Les sept manettes actionnées par les lobbys (1/7). Le groupe Nestlé a su étendre son influence jusqu’aux plus hautes sphères de l’État. Lorsque le scandale des eaux minérales naturelles éclate, une vaste opération de lobbying se met en marche…
Par Jean-François Arnaud
A vouloir trop bien faire, on peut commettre des erreurs fatales. C’est ce qui arrive à Nestlé, en train de constater les dégâts de son lobbying massif. Le groupe suisse qui avait su tisser des liens étroits avec Emmanuel Macron, avant même son arrivée à l’Elysée, se croyait sans doute en terrain conquis en France. En 2021, quand sa filiale Nestlé Waters a décidé d’enfreindre la législation sur les eaux minérales naturelles, en procédant à des filtrages et purifications interdits sur ses eaux Vittel, Perrier, Hépar et Contrex, le groupe suisse l’a signalé aux autorités gouvernementales. Mais ses lobbyistes ont aussitôt prétexté que c’était le seul moyen de sauver des emplois dans ses usines. Un travail d’influence mené en particulier par Nicolas Bouvier, associé du cabinet Brunswick, qui a décroché pour son client des rendez-vous à l’Elysée, ainsi que dans les ministères de la Santé et de l’Industrie.
L’affaire des eaux minérales de Nestlé éclabousse l’Elysée
« De nombreux mails et notes montrent que l’exécutif a privilégié les intérêts de Nestlé au détriment des consommateurs en laissant le groupe suisse continuer à commercialiser une eau non conforme et à risque pour la santé, principalement d’ordre virologique, ont révélé Le Monde et Radio France le 4 février. Un dossier suivi et arbitré jusqu’au sommet de l’Etat, à l’Elysée. » Les éléments réunis par nos confrères ont été jugés assez gênants pour que le chef de l’Etat y réagisse le jour même : « Il n’y a de l’entente avec personne, il n’y a pas de connivence avec qui que ce soit. »
Une « communication précipitée » qui « alimente le soupçon »
Les relations entre Emmanuel Macron et Nestlé sont pourtant anciennes. « Le jeune Macron s’était fait connaître du PDG Peter Brabeck lorsque celui-ci avait siégé dans la Commission Attali en 2007 », rappelle un salarié du géant suisse. Le patron de Nestlé avait même voulu le recruter, selon le journaliste Marc Endeweld (L’Ambigu Monsieur Macron, Flammarion).
Il l’avait choisi ensuite comme banquier d’affaires pour négocier le rachat de la filiale nutrition de Pfizer. Un deal à 12 milliards d’euros qui a rapporté un million au banquier Macron. Plus récemment, lorsque l’un des principaux collaborateurs d’Emmanuel Macron, Clément Léonarduzzi, son conseiller spécial de 2020 à 2022, a quitté l’Elysée, il est devenu vice-président du groupe Publicis, conseillant Nestlé qui se débattait alors avec le scandale Buitoni.
Face à la polémique sur ses eaux minérales, la firme helvétique revendique désormais les arbitrages passés qu’elle a obtenus au plus haut niveau de l’Etat. En janvier 2024 déjà, elle avait publiquement déclaré avoir informé les autorités de ses procédés interdits. Une manière un peu grossière de tenter de couper l’herbe sous le pied d’une première enquête journalistique révélant l’affaire.
Autant dire que les ministres et fonctionnaires qui se retrouvaient ainsi mis en cause n’ont pas du tout apprécié. « Cette communication précipitée, c’est comme tenter d’étouffer une flamme à grand renfort d’essence : on finit par alimenter le soupçon », observe l’expert en communication de crise Florian Silnicki.
« Une spirale du doute »
Nestlé pousse aussi ses pions sur le volet judiciaire. En septembre, la multinationale a accepté de payer 2 millions d’euros dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public qui a pour conséquence d’éteindre toutes les poursuites. Une somme dérisoire au regard du préjudice, fustigent les militants écologistes, parties civiles.
« Une communication de crise dénuée d’empathie » : la désastreuse gestion de crise de Nestlé inquiète ses salariés
Autre ficelle un peu grosse, le 19 novembre 2024, à peine nommé directeur général du groupe Nestlé, le Français Laurent Freixe, annonce que la branche eaux de son groupe sera détachée de l’entreprise au 1er janvier 2025. Une méthode déjà utilisée avec Buitoni, marque tristement connue pour l’intoxication de consommateurs qui avaient mangé ses pizzas en 2022 et qui n’est plus dans le groupe aujourd’hui. Deux enfants en sont morts.
Point commun aux deux affaires, Nestlé s’est d’abord agité dans les coulisses du pouvoir, puis a fui ses responsabilités. « Ils se retrouvent dans une spirale du doute alimentée par un lobbying outrancier, juge Florian Silnicki. Seules une transparence radicale, des actions concrètes et une reconnaissance lucide de leurs manquements peuvent enrayer la machine. » Avec ou sans l’aval de l’Elysée ?