuet accrut sa popularité, lors des élections de 1965, en suivant les conseils du publicitaire Michel Bongrand. Dans la même veine, les sondages, importés en France à la veille de la Seconde Guerre mondiale, furent utilisés, mais subrepticement, en 1965. La suite est connue.

La communication politique, dès lors, suffit-elle à assurer le triomphe d’un homme ­ ou d’un clan ? Christian Delporte apporte, à cette question, une réponse nuancée. La maîtrise défaillante de l’outil comme l’erreur stratégique purent conduire au désastre. Michel Debré ne sut jamais trouver le ton juste pour convaincre les Français. Jacques Chaban-Delmas s’embourba dans l’affaire de ses avoirs fiscaux tout comme Valéry Giscard d’Estaing subit, pendant près de seize mois, l’épisode des diamants. Et Laurent Fabius fut durablement discrédité pour son agressivité à l’égard de Jacques Chirac ­ qui finit par le traiter de roquet. A l’inverse, Georges Pompidou s’imposa grâce à son image bonhomme et Georges Marchais assura une partie de sa fortune grâce à sa verve. On comprend, dès lors, que les dirigeants politiques se soient assuré les conseils de professionnels, à commencer par Charles de Gaulle, coaché par Bleustein-Blanchet.

On ne saurait pour autant exagérer l’incidence de l’image et des sondages. Trop de communication tue la communication, et l’habileté de fins stratèges, suggérant à Edouard Balladur de s’assouplir, en dansant sur les tables ou en se faisant prendre en stop, ne suffit pas à le qualifier pour le second tour. De même, les duels ne font pas l’élection, bien que certaines formules (le monopole du coeur, l’homme du passif…) soient passées à la postérité. On conclura avec Christian Delporte, que malgré les fortunes dépensées, les hommes politiques restent la catégorie pour laquelle les Français éprouvent la confiance la plus limitée…

Affiche politique, de l’histoire ancienne
Une exposition, à Paris, permet de dresser un vaste panorama de l’affiche électorale pour l’élection présidentielle au suffrage universel. Une sélection des images les plus novatrices
Michel Guerrin et Emmanuel de Roux
Regardons les murs de nos villes. L’affiche politique a quasiment disparu alors que la campagne présidentielle bat son plein. L’affichage commercial a disparu, notamment à cause de la loi de 1989 sur le financement des partis qui interdit tout affichage commercial 4 × 3, trois mois avant le premier tour d’une présidentielle. L’affichage militant, parfois « sauvage », qui a connu son heure de gloire dans les années 1970, a également chuté. Car les mentalités ont changé. Les candidats doutent de l’utilité des affiches, persuadés que la communication se joue ailleurs, à la télévision bien sûr, mais aussi, et c’est inédit, sur Internet.

Une exposition au passage de Retz (9, rue Charlot, Paris-3e), jusqu’au 13 mai, présente un panorama des affiches présidentielles, essentiellement sous la Ve République. Etrange impression que de retrouver, les uns à côté des autres, ces témoignages d’un monde qui semble disparu. Etrange aussi de voir combien les affiches actuelles de Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy ou François Bayrou « ont l’air aussi vieilles que celles d’antan », indique Laurent Gervereau, le commissaire de l’exposition.

Vieilles et déjà vues. Nicolas Sarkozy sur fond de paysage évoque la « force tranquille » de François Mitterrand en 1981. Ségolène Royal – au milieu des « vraies gens » – reprend une image de Jacques Chirac.

En 1965, de Gaulle, convaincu de sa notoriété et de son bilan, utilise un dessin de Lefor et Openo : le symbole d’une manche étoilée évoque le général. Son concurrent surprise, Jean Lecanuet, fait une campagne « à l’américaine » : il est le premier candidat à sourire de toutes ses dents (il y gagne le surnom de « Dents blanches ») sur des affiches qui font penser à Kennedy. Le PC, en 1969, réalise une affiche percutante pour moquer les deux candidats (de droite) au second tour – Pompidou et Poher, « blanc bonnet et bonnet blanc ». Le gaulliste historique Jacques Chaban-Delmas, en 1974, utilise des instantanés de presse pour asseoir sa dimension internationale. Giscard d’Estaing, en 1974, est le premier candidat à poser avec un membre de sa famille – « L’image du père signifie l’autorité, note Laurent Gervereau. Mais un père moderne qui préfère la veste de tweed clair au costume sombre. »

Avec Mitterrand, en 1981, le professionnel de la publicité prend le pas sur le conseiller politique – pour M. Gervereau, son affiche concilie le plus difficile : « Rassurer avec le village et moderniser grâce à la force. » Jacques Chirac, en 1981, fait appel à une star de la photo, Helmut Newton, pour fixer son portrait aux lunettes. En vain. Avec « Génération Mitterrand » – un bébé, thème inédit -, en 1988, les conseillers du président inventent le teasing : une affiche préélectorale pour préparer le terrain. L’exposition contient une affiche qui n’a jamais été collée : Jospin au second tour de la présidentielle de 2002. A la place, on a vu celle de M. Le Pen : en noir et blanc, décontracté. Presque un play-boy.

Illustration(s) :

1965 : Michel Bongrand invente pour Jean Lecanuet une campagne à l’américaine

1981 : Chirac pose pour le grand photographe Helmut Newton

2002 : au second tour, Jean-Marie Le Pen surprend avec une photo en noir et blanc

2002 : si Lionel Jospin avait été présent au second tour, les Français auraient découvert cette affiche visant à asseoir la stature présidentielle du candidat.

1974 : Giscard avec sa fille.

1969 : affiche du PCF qui renvoie dos à dos Georges Pompidou et Alain Poher

1974 : Chaban-Delmas joue l’international et opte pour des photos de presse

1965 : Lefor et Openo utilisent pour évoquer de Gaulle, une manche étoilée.

1988 : quelques mois avant la présidentielle, Jacques Séguéla imagine une campagne visant à sensibiliser les électeurs à la réélection de Mitterrand.

1988 : Raymond Barre, natif de la Réunion, est le premier candidat à poser avec un enfant de couleur

SÉGOLÈNE ROYAL et Nicolas Sarkozy sont-ils des précurseurs, ou seulement des héritiers ? Dans « la France dans les yeux », Christian Delporte raconte l’histoire de la communication politique de 1930 à nos jours. Et on n’est pas déçu par ce voyage. 1965, par exemple. Un candidat aux dents blanches se présente aux Français à la télévision : « Je suis Jean Lecanuet, j’ai 45 ans, l’âge des responsables des grandes nations modernes. » Le centriste, qui obtiendra 15 % des voix, est le premier à s’offrir un communicant : Michel Bongrand, qui fera de lui le « Kennedy français ». 1974 : Valéry Giscard d’Estaing présente ses « people » de l’époque : Mireille Darc, Alain Delon, Brigitte Bardot, Louis de Funès et Michel Drucker. De Gaulle, de Londres à l’Elysée, a été à lui tout seul le roi de la communication, ce qui ne l’empêchait pas de faire de la politique. Et François Mitterrand, en quatorze ans de présidence, a utilisé l’image mieux que quiconque. Sarkozy fait son jogging, mais Giscard jouait au football en 1973 devant les caméras. Et le premier « plan médias » a été inventé en 1956 par Marcel Bleustein-Blanchet pour Guy Mollet. Il n’y a guère que la grossesse médiatisée de Ségolène Royal qui n’ait pas de précédent, et pour cause… Voici un excellent livre qui rafraîchit la mémoire et rappelle aussi que la communication ne suffit pas à faire un président de la République.

Les conseils de Michel Bongrand aux candidats
Le créateur du marketing politique en France analyse atouts et faiblesses de Sarkozy et Royal.

Bon pied, bon oeil, le sourire et le cigare au coin des lèvres, Michel Bongrand est toujours aussi gourmand de politique. Cet ancien grand résistant, encarté au RPF à la Libération, a adapté dans la France des années 1960 les méthodes de la publicité à la politique. Lundi, il est venu présenter à l’Université catholique de l’Ouest d’Angers Le marketing politicien, son dernier ouvrage, sous-titré « grandeur et décadence des stratégies de pouvoir ». « Quand vous voyez les deux principaux candidats à la présidentielle à la une de Gala, vous êtes navrés », illustre-t-il.

Mais, quand on lui demande quels conseils il leur donnerait, sa passion reprend vite le dessus. « Je recommanderais au président de l’UMP de ne pas être présent, tout le temps, partout. Quand Malraux prenait la parole en public, il savait respecter des silences. Nicolas Sarkozy n’a pas su respecter des silences pendant trop longtemps. En plus, il a commis une vraie faute politique, en s’attaquant au président de la République, alors qu’il brigue la fonction présidentielle. On n’attaque pas le chef de l’État dans un pays légitimiste ».

Et Ségolène Royal ? « Je lui conseillerais de présenter, un jour, un programme détaillé. Elle le fera. Sa démarche me rappelle celle de Jean-Jacques Servan-Schreiber se présentant à Nancy. Quand on lui demandait quel était son programme, il répondait : ‘Je ne suis pas venu avec un programme, je suis venu vous écouter pour savoir quel programme j’aurais, quel programme nous aurions, quel programme vous vouliez.’ Cela s’appelle la démocratie participative ».

Le pape du marketing politicien commente le slogan du PS et de Ségolène Royal, « Il faut que ça change fort ». « Aujourd’hui, tout le monde s’en amuse. Mais elle va ainsi attirer à elle les collectifs d’extrême gauche qui ne veulent pas de Marie-George Buffet et qui voudront revivre ‘l’héroïsme’ de la gauche revenant au pouvoir, comme en 1981, tout en gommant la déception honteuse du 21 avril 2002 ».

Les mêmes hommes qui ont « lancé » James Bond sont aujourd’hui chargés de « lancer » le gaullisme… Voici comment s’y prendre.

Le général de Gaulle déclarait à l’issue d’un Conseil des ministres, devant M. Georges Pompidou, M. Michel Debré et M. Edgar Faure. « Nous avons mis plusieurs tigres dans notre moteur et ils ne se sont pas dévorés. » Le mot, rapporté par un magazine, a peut-être été inventé. Mais, vrai ou faux, il est révélateur d’un état d’esprit, la semaine même où M. Marcel Bleustein-Blanchet, directeur de Publicis, a les honneurs d’une émission à la télévision, la semaine même où l’on apprend que l’agence Services et Méthodes est officiellement chargée de la propagande gaulliste pour les prochaines élections législatives.

C’est à l’échelle nationale que politique, publicité et propagande sont maintenant intimement liées. L’U.N.R. ne recule pas devant les moyens. Pour vaincre, il faut « penser » : un comité des sages, animé par M. François Goguel, s’est mis à l’ouvrage. Il faut « savoir » : un contrat avec l’I.F.O.P. a été passé. Il faut « décider » : un état-major opérationnel a été constitué sous la direction de M. Marette, ministre des P. et T., de M. Sanguinetti, ministre des Anciens Combattants, et de M. de la Malène, député U.N.R. de Paris. Il faut « agir » : Services et Méthodes est là pour trouver les formules les plus efficaces et les plus percutantes sur l’opinion.

« La campagne électorale de papa est morte ! Fini les préaux d’écoles ! Des méthodes nouvelles existent qui nous permettront de vendre 483 députés gaullistes. » C’est M. Michel Bongrand, directeur de Services et Méthodes, qui parle. Petit, râblé, il a, à quarante-trois ans, quelque chose de l’acteur américain Edward G. Robinson. L’oeil pétille derrière les lunettes cerclées d’or. Cigare aux lèvres, verre de bourbon à la main, il ne tient pas en place. Besoin d’agir, de parler, de séduire. Son bureau, rue de Marignan, est sobre : murs blancs décorés de quelques toiles abstraites, fauteuils de cuir noir. Sur la cheminée, encadrée, une lettre manuscrite de Jean Lecanuet le remerciant des efforts que Services et Méthodes a faits pour le candidat du centre démocrate pendant la campagne de l’élection présidentielle.

James Bond

Cette campagne a lancé Michel Bongrand dans un domaine qui, en France, était encore inoccupé, celui des problèmes politiques. Il venait de réaliser un coup d’éclat: le lancement spectaculaire des produits James Bond 007, 75 millions lourds de chiffre d’affaires en 1965. Avant ? Des études classiques au lycée Carnot, puis la Résistance, et la guerre. Ensuite de brèves études de psychologie, un passage dans le journalisme à « Franc-Tireur » et la formation, sur le tas, de courtier en publicité. Il crée, en 1959, Services et Méthodes dans de modestes bureaux du 15 e arrondissement à Paris.

« Nous sommes purement techniques et apolitiques , dit-il. Notre travail est celui de conseiller en propagande, notre domaine est celui du « marketing » politique. Peu nous importent les étiquettes. De Giscard d’Estaing à d’Astier de la Vigerie et en passant par Chalandon ou la Fédération de la gauche, il n’y a pas de problème. Nous n’aurions pas travaillé pour Tixier-Vignancour. Evidemment, quand nous avons un client, il a le bénéfice de l’exclusivité. Nous aurions continué à soutenir Jean Lecanuet. Mais il n’a pas renouvelé notre contrat et nous avons attendu un délai raisonnable avant de traiter avec l’U.N.R. »

Récital en vert

En fait, l’attitude politique de Jean Lecanuet a « déçu » M. Michel Bongrand. Pour lui, il était « techniquement » nécessaire de fonder immédiatement un parti, de recruter à la base sans s’enliser dans les discussions d’état-major. « Evidemment, nous n’avons pas la responsabilité des options politiques, mais nous avons à apprécier leur dynamique, leur insertion dans un mouvement. Nous sommes un commando opérationnel. Si l’on cherche un train des équipages ou une intendance, nous ne jouons plus. »

Le commando, c’est, avec Michel Bongrand, deux anciens journalistes, Claude Barret et Richard Béranger, responsables en quelque sorte du service « action ». Leurs méthodes ? Un « brain storming » permanent où les idées les plus insolites sont brassées en fonction de l’effet recherché avant d’être soumises au « client ». Ainsi Michel Bongrand avait proposé à Jean Lecanuet de louer deux stations radio pirates (du type de « Radio Caroline » qui émet au large des côtes anglaises) et de les installer l’une à Saint-Tropez, l’autre dans la Manche. Jean Lecanuet avait refusé d’atteindre la France « des fourgons de l’étranger » .

Michel Bongrand avait également conçu un véritable « récital en vert », couleur de l’Europe. Il voulait, au jour J, teindre à la fluorescéine les principaux fleuves français et notamment la Seine. Répandre dans le pays des millions de confetti verts, qui auraient porté une image de Jean Lecanuet. Il se proposait également d’accrocher à la tour Eiffel une immense banderole verte: les photographes auraient opéré avant que les autorités n’aient pu l’enlever.

Les amis de l’ancien candidat à la présidence de la République gardent un souvenir amusé des suggestions qui leur ont été ainsi soumises – et une sorte de terreur rétrospective. « Bien sûr, ils ne manquent pas d’idées , disent-ils, mais il est impossible de leur laisser la bride sur le cou. Et Jean Lecanuet pourrait parfaitement expliquer un jour, « Comment j’ai lancé Services et Méthodes » ! »

Le génie publicitaire de Michel Bongrand est aussi là : il a su tirer bénéfice du « produit » qu’il avait à lancer en décrochant un nouveau client, une nouvelle marque, l’U.N.R.-U.D.T. Il se prépare à affronter cette tâche, tout en proposant à Mme Indira Gandhi, le Premier ministre de l’Inde, d’organiser à l’échelle mondiale des cérémonies pour le 20 e anniversaire de la mort du Mahatma Gandhi, tout en essayant de créer en France autour de « Modesty Blaise », la James Bond féminine, un engouement fructueux.

« Le but de notre opération, c’est 250 + 50. Il y a – en gros – 250 U.N.R. sortants, il faut qu’il en revienne 300. Mais ne vous y trompez pas. Nous sommes un accélérateur d’opinion. La publicité ne sert qu’à vendre un bon produit. A nous de trouver les bons thèmes de propagande, les slogans, définir un visage commun du gaullisme et adapter ce visage à chaque situation locale. Il nous faudra créer un climat et une dynamique, préparer un « aménagement parlementaire du territoire » » .

Des vertus inconnues

La confiance de Michel Bongrand dans ses méthodes n’est-elle pas fonction des sommes énormes mises à sa disposition ? (on a parlé d’un budget de 2 milliards d’anciens francs). « Tout ce que l’on a dit à ce sujet est faux. En fait, nous n’en savons rien nous-mêmes. Tout dépendra des projets retenus et des moyens que I’U.N.R. voudra mettre en oeuvre pour vendre 300 000 taille-crayons, il faut peu de choses. Pour vendre Adenauer comme président de la République française, des dizaines de milliards ne suffiraient pas. En tout cas, nous serons prêts à fonctionner le 11 avril. Nous établirons une sorte de diagnostic de la situation et, après étude, l’action proprement dite pourra commencer début juin. Notre effectif permanent est d’une vingtaine de personnes. Il était monté à quarante pendant la campagne de Jean Lecanuet. Pour l’U.N.R., nous atteindrons sans doute soixante. La grande relance aura lieu après le 1 er octobre. »

« De Gaulle, c’est plus sûr » ou « L’après-gaullisme, c’est le gaullisme » , voilà les slogans qui, pour le moment, ont le plus de chance d’être retenus. Entre le « protergent », la « chlorophylle » ou le « tournesol » des vertus inconnues du gaullisme vont être découvertes.

Il est facile d’ironiser mais la partie politique qui s’engage reste capitale. Un an à l’avance, l’obsession des élections législatives a gagné l’Elysée. Sur le fond, le président de la République n’accepte pas que le résultat de cette consultation puisse mettre en cause les institutions. Le général de Gaulle a récusé devant M. Georges Pompidou l’idée même du « troisième tour ». Il ne veut pas que des élections défavorables à sa politique ruinent la V e République. Cela veut dire qu’il ne quitterait pas l’Elysée si les diverses oppositions l’emportaient dans la future Assemblée: il rechercherait alors une nouvelle coalition.

Dix hommes

Cette position de principe impose paradoxalement au général de Gaulle de s’engager ouvertement dans la compétition législative. Mais il ne veut pas le faire seulement pour l’U.N.R., mais en faveur d’une sorte de « fédération de la majorité » regroupant tous ceux qui acceptent la V e République et sa politique étrangère. D’où un premier dispositif. Sous la haute direction de M. Pompidou, un comité de liaison réunira les représentants de la majorité. Pour le moment, dix hommes doivent en faire partie : M. Pompidou, M. Giscard d’Estaing pour les républicains indépendants – il se fait encore tirer l’oreille – M. Debré et M. Baumel pour l’U.N.R., M. René Capitant et le général Billotte pour l’U.D.T., M. Maurice Schumann et sans doute M. Edgar Faure et M. Edgard Pisani pour le centre, M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie et M. Morandat pour « la gauche » ».

C’est là l’image de la future fédération gaulliste qui naîtra une fois que l’U.N.R. aura tenu ses assises en octobre prochain. Cette instance supérieure tranchera en dernier ressort le « contentieux électoral » sur la base de l’unité de candidature dans chaque circonscription. C’est ce qu’a déclaré M. Pompidou la semaine dernière. Mais tout comme M. Giscard d’Estaing, pour ses candidats républicains indépendants, M. Debré et M. Frey tiennent à faire la démonstration de leurs propres forces U.N.R. ; c’est-à-dire qu’ils sont prêts à affronter éventuellement d’autres candidats se réclamant du gaullisme au premier tour du scrutin.

La solution la plus facile pour la majorité, aurait été le retour indirect aux apparentements, les fameuses lois qui permirent à M. Queuille d’éliminer le R.P.F. en 1952. Il suffisait d’adopter le scrutin de liste départemental à un ou deux tours. Le général de Gaulle l’a refusé. Mais s’il disparaissait brutalement, on ne peut guère douter que cette solution serait retenue.

Dans le contexte présent, l’U.N.R.-U.D.T. entend néanmoins se battre partout, en tout cas dans toutes les circonscriptions où elle compte un député sortant. Elle entend rester la « famille, essentielle ». C’est dans ce dessein que M. Pompidou a installé un véritable état-major opérationnel composé de trois hommes: Alexandre Sanguinetti, Christian de la Malène et surtout Jacques Marette.

Voilà plusieurs années que Jacques Marette suit de très près les différentes campagnes électorales dans le monde. Il assistait à la fameuse campagne de Kennedy aux Etats-Unis qui a conduit le milliardaire catholique de Boston à la Maison-Blanche. Il a étudié de près le fameux livre de Théodore White : « Comment on fait un président ». C’est lui qui s’est battu pour que les députés U.N.R. sortants disposent d’armes nouvelles et qui a convaincu M. Pompidou d’utiliser Services et Méthodes malgré les réserves de M. Barbet, directeur du Centre d’Information civique, qui est mis sur la touche.

Les cartes de Marette

Le recours aux techniciens de la propagande n’est qu’une des pièces de l’arsenal de M. Marette. Depuis de longs mois, il a mis, en cartes perforées toutes les données électorales, démographiques, économiques, etc., des différentes circonscriptions. Des mathématiciens spécialisés, travaillant sur ordinateurs, ont effectué ce travail. Chaque circonscription a été en quelque sorte étalonnée, affectée d’un coefficient de réussite. Il reste en définitive une centaine de circonscriptions douteuses. Celles-là mêmes où se gagnera ou se perdra la bataille future, celles où Michel Bongrand devra faire porter l’essentiel de son effort.

Fort de son fichier, M. Marette a jugé indispensable de passer un contrat avec l’I.F.O.P. Le ministre des P. et T. ne fait aucune confiance aux rapports des préfets, ni à ceux des Renseignements généraux. Roland Sadoun, le directeur de l’I.F.O.P., a été, par l’exactitude de ses sondages, le triomphateur des dernières consultations. Alors que les services de M. Frey donnaient à l’U.N.R. 100 députés élus en 1962, il avait prévu le raz de marée gaulliste. Alors que les préfets n’osaient faire des rapports trop pessimistes, M. Roland Sadoun avait prévu le ballottage du 5 décembre dernier. Il est chargé aujourd’hui par M. Marette de suivre, mois après mois, l’évolution de l’opinion à l’échelle nationale et tout particulièrement dans les circonscriptions « délicates », une fois que l’équipe de M. Bongrand sera entrée en action.

Les penseurs de Goguel

Ainsi l’I.F.O.P. va permettre à l’U.N.R. de « savoir » ; Services et Méthodes va lui permettre d’ajuster sa propagande. Encore faut-il « penser la campagne ». Là intervient un comité assez mystérieux, animé, semble-t-il, par François Goguel et Léo Hamon. Le crédit de François Goguel, secrétaire général du Sénat, chargé de cours à l’institut d’Etudes politiques, remonte au lendemain du ballottage. Le 5 décembre au soir, le général de Gaulle et M. Pompidou s’entretenaient au téléphone. Que s’était-il passé ? Le Premier ministre avait avancé quelques explications quand le général de Gaulle lança « Interrogez donc le professeur Goguel. Il est bien placé pour analyser sans passion le résultat de ce scrutin. »

Quarante-huit heures plus tard, le général de Gaulle trouvait sur son bureau un rapport dactylographié. M. Goguel concluait que le général de Gaulle avait obtenu 3.millions de voix de gauche et qu’il fallait pousser l’avantage de ce côté pour arracher la victoire. Ce diagnostic eut l’heur de plaire au général de Gaulle. Depuis ce moment, M. François Goguel est particulièrement écouté. Auprès de lui, une équipe de penseurs gaullistes se penche sur l’analyse de la situation politique française. Les conclusions de ce comité, revues par le général de Gaulle, entérinées par M. Pompidou, orienteront la campagne. Michel Bongrand leur donnera le « punch » publicitaire. Roland Sadoun en suivra scientifiquement l’effet sur l’opinion.

Il serait temps que l’opposition de gauche se préoccupe sérieusement de ses plans de bataille. Dans un ouvrage célèbre, « le Viol des foules », Serge Tchakhotine racontait comment les sociaux-démocrates allemands avaient perdu la bataille de la propagande contre Hitler et ses hommes. Bien sûr, la France ne vit rien de comparable à cette période et Michel Bongrand n’a rien d’un Goebbels.

Les spécialistes de la publicité et de la propagande font remonter au « serpent tentateur » leurs démarches, vieilles comme le monde. Il faut craindre qu’une fois de plus l’électeur français ne « croque la pomme » – si l’opposition ne réagit pas rapidement.

Au bureau, à la télévision, dans la vie publique, dans la rue… faire fonctionner ses muscles zygomatiques est presque devenu une figure imposée. Tyrannie commerciale, arme médiatique ou nouveau code de politesse? Nos visages, en tout cas, en disent long sur notre époque. Décryptage

Ce début de siècle ne prête guère à rire, et pourtant il a trouvé son mot d’ordre: «Souriez!» Jamais les Français n’ont tant consommé d’antidépresseurs, mais on sourit au journal télévisé, on sourit sur les affiches électorales, on sourit dans les publicités – «Sourire la vie», claironne le spot de Coca-Cola, tandis que la chaîne hôtelière Accor affirme: «Le sourire se fait client et collaborateur.» Les actrices de la série culte Sex and the City sont accros au patch qui blanchit les dents et il y a même, sur Internet, un musée du Sourire, lancé en 1996, avec collection permanente, expositions temporaires et prix littéraire. Quant au syndicat des chirurgiens-dentistes, qui s’apprête à batailler, fin mai, sur le remboursement des soins dentaires, il n’a qu’un argument pour sa campagne: «Monsieur le Ministre de la Santé, rendez le sourire aux Français!» C’est une dictature. Gare à ceux qui n’ont pas un «joli sourire»! «Les inégalités qui résultent de l’apparence sont considérables, explique le sociologue Jean-François Amadieu. On rémunère maintenant les gens non plus sur leur diplôme, mais sur leur savoir-être.» Comme la conduite ou le yoga, le sourire, dit-on, s’apprend. «Je conseille aux élèves de commencer par faire le vide en eux, sinon on obtient un sourire figé», déclare Michèle Harfaut, professeur de théâtre au cours Florent. Il faut surtout un sourire «à l’américaine»: dents bien alignées, blancheur parfaite. Selon la Caisse nationale d’assurance-maladie, entre 1995 et 2000, les honoraires des orthodontistes ont progressé de 5% par an, cinq fois plus que la croissance du PIB durant la même période. L’année dernière, 500 000 adolescents sont allés en consulter un. «Les mères amènent leurs enfants de plus en plus tôt, déplore le Dr Robert Regard, vice-président du conseil de l’ordre national des chirurgiens-dentistes. Pas toujours pour des problèmes fonctionnels, mais pour des raisons purement esthétiques, alors que les petites imperfections font le charme de chacun.» Les temps changent. Même les adultes se convertissent aux appareils dentaires, souligne le Dr Gérard Dupeyrat, qui soigne personnalités du show-business et des affaires. «Parfois sans se soucier de la santé de leurs dents.» «Je vois même arriver des patients qui ont 75 ou 80 ans, observe-t-il. Ils dressent le bilan de leur vie, ils ont des économies. Ils achètent une grosse voiture et font modifier leur sourire, comme on s’offrirait une croisière.» De plus en plus de jeunes viennent d’ailleurs consulter lorsqu’ils cherchent du travail. «J’ai récemment reçu un jeune ingénieur d’une grosse société d’informatique, très brillant, raconte le Dr Regard. On lui avait dit qu’il passerait cadre supérieur s’il avait un meilleur sourire.» A l’hôpital Rothschild, le Pr Maurice Mimoun a ouvert une «consultation du sourire»: «Les gens se plaignent souvent de défauts alors que nous ne voyons rien d’anormal, assure-t-il. Ce qui est laid, c’est le sourire que l’on n’ose pas.»

Les distributeurs de produits pour blanchir les dents frôlent la rupture de stock. Hier, réservé à un tout petit cercle d’initiés, le blanchiment coûtait 15 000 francs. Aujourd’hui, il suffit d’acheter – 60 euros – un kit dans une pharmacie pour obtenir «un sourire gagnant en vingt minutes», même si les dentistes dénoncent ces pâtes qui peuvent abîmer les dents. «Bientôt, cela se fera dans les baraques foraines», ironise le Dr Regard. La marque Rembrandt, de Den-Mat France, qui, la première, a lancé ces produits sur le marché, en écoule plus de 10 000 chaque mois, selon Lena Constantini, directrice du laboratoire.

Avant de devenir un outil de travail et de promotion, le sourire est l’arme du langage muet par lequel les êtres humains communiquent. Les chercheurs modernes ont essayé de dater son apparition. «Selon certaines théories, explique l’historien Angus Trumble, le sourire s’est formé peu à peu quand deux hommes des cavernes de force égale se sont neutralisés lors d’un combat pour de la nourriture ou un territoire. Dans les dents découvertes et serrées de son adversaire, dans ses yeux plissés, chacun finit par reconnaître le signal que ce combat inutile doit cesser.» Mais il faudra du temps – quelques milliers d’années – pour que les êtres humains sourient de manière consciente. Jusqu’au XVIIIe siècle, il est difficile de trouver dans l’art profane un seul portrait souriant – hormis la Joconde (peinte entre 1503 et 1506) dont on débat encore pour démêler si elle sourit vraiment ou non. «Le sourire est le témoignage essentiel de la civilisation, affirme Christian de Bartillat. Celui qui ne sourit pas n’est pas totalement humain.» En dehors de la sculpture gothique – comme le merveilleux ange de la cathédrale de Reims – il existe peu de représentations du sourire dans la religion chrétienne. La tradition du Christ en Croix n’invite guère à la légèreté. «Dans la religion catholique, le sourire est extérieur à soi, explique le père Bro (La Libellule ou… le haricot, Presses de la Renaissance). Il marque l’extase, alors que, dans le bouddhisme, il est tourné vers l’intérieur. Il exprime la sérénité.»

Donc, jusqu’au XIXe siècle, on sourit en privé, rarement en public, surtout si l’on occupe une position élevée dans la société. Il est contraire aux bons usages que mari et femme se sourient en dehors du foyer. «Montrer ses dents était considéré comme obscène, explique Angus Trumble. On attendait des gens un comportement public empreint de gravité.» Dans certains pays – comme le Japon, avec la pratique de l’ohaguro, qui avait commencé au XIIe siècle – les femmes se noircissaient les dents: les montrer, c’était exposer un peu de son âme. Et, pour les femmes et filles de samouraï, avoir des dents qui paraissent pourries, c’était se protéger du viol. Dans le monde occidental, on ne découvrait pas ses dents pour une bonne raison: elles étaient gâtées. Les avancées de la science vont tout changer. Les progrès de la dentisterie, mais aussi l’invention de la photographie et du cinéma. Il était impossible à celui qui posait pour un peintre de rester figé avec le sourire, expression du visage la plus évanescente qui fût. Tout a changé avec la pellicule. «Aujourd’hui, l’énorme diffusion des images véhiculées par la télévision a créé des attentes différentes des comportements en public», explique Angus Trumble. Comme pour les canons de la beauté, le sourire esquissé et modeste, pratiqué par d’autres cultures, est en passe d’être supplanté par le sourire médiatique. Il faut montrer ses dents, sourire jusqu’aux oreilles, signifier que la vie est forcément belle.

Le sourire est notre première interaction avec le monde. Chez le nourrisson, vers 8 semaines, il se mue en un vrai signe de sociabilité. Il n’est plus un simple réflexe et s’affine au cours des vingt-six premières semaines de la vie, pour devenir un mécanisme d’interaction sophistiqué avec les parents. Tout au long de l’existence, le sourire reste ce mode essentiel de relation entre individus. «Il construit la société, affirme le sociologue William De Gaston (La Sociologie du sourire, L’Harmattan). Vous me bousculez par accident, je vous réponds par un sourire. C’est une barrière contre la violence. Parce que j’ai souri, la personne a immédiatement compris que j’avais accepté ses excuses.» Même chose lorsque l’on est déçu de ne pas être retenu à un entretien d’embauche. «J’ai perdu, continue William De Gaston, mais, en souriant, je montre que j’accepte votre décision et j’essaie, inconsciemment, d’alléger votre conscience.» Bien sûr, le sourire peut aussi être un masque, un moyen de tenir les gens «à une distance aimable», comme le dit le philosophe André Comte-Sponville. Dans sa Lettre à un otage, Saint-Exupéry affirme que le sourire lui a sauvé la vie. Reporter en Espagne pendant la guerre civile, il est fait prisonnier. Sans papiers, il croit sa dernière heure arrivée. «Je manquais de cigarettes, écrit-il. Comme l’un de mes geôliers fumait, je le priai d’un geste de m’en céder une et ébauchai un vague sourire. L’homme […] à ma grande stupéfaction ébaucha lui-même un sourire. Ce fut comme un lever du jour. Ce sourire me délivrait.»

Quelle que soit sa forme, le sourire commence par une réaction chimique dans le cortex cérébral, provoquée par une histoire drôle, un don inattendu ou encore un souvenir agréable. Le processus qui, partant du cortex, va produire le sourire, est l’un des mécanismes les plus sophistiqués du corps humain. L’impulsion agit sur les récepteurs du cerveau, qui la transmettent d’un neurone à l’autre. Cette chaîne va d’un côté du cerveau, puis de l’autre, selon les nerfs activés. Le nerf crânien VII contrôle tous les muscles faciaux nécessaires. Il commence son trajet dans les tempes, passe par l’oreille interne et ressort au niveau de la mâchoire inférieure. Là, il se sépare en cinq branches, qui irradient les différents muscles du visage. Par exemple, la branche supérieure rejoint les muscles du front, des tempes et des sourcils. Un seul nerf produit les différentes variations du sourire. La branche zygomatique commande les muscles autour des yeux et du nez. La branche buccale, elle, est responsable des muscles de la bouche, des joues et du menton.

Pendant longtemps, seuls les commerciaux, en contact avec la clientèle, travaillaient leur sourire. Ils suivaient les préceptes de Dale Carnegie, immortel auteur de Comment se faire des amis, qui a défini les 30 principes fondamentaux des relations humaines. «Ayez le sourire», affirme son cinquième commandement. «Pendant une semaine et à chaque heure du jour, souriez à votre entourage, dans vos affaires, sur votre route.» L’échange de sourires entre la caissière et le client crée une «communauté communicationnelle», explique le sociologue William De Gaston. Mis en confiance, le client est plus disposé à acheter.

Le sourire est parfois le seul argument commercial de la publicité, qui en fait grand usage. «Quand on vante des produits à « faible implication », comme on dit dans notre jargon – une lessive qui enlève les taches de chocolat ou d’herbe – autant le faire avec le sourire, explique Jérôme Galinha, codirecteur de création chez Euro RSCG C & O. Et plus ça va mal dehors, plus on sourit dans la pub.» Mais il faut prendre garde aux arrière-pensées du sourire. «Les publicitaires sont obligés de le domestiquer, parce qu’il peut glisser vers le rire, qui, lui, est choquant», prévient Olivier Roubert, conseiller à l’agence DevarrieuxVillaret.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’entreprise, avec sa structure hiérarchique pyramidale rigide, ignore, voire méprise les relations sociales. Il faut produire bien et vite, à moindre coût: les visages sont fermés. A partir des années 1960, les Occidentaux découvrent le modèle japonais, qui prône un management intégrant le bien-être du salarié. «La gestion participative porte en son sein une dimension humaine qui exprime la cordialité et la convivialité au travail, explique De Gaston. On sourit entre collègues.» En France, la grande distribution sera le moteur de ce changement. «Maintenant, on réclame des salariés qui sourient spontanément, car le sourire commercial se remarque et les clients sont de moins en moins manipulables, explique Jean-Louis Muller, à la Cegos, société de conseil en management. Il s’agit d’un changement majeur dans le contrat de travail: aujourd’hui, on engage des gens parce qu’ils sont souriants.» Muller distingue trois variantes du sourire: l’authentique, le cynique, de plus en plus fréquent selon lui, mais qui permet de préserver son honneur quand tout va mal, et le sourire manipulateur. «Celui-ci, on ne le trouve pas sur les chantiers ni en usine, mais au siège social, assure-t-il. Plus on est éloigné de la matière, plus on le rencontre.» Au sein de l’entreprise, entre cadres ou entre ceux-ci et les autres catégories de personnel, le sourire obéit à des codes plus subtils que ceux du nô.

Pourtant, le culte du sourire ne triomphe pas encore. «Les émotions dans l’entreprise, c’est toujours la bataille d’Hernani, poursuit Jean-Louis Muller. Certains dirigeants pensent que leur expression est une marque de faiblesse.» Et notre culture hexagonale est parfois plus compassée que celle de nos voisins. «Chez nous, ceux qui portent une charge importante ont tendance à créer une distance, même si cela commence à changer», affirme Hubert L’Hoste, directeur général du cabinet de recrutement Mercuri Urval. Or, plus la charge est élevée et plus le sourire est nécessaire, parce qu’il met les gens sur un pied d’égalité, insiste-t-il. Sourire, c’est reconnaître que l’autre est humain. «C’est presque un acte de soumission, affirme L’Hoste. Cela nécessite d’avoir confiance en soi.» Plus facile avec l’âge: plus on monte dans la hiérarchie, moins on ressent le besoin de se composer un personnage. Il peut aussi y avoir un abus de sourires. «Dans les entretiens de recrutement, lorsqu’on reçoit un accueil béat à tout ce que l’on dit, explique Hubert L’Hoste, on peut s’interroger sur le caractère de la personne que l’on interviewe et sur sa capacité de résister lorsqu’il y a un problème.» Trop d’empathie trahit une fragilité. Le sourire peut aussi être un indice de la santé de la société. «Sourire aux mêmes choses, c’est le signe d’une entreprise qui vieillit, affirme Francis Rousseau, créateur de la société de conseil Eurogroup. La vitalité se révèle quand on sourit de choses différentes.» Une nouvelle industrie – première créatrice d’emplois en France – a compris le parti que l’on peut tirer du sourire. Les centres d’appels téléphoniques forment désormais des milliers de salariés – les téléopérateurs – qui prennent des commandes, appellent les Français chez eux pour leur proposer des services, les guident lorsqu’ils ont du mal à installer leur ordinateur. Huit heures par jour, il faut rester d’humeur égale. Une affichette, au mur d’un centre d’appels de Vitalicom, rappelle: «Le sourire s’entend au téléphone». Le timbre de la voix change, le débit aussi, ce que les aveugles détectent tout de suite. «Nous apprenons au téléopérateur à garder son calme, à avoir une voix plus douce, explique Corinne Zarzavatdjian, commissaire générale du Salon européen des centres d’appels. Lorsqu’on sourit au téléphone, on a une meilleure relation avec le client.»

Parfois, le sourire est aussi cause de malentendu culturel. Les touristes américains qui visitent Paris savent que, contrairement à eux, «les Français ne sourient pas aux étrangers», comme l’explique un guide. L’Asiatique sourit alors qu’il dit non parce qu’il ne veut pas humilier celui à qui il refuse quelque chose. Après les attentats de Bali, qui avaient fait plus de 200 victimes, en octobre 2002, les Occidentaux avaient été choqués de découvrir à la télévision l’un des coupables échangeant des sourires avec le chef de la police. Mais, en Indonésie, le sourire est un masque de courtoisie que l’on porte en toute circonstance. En Afrique, on sourit peu hors du cercle familial, parce que cela peut être ressenti comme une impolitesse. «Le sourire, en milieu traditionnel d’Afrique noire, explique William De Gaston, originaire du Togo, exprime une pensée cachée que l’on peut interpréter comme de la moquerie ou du ridicule.» Pendant longtemps, politique et sourire ne cohabitaient pas. Les portraits des élus, quel que soit leur rang, étaient graves. Le sourire n’était pas dans nos traditions: le caractère monarchique de la France et son côté militaire ne s’y prêtaient pas. Un chef militaire ne sourit pas. «Tout a changé avec la IIIe République, lorsqu’on a créé le poste de président de la République. A côté du président du Conseil, qui incarnait l’autorité, explique le politologue Alain Duhamel, le président représentait la bienveillance républicaine. Dans les portraits, Vincent Auriol ou René Coty sourient, alors que les présidents du Conseil – Paul Ramadier, René Pleven ou Pierre Mendès France – sont sévères.» En 1965, conseillé par Michel Bongrand, l’inventeur du marketing politique en France, Jean Lecanuet sera le premier à user du sourire comme d’une arme. Le maire de Rouen surprend les électeurs avec un sourire qui dévoile des dents trop parfaites. Il est vite affublé du surnom «Dents blanches». «Cette affiche a profondément marqué les politiques, affirme le publicitaire Jacques Séguéla, concepteur de la campagne de François Mitterrand en 1981. Pendant longtemps, ils ont eu très peur de sourire.» Valéry Giscard d’Estaing réhabilitera le sourire sur les affiches de sa campagne de 1974 et dans son portrait officiel pris par Jacques-Henri Lartigue, le photographe de la joie de vivre. «Il l’a délibérément utilisé pour avoir l’air plus rassurant que François Mitterrand.» Une première. En 1981, le leader socialiste, qui n’osait pas sourire à cause de ses canines, les fait limer au moment de se lancer dans la campagne présidentielle. «Il a commencé à sourire un an ou deux après être entré à l’Elysée», raconte Alain Duhamel. En 1986, l’associé de Séguéla, Jean-Michel Goudard, concoctera la campagne de Jacques Chirac, entouré de ses lieutenants en bras de chemise. La consigne du publicitaire pour dessiner une bouche souriante: dire «ouistitisexe» au lieu de «cheese», le «truc» inventé par les Anglo-Saxons en 1920. Il existe une grande variété de mots utilisés pour donner à la bouche un mouvement qui évoque le sourire. Le grand photographe Cecil Beaton préférait que ses sujets disent «lesbian», les Espagnols, «patata», les Suédois, «omelett», les Polonais, «dzem» (marmelade). En un quart de siècle, les moeurs politiques ont bien changé. Celui qui ne sourit pas est qualifié d’ennuyeux. «Nous sommes arrivés à la fin d’une époque pendant laquelle on séparait la politique de la vraie vie, affirme le conseiller en communication Thierry Saussez. Aujourd’hui, il faut libérer l’authenticité, avoir des moments de vrai contact. Les mots, la tonalité de la voix, la qualité du sourire – tout compte.» Pour le simple citoyen aussi.

Au fil des élections, la Ve République a vu croître l’emprise des professionnels de la communication sur les présidents et les preneurs d’images

NOUS sommes en 1848 et l’affiche électorale du vainqueur est troublante. Il faut beaucoup d’attention pour trouver le prénom : Louis. En revanche, le nom s’étale en énorme : Napoléon Bonaparte. Le portrait dessiné représente un homme fier, la main dans le gilet. En jouant, au moyen de l’image, de la confusion avec son oncle flamboyant, « Napoléon le petit » (futur Napoléon III), comme le qualifiait avec mépris Victor Hugo, est élu président de la République, premier de la liste des 22 qui mène à Jacques Chirac. La politique spectacle est née. C’est peu dire qu’elle s’est depuis perfectionnée.

Ce « grand dossier » se propose, à travers les sept élections présidentielles de la Ve République et les cinq présidents qui se sont succédé à l’Elysée depuis 1965 – de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand, Chirac -, de voir comment les candidats construisent leur image et mettent en place des stratégies de communication qui contribuent à la victoire. Le sujet est tabou : aucun homme politique, craignant d’être transformé en produit, ne s’est livré sur cette question. Il est aussi une énigme : comment apprécier la part de « l’image » dans une victoire ou une défaite ? « Elle déplace 200 000 à 300 000 voix », affirment des spécialistes. Elle aurait joué un rôle dans la victoire de Giscard en 1974, dans celle de Mitterrand en 1981. Quant aux communicants de Jospin, ils sont en train de devenir les boucs émissaires de la défaite.

La politique spectacle, telle qu’elle s’étale aujourd’hui, est ébauchée par Michel Bongrand au service de Jean Lecanuet en 1965. Elle s’affirme – et gagne – avec le publicitaire Jacques Hintzy, au service de Giscard en 1974. Que dit Hintzy ? « Croire qu’un candidat peut être élu sur un programme et qu’il va ensuite l’appliquer me semble d’une immense naïveté. On élit un homme, pas un programme. » Nous y sommes en plein. La part centrale occupée par les questions de forme, au détriment des idées, se vérifie à quatre niveaux. L’imagerie politique s’est déplacée de la rue – tracts, affiches, professions de foi, photos – à la télévision. Les militants et les cellules « propagande » des partis ont perdu de leur influence au profit de communicants, dont la compétence déborde souvent sur les choix politiques. La définition même de l’image s’est élargie, touchant désormais aux petites phrases, à la forme des meetings et des actions de terrain, aux gestes, à l’élocution, à l’apparence physique du candidat. Dernier facteur, les campagnes « ouvertes » d’antan sont devenues des campagnes verrouillées où les « gros » candidats sont tenus à distance du peuple et des médias par une équipe de conseillers qui distillent des exclusivités, photo et télévision, comme cela se pratique pour Michael Jackson ou Julia Roberts.

Dans une campagne 2002 où tous ces éléments sont montés d’un cran s’affirme un présidentiable-acteur, qui dévoile sa part d’intimité dans les pages people des magazines, envoie au front son épouse. Le Pen apparaît rajeuni et décontracté sur une photo en noir et blanc et ouvre son album de famille à la télévision. Chirac et Jospin bloquent l’accès aux photographes et caméras, préférant les exclusivités promotionnelles. Dans le Journal non autorisé d’une campagne, documentaire diffusé sur Canal+, l’enjeu est dit : « Ou comment l’abus de politique spectacle met en danger la démocratie. »

L’affiche politique et la profession de foi ne jouent plus un rôle moteur. Les panneaux officiels sont maltraités et tagués. Les centaines de milliers d’affiches qui, selon un rituel nocturne, sont collées par les militants, jugées « ringardes » par les conseils en communication, sont en régression. Quant aux panneaux commerciaux – les fameux « 4 × 3 » accaparés à grands frais par les candidats fortunés -, une loi de 1989 les a interdits trois mois avant une présidentielle. Restent, dans la mémoire collective, quelques temps forts de ces affiches, comme celle de Giscard avec sa fille en 1974 ou la « Force tranquille » de Mitterrand en 1981, qui, déjà, ont mis en avant une personnalité et non un programme.

L’essentiel se joue désormais à la télévision. De Gaulle, un peu malgré lui, a donné la tendance, lors du scrutin de 1965, en faisant du grand spectacle télévisuel entre les deux tours. Ce sont ensuite Gérard Colé et Jacques Pilhan, communicants de Mitterrand, le second passant ensuite au service de Chirac – un transfert qui accrédite l’idée que l’image l’emporte sur le fond -, qui vont faire tourner à plein régime la télévision. Dans cette logique, l’horaire des meetings de Chirac était choisi en fonction du « 20 heures » des télévisions et Jospin a multiplié les voyages en province pour – d’abord ? – se rendre sur le plateau des stations France 3. Le Pen joue aussi de la télévision comme personne. L’image de François Bayrou corrigeant un gamin lui faisant les poches a fait grimper le candidat. Mais, au-delà, Raymond Depardon dit combien « les caméras automatiques », sans point de vue, sans vraiment donner du temps, brouillent les messages au profit de l’apparence.

Les hommes d’image ont beau jeu de répondre que, lorsque la communication prend le pas sur le fond, « c’est qu’il n’y a plus de fond ». Que reste-t-il ? Un Jacques Chirac plus « physique » que Jospin, qui a donné l’impression d’en « vouloir plus fort ». Il reste son portrait photographique, officiel et rassurant, qui orne les 36 000 mairies de France, pour rappeler l’autorité de sa fonction.

Il fut un temps où l’affiche électorale envahissait les rues, où un général-président crevait le petit écran, où la photo d’un repas présidentiel en famille était une révolution

LE 5 décembre 1965, au soir du premier tour de la première élection présidentielle au suffrage universel, la surprise est énorme. Elle est amère pour le général de Gaulle, mis en ballottage par François Mitterrand, quand on lui prédisait une promenade de santé. « Il était abattu », dira Alain Peyrefitte. « Il a hésité à se présenter au second tour, raconte, aujourd’hui, Pierre Lefranc, son directeur de campagne. J’ai dû le convaincre d’aller se confier à la télévision avant le vote du 19 décembre, de parler de ses goûts, de paraître décontracté. J’ai eu du mal. Il m’a répondu : «Oui, la France veut me voir en pyjama !» »

Elle le voulait. Ce n’est plus le président de la République mais un Français qui se confie – en une seule prise, répartie en trois projections d’une quinzaine de minutes chacune, les 13, 14 et 15 décembre – à Michel Droit, journaliste « aux ordres ». Il parle d’une voix traînante, lève les bras au ciel, lance « l’Europe, l’Europe, l’Europe ! », évoque « la ménagère qui, comme la France, veut le progrès mais pas la pagaille ». Seulement 6, 3 millions de Français possèdent un téléviseur qui diffuse deux chaînes en noir et blanc – la deuxième ne couvre que 50 % du territoire. Mais il « a crevé l’écran », conclut la presse. De Gaulle est élu avec 55, 19 % des voix. « Le ballottage et ces émissions ont permis de gommer son image de dictateur bonapartiste, explique Pierre Lefranc. Le Général a marqué par son ton, sa maîtrise de la langue, son humour, sa gouaille. Les Français sont entrés dans la peau d’un homme qui ne se cachait plus derrière son bureau. Ces émissions étaient une nouveauté fondamentale. »

Il y a un paradoxe de Gaulle en 1965. Il se contrefiche – comme la plupart des hommes politiques d’alors – des techniques de communication qui visent à « vendre » un candidat au-delà de son programme, mais il est le premier à comprendre que la télévision est « le » média pour imposer un style et gagner. 1965 est encore le temps du bricolage. Jean Lecanuet s’entoure d’un publicitaire de renom, Michel Bongrand, qui va travailler son image à l’américaine – le sourire « after-shave ». Jean-Louis Tixier-Vignancour, baroudeur de l’extrême droite, est le premier à faire un tour de France dans un bus. Sinon, les cellules « propagande », au-delà de panneaux commerciaux loués, s’appuient essentiellement sur les militants. On ne cherche pas encore à convaincre le sceptique mais à conforter les troupes. Il faut coller en masse, distribuer des tracts, montrer sa force, gagner la bataille de la rue. « J’ai moi-même collé des affiches ! », dit Pierre Lefranc. Il faut aussi gagner la bataille des mots, dans les quotidiens nationaux à gros tirage et à la radio, notamment sur Europe 1 et France-Inter.

De Gaulle annonce sa candidature un mois seulement avant le premier tour, quand Mitterrand ou Lecanuet labourent la France depuis le printemps. « On ne pouvait pas bouger, uniquement préparer des ébauches d’affiches », se souvient Pierre Lefranc, qui n’était pas un professionnel de la communication. Pour le Général, un président sortant doit « protéger la dignité de la fonction » et, de ce fait, se déclarer « in extremis ». Dans cette logique, balayée par les présidents-candidats qui lui succéderont, il refuse d’apparaître dans la campagne : aucun meeting ou déplacement, aucune interview, aucune séance photo. Il ne se rend pas au QG de campagne. « Je le voyais très peu », dit Lefranc.

Autre choix extravagant, de Gaulle refuse, avant le premier tour, une bonne partie de son temps de parole à la télévision. Etrange, car depuis 1958, le général verrouille cet objet ménager dont il se méfie. Alain Peyrefitte, le ministre de l’information, bâtit « le journal télévisé du soir » communiqué au directeur de l’information, le gaulliste Edouard Sablier. Aucune place alors n’est offerte à l’opposition. Tout change en 1962, avec une loi qui fait bénéficier les candidats d’un temps de parole égalitaire à la radio et à la télévision. Les adversaires du « grand Charles » peuvent se faire connaître aux Français, montrer leur visage, faire entendre leur voix, aligner les critiques. « Ce dialogue qui commence entre nous, je l’espérais depuis longtemps », dit François Mitterrand, candidat unique de la gauche. Il « n’a pas été facile de venir jusqu’à vous », lâche Tixier-Vignancour.

Les gaullistes ne mesurent pas tout de suite l’impact de l’image et la personnalisation engendrée par la télévision. Comment d’ailleurs faire campagne sans jamais « voir » le candidat ? « Cela est en principe impossible. Mais de Gaulle est à part, explique Pierre Lefranc. Il n’avait pas à se faire connaître, à la différence des autres. Nous disions que nous avions un très bon candidat, c’est tout. Et puis, la communication n’avait pas l’importance d’aujourd’hui. Personne ne se préoccupait de mise en scène et d’image. » Les moyens financiers sont « sans aucune mesure » avec ceux d’aujourd’hui. « J’ai fait la campagne sous les préaux d’école avec 200 affiches », dit Lefranc.

De Gaulle rectifie le tir avec son grand numéro télévisé d’entre les deux tours. Il n’y a là rien de providentiel. L’animal a déjà sept ans de télévision derrière lui. Il est le premier président du conseil, en 1958, à s’adresser aux Français, droit dans les yeux, derrière son bureau. Pierre Lefranc était à ses côtés, servant de « doublure » (ils ont la même taille) pour les réglages. « La première fois, il était dans ses petits souliers. Myope, il voyait mal la caméra à cause de l’éclairage. Nous avons ensuite installé une lampe rouge qu’il fixait. » Le premier passage n’est pas bon, le général est raide. Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis, lui conseille de retirer ses lunettes et de ne pas lire son texte. Mais la première « fait du bruit, dit Pierre Lefranc. On faisait la queue dans les bistrots pour le voir ».

Très vite, de Gaulle devient éblouissant. Il multiplie les apparitions, notamment lors de conférences de presse mémorables. « Il avait l’art de la formule claire et imagée, humaine, dit Pierre Lefranc. Il n’était pourtant pas entraîné, n’avait pas de conseiller, mais il ne faut pas oublier qu’il avait des centaines de discours derrière lui. Il apprenait tout par coeur, à la virgule près. Il avait surtout l’air convaincu, alors que Chaban-Delmas, par exemple n’a jamais passé le petit écran. »

Certains voient en de Gaulle le premier président qui sait valoriser sa personnalité au moyen de la communication – comme l’a fait ensuite Mitterrand. Le premier showman ? Pierre Lefranc nuance : « Ça n’a rien à voir avec la politique-spectacle d’aujourd’hui. La forme a pris le pas sur le fond. Il était impensable que de Gaulle soit entouré par un aréopage de publicitaires, de lui suggérer de changer de costume ; impensable que sa femme joue un rôle puisqu’elle n’avait pas de fonction publique. Toutes ces déviations portent atteinte à la dignité de la République. »


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