Lorsqu’une crise éclate, il est tentant de se fier à ce qui nous vient immédiatement à l’esprit. Une image choc vue au journal télévisé, un précédent événement similaire encore frais en mémoire, un exemple frappant relayé sur les réseaux sociaux… et voilà que l’on croit tenir la vérité de la situation. Erreur fatale. Sous pression, notre cerveau exagère l’importance des informations les plus disponibles en mémoire — au détriment d’une analyse froide des données et des risques réels. Ce travers cognitif porte un nom : le biais de disponibilité. Et en communication de crise, c’est un piège redoutable pour les décideurs, les communicants, les médias et le grand public rappelle Florian Silnicki, Expert en communication de crise, Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom.
Quand l’immédiateté fausse le jugement
Le biais de disponibilité consiste à surévaluer la probabilité ou l’importance d’un événement simplement parce qu’il nous vient facilement à l’esprit. Plus une information est marquante, récente ou émotionnelle, plus elle est jugée importante — même si ce n’est pas le cas objectivement.
En situation de crise, ce biais devient explosif. Sous le stress, l’incertitude, l’urgence, le cerveau cherche des raccourcis. Il pioche dans sa mémoire : “À quoi cela ressemble ?” Et ce qu’il trouve en premier — l’image d’un drame médiatisé, une catastrophe antérieure, une anecdote frappante — devient le prisme de lecture de la nouvelle crise.
Résultat ? On surestime certains risques parce qu’ils “rappellent quelque chose”, on focalise sur les images les plus marquantes, on prend des décisions guidées par la mémoire plutôt que par les faits.
Pourquoi ce biais est si puissant
Parce que l’émotion grave la mémoire
Un événement marquant laisse une trace profonde. Le cerveau stocke mieux ce qui est émotionnellement fort : larmes, peur, choc visuel. Ces souvenirs sont donc plus facilement disponibles… et influencent ensuite notre jugement, même quand ils ne sont pas pertinents.
Parce que le cerveau prend des raccourcis
Sous pression, on n’a pas le temps d’analyser froidement. Alors on prend des heuristiques : on se demande « à quoi ça ressemble » plutôt que « que disent les faits ? ». Ce réflexe rapide est utile pour agir vite… mais il est aussi dangereusement biaisé.
Parce que les images marquent plus que les données
Une photo dramatique frappe plus qu’un tableau Excel. Une vidéo virale pèse plus qu’un rapport d’expertise. Ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qui nous hante… l’emporte sur ce qui est factuel mais discret.
Parce que la récence trompe
Ce qui vient de se produire paraît plus important que ce qui est arrivé il y a un an. La crise la plus récente devient la norme. Et on réagit selon les dernières images… pas selon les probabilités réelles.
Comment le biais de disponibilité déforme la communication de crise
Il fait surestimer certains risques
Un événement récent et choquant devient “le modèle” de toute crise. Une cellule de crise peut ainsi surévaluer un risque très improbable… simplement parce qu’un précédent similaire a été traumatisant ou très médiatisé.
Il focalise la communication sur le spectaculaire
Les communicants, comme le public, vont se concentrer sur ce qui frappe — une vidéo, une image, une histoire isolée — et oublier d’autres enjeux tout aussi graves mais moins visibles.
Il fait réagir selon la dernière crise
On rejoue la dernière guerre. On applique la même recette que pour la crise précédente. Même si celle-ci est différente. Même si elle nécessite une autre approche.
Il brouille la hiérarchie des priorités
Ce qui choque ou buzze prend toute la place. Et des messages clés — mais moins saillants — sont repoussés, oubliés, mal relayés. La stratégie de communication se déséquilibre.
Exemples concrets
Le cas “le plus visible” devient le seul narratif
Un seul cas grave — un enfant blessé, une vidéo virale — devient le symbole de toute une crise, même s’il est exceptionnel. La communication se centre sur lui. Tout le reste s’efface. Le public croit que “tout est comme ça”.
Une crise gérée comme la précédente
Une entreprise agroalimentaire fait face à un problème de traçabilité. Elle applique exactement le plan de communication mis en place un an plus tôt… lors d’un scandale sanitaire. Sauf que cette fois, les données sont différentes. Mais l’image de la dernière crise hante les esprits, et la communication se trompe de cible.
L’image qui fait diversion
Une explosion spectaculaire dans une usine fait la une. L’image d’un nuage toxique hante l’opinion publique. La communication se focalise sur cette fumée visible. Pendant ce temps, une pollution invisible — dans les sols ou les eaux — n’est pas communiquée. Elle est pourtant plus grave à long terme.
Comment limiter ce biais dans une cellule de crise
Nommer le biais pour le désamorcer
Dès le début, poser cette question : “Ne sommes-nous pas en train de surestimer un point parce qu’il nous est familier ou marquant ?” Le simple fait de nommer le biais permet de le voir et de s’en détacher.
Revenir aux faits, pas aux impressions
Travailler sur des données vérifiées. Comparer. Poser les vrais chiffres. Croiser les sources. Cela permet de désactiver le réflexe émotionnel et de baser les décisions sur la réalité, pas sur les souvenirs ou les images du moment.
Diversifier les regards
Mettre autour de la table des profils différents. Faire jouer l’avocat du diable. Sortir du consensus de groupe. Cela permet de briser le cercle mental fermé qui renforce le biais.
Créer des protocoles de hiérarchisation
Construire une grille d’analyse pour prioriser les messages selon des critères objectifs (gravité, urgence, impact), et non selon ce qui fait le plus de bruit.
Prendre un moment de recul
En pleine tempête, s’accorder une pause mentale de 10 minutes peut faire toute la différence. Cela permet de reprendre du recul, de relire les faits, de se désengager du fil émotionnel dominant.
Tirer les leçons après coup
Après chaque crise, faire un retour d’expérience honnête. Quels messages avons-nous privilégiés ? Était-ce parce qu’ils étaient les plus critiques… ou les plus visibles ? Ce travail post-crise est essentiel pour progresser.
Ne croyez pas tout ce que votre mémoire vous chuchote
Le biais de disponibilité est un biais insidieux. Il ne vient pas de la bêtise, mais du fonctionnement normal de l’esprit humain. En crise, il s’amplifie. Il déforme notre perception, nos jugements, nos messages.
Mais ce n’est pas une fatalité.
Une cellule de communication de crise efficace doit savoir résister à ce que l’opinion retient le mieux… pour parler de ce qui compte vraiment. Ce n’est pas parce qu’un fait est marquant qu’il est central. Ce n’est pas parce qu’une image est forte qu’elle doit structurer tout le récit.
Le rôle du communicant, c’est de ne pas confondre l’émotion et la réalité. C’est de regarder au-delà du miroir de la mémoire, et de remettre de l’ordre, du fond, de la vérité.
La prochaine fois que vous vous surprendrez à juger une crise sur un souvenir, une image ou une histoire… posez-vous cette question :
Est-ce ce que je vois — ou ce que je me souviens — qui guide ma parole ?
Si la réponse est “oui”, il est temps de respirer, de vérifier… et de recommencer.