Astreinte de crise 24h/24 7j/7

Gestion de crise KPMG dans l’affaire Jo Lernout et Pol HauspieActualitésGestion de crise KPMG dans l’affaire Jo Lernout et Pol Hauspie

Gestion de crise KPMG dans l’affaire Jo Lernout et Pol Hauspie

Jo lernout_et_hauspie kpmg

Alors que Jo Lernout et Pol Hauspie ont été incarcérés le 26 avril 2001, le message officiel de l’autre partie prenante, KPMG, est clair: tout va très bien. Pourtant, dans les coulisses, une cellule de crise s’active à tranquilliser les clients, maîtriser l’information et assurer sa défense sans rompre le secret professionnel. Une politique de communication sous contrainte judiciaire qui donne des résultats mitigés.

L’air un peu inquiet mais se voulant persuasif, Théo Erauw, chairman de KPMG, assure que sa société d’audit n’est pas en crise! Aurait-il oublié les attaques en règle de Jo Lernout, Pol Hauspie et Nico Willaert à son encontre alors que KPMG les a attaqués pour fraude ?

Officiellement pourtant, le ton est à la sérénité: le chiffre d’affaires n’a pas été raboté, les clients restent fidèles, le budget marketing et communication demeure sous contrôle, l’ambiance interne est bonne. Mieux encore, de nouveaux employés rejoignent la société qui compte actuellement 960 personnes, soit 200 de plus que l’année passée. Bref, à entendre Théo Erauw, on finirait par conclure que KPMG poursuit calmement sa croissance qui se traduit, pour l’ensemble du groupe, par une augmentation du chiffre d’affaires de 25 à 30%.

Mais la belle façade de marbre se fissure lorsqu’on lit les Unes de journaux qui mettent en cause le travail d’audit de KPMG au sein de Lernout&Hauspie. Sans oublier les attaques qui surgissent de partout et les questions des clients qui reviennent comme une litanie: « Pourquoi n’avez-vous pas pu détecter la fraude ? Pourquoi n’avez-vous pas communiqué plus tôt les informations en votre possession ? » Autant d’éléments qui dénotent du « business as usual ».

Se taire, la rage au ventre face à la crise

Pour répondre à ces interrogations, une cellule de crise s’est rapidement créée au sein de la société d’audit. Et ce, dès fin octobre 2000, alors que les preuves de fraudes s’accumulent contre certains membres du management de L&H. De son côté, Théo Erauw décide de s’entourer de quelques experts en communication de crise. Le choix se porte naturellement sur Interel Mariën, dont la société KPMG est cliente depuis longtemps. Le bureau londonien de Fleishman-Hillard, société de public relations mondialement réputée, est également sollicité pour servir de relais au niveau international. Afin de mieux jongler avec la donne juridique complexe, le chairman fait également appel à l’expérience du courtraisien Jef Lievens, du cabinet d’avocats d’affaires Dieux, Lievens & Geens. Pieter Van Essche, chief operating officer de KPMG, ainsi que l’incontournable directeur de la communication et du marketing Jos Hermans complètent l’équipe.

Leur tâche est ardue car KPMG est tenue par un secret professionnel très strict. Si les dirigeants le brisent, Lernout &Hauspie pourrait à son tour se retourner contre eux… Et la sanction serait de taille: outre les compensations financières, KPMG subirait les foudres de l’Institut des réviseurs d’entreprise (IRE) qui pourraient se solder par la radiation. Les responsables se taisent donc, malgré la rage au ventre qui les tenaille. Essuyer les pires insinuations, esquiver les critiques faciles, sans jamais lâcher une information confidentielle. Un exercice de contrition qui nécessite une volonté de fer.

« C’est un des éléments les plus durs dans ce dossier, reconnaît Pieter Van Essche. A de nombreux moments, nous aurions bien aimé prendre la parole, aligner nos arguments, mais nous ne pouvions que nous taire. Et on nous reprochait alors de nous cacher derrière le secret professionnel. »

Vue sous cet angle, l’élaboration d’une politique de communication tient du miracle. « Nous devons conseiller le client dans un contexte particulier, reconnaît-on chez Interel Mariën, tout en pesant chaque mot. La stratégie de communication doit en effet tenir compte d’impératifs de confidentialité très contraignants. »

La communication de crise face au « secret professionnel avant tout »

Pour éviter tout dérapage sur ce terrain miné, le mot d’ordre est très clair face aux demandes de la presse: motus et bouche cousue, excepté pour Théo Erauw, seule personne habilitée à défendre le point de vue de la firme d’audit. Fonction qui mange d’ailleurs plus de 40% de son temps… Si d’autres membres de la société sont contactés sans emprunter le canal officiel, ils sont priés d’en faire part immédiatement au directeur de la communication, Jos Hermans. Autant de précautions qui témoignent de la sensibilité de l’affaire. Même en interne, la communication est parcimonieuse, le secret professionnel étant primordial. L’ensemble des associés a donc reçu un court briefing explicitant les éléments de réponse qu’ils peuvent avancer face aux nombreuses questions des clients.

Les quelques e-mails internes, envoyés à l’ensemble du personnel, sont également dépouillés de toute information un tant soit peu sensible. Ils se cantonnent à ce qui tombe dans le domaine public. Un silence radio qui ne semble pas susciter de grandes frustrations au sein de la société. « Les auditeurs comprennent aisément que leurs collègues en charge du dossier Lernout & Hauspie doivent être très prudents et ne peuvent s’exprimer, sauf sur demande explicite d’un juge. Ils sont, en effet, soumis aux même règles de secret professionnel dans les dossiers qu’ils traitent », explique Jos Hermans.

L’analyse est partagée par d’autres interlocuteurs en interne, qui préfèrent bien évidemment, garder l’anonymat. Certains d’entre eux, résolument optimistes, perçoivent même quelques éléments positifs à cette tempête juridico-médiatique. « La perception d’un ennemi extérieur soude l’équipe, remarque-t-on. Et les petites frictions entre les différentes personnalités s’atténuent devant les impératifs de cette crise. En outre, à force de faire la Une des journaux, notre nom est à présent connu, les clients apprécient notre réserve, notre respect du secret professionnel malgré l’importante pression que nous subissons. Enfin, jusqu’à présent, insiste-t-il, aucun élément ne prouve que nous n’avons pas fait notre travail dans les règles. »

Le respect du secret professionnel est un argument massue que les associés mettent en avant pour rassurer leurs clients. « Le fait que KPMG ait entamé une action contre certains managers de L&H, joue également en sa faveur, estime un client. Cela prouve que certains membres du management ont délibérément opté pour l’opacité envers leurs auditeurs, cachant des éléments essentiels de leur comptabilité. Il s’agit donc d’une situation exceptionnelle dont KPMG est, avant tout, la première victime. »

Pareil raisonnement ne fait pas l’unanimité à l’extérieur car la démarche juridique entreprise par KPMG ébranle, de fait, la confiance qui règne entre un auditeur et la société qu’il révise. Pour les clients les plus dubitatifs, un petit récapitulatif historique tend à prouver, faits à l’appui, l’innocence de KPMG. Cette dernière insiste également sur le fait que son mandat n’a pas été récusé et qu’elle a assisté aux excuses publiques des nouveaux membres de la direction en raison des fausses informations qui ont été fournies.

Cet argumentaire assure-t-il la fidélité des clients audités ? La question semble surprendre chez Colruyt. « Le sujet n’a pas été soulevé, assure René De Wit, administrateur délégué de la société. Nous travaillons avec une très bonne équipe et il serait ridicule de mettre en doute une organisation de plusieurs centaines de personnes parce que leur rôle a été mis en question dans l’affaire Lernout&Hauspie sans qu’on ait pu, jusqu’à présent, prouver des irrégularités dans leur chef. » Au sein d’Etex Group, un sourire gêné accueille la question avant de spécifier que les auditeurs de KPMG occupent actuellement leurs bureaux afin de certifier les comptes de la société de construction et qu’aucun changement de mandat n’est à l’ordre du jour.

Si le bureau d’audit semble pouvoir compter sur une clientèle fidèle, prête à faire la part des choses, dans les coulisses, les renouvellements de mandats tous les trois ans n’ont pas pour autant coulé de source. « La question est délicate, mais pertinente », répond-on malicieusement dans une grande banque, en s’excusant par avance du manque de réaction officielle.

A la Sabena, le comité d’administration a proposé à l’assemblée générale de reconduire le mandat de KPMG mais celui-ci n’a été octroyé qu’après un appel d’offres qui remettait en concurrence les cinq grands acteurs du secteur. Appel d’offre que KPMG a remporté pour son bon rapport qualité-prix ainsi que pour sa compétence à suivre la compagnie aérienne. L’aspect de la continuité ayant joué en sa faveur. Ce qui n’empêche pas la direction de la Sabena d’accorder une importance toute particulière à la qualité des auditeurs qui seront nommés pour éplucher ses comptes.

« La barre a été mise plus haut mais ce réflexe n’est pas atypique, révèle un observateur. Le climat international étant plus difficile pour les sociétés, celles-ci accroissent leurs exigences. Elles ne veulent plus voir débarquer une armée de juniors dans leur bureau mais exigent des personnes qui ont déjà accumulé une certaine expérience. »

Un scénario identique s’est déroulé à la Sabam. « Le mandat devait être reconduit mais, suite à l’affaire L&H, les actionnaires et le conseil d’entreprise ont insisté pour réaliser un nouvel appel d’offres auprès de six sociétés », explique Luc van Oycke, directeur financier. La pression était d’autant plus forte que William Van Haerde, l’actuel réviseur chez L&H était également l’auditeur, il y a un an encore, à la Sabam. Dans sa remise d’offre, la société d’audit a donc ajouté deux pages et demie d’argumentation expliquant « pourquoi il serait profondément regrettable que la société perde confiance en son commisseur-réviseur suite à l’affaire L&H » et qu’elle se mettait à leur disposition pour les informer plus en détail sur cette problématique. « Les démarches proactives de ce type sont limitées, rassure Théo Erauw. Et aucune nouvelle clause n’est apparue dans nos offres suite à l’affaire yproise. Nous n’avons pas non plus diminué nos prix. »

Réseaux flamands chouchoutés

Le boulet L&H semble handicaper KPMG, plus qu’elle ne veut bien l’admettre, dans sa course aux nouveaux contrats. D’abord pour une raison technique. Les nombreuses sociétés qui ont investi dans L&H préfèrent s’abstenir de faire appel à KPMG puisqu’elles pourraient être amenées à porter plainte contre elle… Selon certaines sources proches du dossier, KPMG avait également de très bons espoirs de remporter le contrat de la BBL ainsi que celui de Solvay. Dans le premier cas, c’est Ernst&Young qui a remporté le morceau tandis que le choix de l’assemblée générale de Solvay, qui se tiendra le 7 juin, devrait se porter sur Deloitte & Touche.

Mais faisant contre mauvaise fortune, bon coeur, un associé de KPMG constate que cela fait partie du jeu de la concurrence. « Il est normal que nous perdions certains contrats et que nous en remportions d’autres. Suite à un appel d’offres, nous sommes ainsi rentrés tout récemment chez Carrefour Belgium », confie-t-il.

Par contre, la perspective de se mettre à dos des hommes d’affaires liés au réseau de la Vlerick School ou qui sont originaires de la région de Sint-Martens-Latem préoccupe davantage les esprits. « Ces deux circuits jouent un rôle crucial dans le tissu économique flamand, constate un observateur. Les gens se connaissent très bien et l’affaire L&H garnit largement leurs discussions. Il est donc normal que des personnes influentes dans ces réseaux fassent l’objet d’une attention toute particulière de la part de KPMG. » Théo Erauw se défend pourtant de toute démarche spécifique et proactive mais lorsque des questions fusent, les associés de KPMG saisissent l’occasion pour tenter de convaincre et d’expliquer, pour la énième fois, les arguments les dédouanant de toute erreur.

Actuellement, l’impact financier reste donc limité et la société yproise ne représente qu’une petite partie de la clientèle de KPMG qui comprend notamment Fortis, Gevaert, Electrabel, Interbrew, Brederode, Telindus ou CNP.

Pour se donner une idée de grandeur, il est bon de noter que l’entité d’audit et de comptabilité a engrangé, en 2000, un résultat de 1,88 milliard BEF alors que le contrat d’audit qui la lie à Lernout & Hauspie s’élève à peine à quelques dizaines de millions. A cette première donne financière, il convient toutefois de ne pas omettre la note salée qu’entraîne la mise en place de sa défense. Les avocats se faisant payer à l’heure, le compteur tourne rapidement. Un budget spécifique a donc été alloué à cet effet. Selon certaines estimations, il s’agirait d’un montant situé dans une fourchette de 10 à 20 millions FEB.

Peu de dommages collatéraux de la crise

La remise en cause des services d’audit ne semble, en tout cas, pas affecter les autres domaines de compétences de KPMG tels que le consulting et les avis fiscaux. La croissance à deux chiffres est toujours bien présente, même si les réunions avec les clients sont souvent ponctuées des questions habituelles concernant L&H. Le département KPMG Consulting qui avait disparu en mai 99, suite au départ de l’ensemble des partenaires pour PriceWaterhouseCoopers, n’a pas été retardé dans sa croissance.

L’entité compte à présent près de 150 personnes et le chiffre d’affaires devrait atteindre, au 30 juin 2001, le milliard BEF, soit une croissance fulgurante en deux ans et un point d’équilibre qui devrait être au rendez-vous au cours de ce semestre.

Quant au recrutement, il bat son plein. Le but étant d’atteindre le nombre de 400 personnes en 2004, soit un engagement net de 80 personnes par an. « On ne peut pas assurer une croissance plus rapide, explique Tony Mary, managing partner chez KPMG Consulting, sans mettre à mal notre modèle d’entreprise. » Les activités belges de consulting devraient d’ailleurs bientôt prendre leur indépendance et rejoindre la société cotée KCI qui regroupe notamment les activités de consulting KPMG aux USA, en Australie, ainsi que certaines en Europe et en Asie. « Dès que le climat boursier sera plus propice, d’autres filiales européennes rejoindront le groupe », explique Tony Mary.

Le malheur de KPMG ne fait pas pour autant le bonheur de ses concurrents qui préfèrent plutôt se définir comme confrères et adoptent une attitude très loyale envers elle. La clientèle KPMG est restée, jusqu’à ce jour, relativement fidèle et les nouveaux clients ne se sont donc pas poussés aux portillons de PriceWaterhouseCoopers, Ernst & Young, Deloitte & Touche, Andersen et autres, suite à l’affaire L&H. « La crise a un effet néfaste sur l’ensemble de la profession, analyse Robert Peirce chez PriceWaterhouseCoopers, qui n’échappe pas non plus aux interrogations de ses clients. Ils mettent en question la crédibilité et le rôle de notre métier. Les attentes de l’opinion publique dépassant largement notre mandat légal. »

Cette incompréhension n’aide pas à redorer le blason de la profession qui est dans la ligne de mire du législateur: suite à l’affaire L&H, un chapitre entier consacré à l’indépendance des réviseurs a été inséré dans le projet de loi de corporate governance. Il prévoit, entres autres, que le commissaire ou la firme d’audit ne pourra accepter aucune autre mission rémunérée (fiscalité ou consulting par exemple) que celle de certification pendant la durée de mandat de celle-ci. Exit donc, la multidisciplinarité ? Pour éviter une interdiction totale d’exercer des prestations complémentaires, une liste minutieuse de celles interdites sera précisée dans un arrêté royal.

« Ces mesures dénotent d’une grande sévérité par rapport aux projets européens et américains, qui sont en cours de discussion, s’indigne un réviseur. Il est dommage que le débat, en Belgique, ait été largement influencé par l’affaire Lernout&Hauspie. Le projet de loi induit ainsi, des mesures plus draconiennes que chez nos voisins. Faut-il réellement être plus catholique que le Pape ? »

Deuxième impact pour les entreprises: « Les firmes d’audit se montrent plus prudentes et plus attentives quant à leur responsabilité lorsqu’elles signent un rapport, remarque un membre de la Sabena. Elles veillent à être plus exigeantes. C’est une attitude qui est dans l’intérêt de notre entreprise. En effet, nous ne les payons pas pour obtenir un certificat de complaisance! » Un constat partagé par certains clients de KPMG où l’on remarque que « les auditeurs sont devenus beaucoup plus stricts, ne laissant plus passer le moindre détail même s’il n’a aucun effet sur la comptabilité de l’entreprise. » Ce retour de balancier n’est pas « lié à un mot d’ordre interne, mais témoigne de réactions individuelles », tient à clarifier le chairman.

Théo Erauw, réaliste et sans illusion, sait que KPMG risque de subir les conséquences de l’image désastreuse de l’affaire Lernout & Hauspie pendant plusieurs années encore, ne fût-ce que par la complexité du dossier et les multiples ramifications judiciaires. « L’impact est important », finit-il par reconnaître. Même si la société n’est pas en crise…