Affaire Pénélope Fillon : autopsie d’un fiasco politique et d’une communication de crise ratée

Affaire Pénélope Fillon : le candidat peut-il s’en sortir ?

C’est la question à laquelle Florian Silnicki, Fondateur de l’agence LaFrenchCom a répondu chez I24News en décryptant la stratégie de communication politique de crise déployée par le candidat à l’élection présidentielle et son équipe de communication politique.

Retour sur les faits : du favori de la présidentielle au scandale retentissant

En janvier 2017, François Fillon est le grand favori de l’élection présidentielle française. Ancien Premier ministre, tout juste vainqueur de la primaire de la droite, il s’est bâti une image d’homme intègre, chantre de la rigueur et de la probité. Mais le 25 janvier 2017, un séisme médiatico-politique vient pulvériser cette stature : Le Canard enchaîné révèle que l’épouse du candidat, Penelope Fillon, a été rémunérée pendant des années comme attachée parlementaire de son mari (ainsi que par son suppléant) sans que quiconque n’ait réellement vu la trace de son travail​. Selon l’hebdomadaire satirique, Mme Fillon aurait perçu au total environ 500 000 € comme collaboratrice parlementaire et 100 000 € en tant que « conseillère littéraire » à la Revue des Deux Mondes, une revue dirigée par un proche de M. Fillon​. Autrement dit, Penelope Fillon est soupçonnée d’emplois fictifs : des emplois rémunérés sur fonds publics (ou via un ami) sans travail réel en contrepartie.

L’effet est immédiat : l’affaire, aussitôt surnommée “PenelopeGate”, explose dans les médias et éclipse tous les autres sujets de la campagne. Le Parquet National Financier ouvre dès le lendemain une enquête préliminaire pour détournement de fonds publics et abus de biens sociaux, prenant de court l’entourage de Fillon​. Celui-ci réagit d’abord sur un ton de dénégation outrée. En déplacement à Bordeaux, il se dit « scandalisé par le mépris et la misogynie » de l’article du Canard​ Enchainé. « Alors parce que c’est mon épouse, elle n’aurait pas le droit de travailler ? Imaginez qu’un homme politique dise d’une femme […] qu’elle ne sait faire que des confitures, toutes les féministes hurleraient », s’emporte le candidat, décrivant les révélations comme une attaque sexiste​. En choisissant de mettre en cause la presse plutôt que de s’expliquer sur le fond, Fillon donne le ton de ce que sera sa communication de crise : défensive, agressive et à contre-pied des attentes de transparence de ses électeurs.

Les jours suivants, loin de s’éteindre, l’incendie gagne en intensité. Le Canard publie de nouvelles informations accablantes chaque semaine. On apprend ainsi début février que les rémunérations perçues par Penelope Fillon atteignent en réalité ~830 000 € sur l’ensemble de ses contrats parlementaires​ et que le couple a également employé deux de ses enfants comme assistants au Sénat – alors même qu’ils étaient encore étudiants en droit​. Chaque révélation médiatique fragilise un peu plus le candidat de la droite, dont la crédibilité politique fond à vue d’œil dans l’opinion publique. Les sondages électoraux, qui le donnaient en tête avant l’affaire, enregistrent une chute brutale : à la fin janvier, une enquête Elabe le relègue déjà hors du second tour, derrière Emmanuel Macron et Marine Le Pen​.

François Fillon tente alors une contre-offensive médiatique. Le 26 janvier au soir, il apparaît au 20h de TF1 pour clamer que sa femme « corrige [ses] discours » et le représente dans certaines réunions, niant tout emploi fictif​. Surtout, il prend un engagement solennel : « Si je suis mis en examen […] je ne serai pas candidat à l’élection présidentielle », promet-il face aux Français​. Cette promesse vise à rassurer l’électorat sur son intégrité. Mais elle va rapidement se retourner contre lui – nous y reviendrons.

Le 6 février, après plus de dix jours de silence assiégé, Fillon organise une conférence de presse très attendue. D’un ton grave, il y présente ses excuses aux Français d’avoir employé sa femme et ses enfants, admettant qu’il s’agissait d’une « erreur de jugement ». « C’était une pratique autrefois acceptée, aujourd’hui rejetée. Je le regrette », déclare-t-il en substance. Il martèle toutefois que tout était légal et qu’il n’a « rien à se reprocher sur le plan légal ». En clair : mea culpa du bout des lèvres sur le plan moral, mais pas question de se retirer. Fillon assure qu’il maintient sa candidature quoi qu’il arrive. Ce mélange d’excuses et de justification légale mitigée convainc peu. Nombre d’observateurs relèvent un aveu minimal et tardif, contraint par la pression, sans réelle remise en question. Qui plus est, en affirmant rester en lice coûte que coûte, Fillon renie implicitement sa promesse de se retirer en cas de mise en examen – il n’est pas encore inculpé à ce stade, mais le signal est clair : il s’accrochera.

Le 1er mars 2017, coup de tonnerre judiciaire : François Fillon annonce lui-même qu’il a reçu sa convocation chez les juges en vue d’une mise en examen imminente (inculpation formelle) dans l’affaire des emplois fictifs de sa famille​. L’étau se resserre, de nombreux membres de son propre camp commencent à appeler à un « plan B » pour le remplacer d’urgence. Pourtant, au lieu de se retirer dignement, le candidat organise une nouvelle déclaration, défiant : « Je ne céderai pas. Je ne me retirerai pas […] j’irai jusqu’au bout », assène-t-il devant les caméras, en dénonçant « un assassinat politique » à son encontre​. Désormais explicitement mis en cause par la justice, Fillon choisit la fuite en avant et la victimisation. Il affirme être la cible d’un complot ourdi par le pouvoir en place et la gauche, parlant même de « coup d’État institutionnel » fomenté contre lui​. Ces mots très forts, jamais entendus à ce niveau de la part d’un candidat majeur, sidèrent la classe politique. Le président Hollande en personne qualifie ces accusations de « mensongères » et fustige le manque de « dignité » de Fillon​.

S’ensuit une véritable hémorragie : élus et soutiens fillonistes quittent le navire les uns après les autres. Le même jour, l’un de ses porte-parole de campagne, Bruno Le Maire, démissionne avec fracas en estimant que la promesse initiale de probité n’est plus tenue​. Fillon, de plus en plus isolé, s’entête malgré tout. Il tient quelques meetings sous les huées d’opposants scandant *« rends l’argent ! » et tente de relancer sa campagne sur le terrain des programmes, sans succès. L’affaire le poursuivra jusqu’au bout : le 23 avril 2017, il est éliminé dès le premier tour de l’élection, n’obtenant que 20,0 % des voix (contre 20,7 % à Marine Le Pen et 24 % à Emmanuel Macron). Pour la première fois de la Ve République, la droite traditionnelle rate le second tour d’une présidentielle – un séisme politique que beaucoup attribuent directement au boulet du PenelopeGate.

Les conséquences judiciaires et politiques de l’affaire s’étaleront sur plusieurs années. François Fillon est formellement mis en examen le 14 mars 2017 pour détournement de fonds publics, abus de biens sociaux et recel, tout comme son épouse (ainsi que leur suppléant Marc Joulaud). Après l’élection, Fillon se retire de la vie politique active, laissant un parti Les Républicains durablement affaibli et divisé par cette débâcle. Son procès s’ouvre en 2020 : le verdict, cinglant, tombe en juin de la même année. François Fillon est condamné à cinq ans de prison dont deux ferme, 375 000 € d’amende et dix ans d’inéligibilité pour “détournement de fonds publics”. Penelope Fillon écope de trois ans de prison avec sursis et 375 000 € d’amende. Le couple fait évidemment appel. En appel, en mai 2022, les juges confirment la culpabilité et prononcent une peine de quatre ans de prison dont un an ferme, 375 000 € d’amende et dix ans d’inéligibilité pour M. Fillon​ (cette peine d’emprisonnement ferme d’un an devrait être aménagée sous forme de détention à domicile avec bracelet électronique). Parallèlement, Marc Ladreit de Lacharrière, le patron de la Revue des Deux Mondes, ami de Fillon, a reconnu un abus de biens sociaux pour avoir accordé à Penelope Fillon un emploi de complaisance : il a négocié en 2018 une peine de huit mois de prison avec sursis et 375 000 € d’amende. Quant à l’impact sur la société française, il n’est pas neutre non plus : le scandale Fillon a indéniablement contribué à une demande de moralisation de la vie publique. Dans la foulée, le nouveau gouvernement fait voter les lois de moralisation d’août 2017 qui interdisent désormais aux parlementaires d’employer des membres de leur famille pour prévenir les népotismes à la Penelope​.

En l’espace de trois mois, François Fillon aura donc vu son rêve présidentiel broyé par une affaire aux multiples rebondissements, largement entretenue par ses propres erreurs de gestion. Revenons justement en détail sur ces erreurs de communication de crise qui ont aggravé le « PenelopeGate » et précipité la chute de l’ex-favori…

Les erreurs de communication de crise de François Fillon

L’affaire Fillon est aujourd’hui étudiée comme un cas d’école de mauvaise communication de crise. Un expert en communication de crise résumait la situation dès février 2017 en ces termes sans appel : « Mensonges, mauvais timing, cacophonie : François Fillon piétine les règles de base de la communication de crise »​. Quelles ont été précisément ces fautes commises par le candidat et son équipe, et pourquoi ont-elles eu des effets si désastreux ? Décryptage.

Le déni initial et le refus d’assumer

Première erreur flagrante : nier en bloc au lieu de reconnaître immédiatement la gravité des faits. Face aux révélations initiales, François Fillon a adopté un ton indigné, balayant les accusations d’un revers de main offensé. Dès le 25 janvier, il parle d’allégations « scandaleuses », « mensongères », et détourne le débat sur le terrain de la misogynie supposée du Canard enchaîné​. Ce faisant, il élude le fond du problème – l’emploi potentiellement fictif – et donne l’image de quelqu’un de déconnecté ou de mauvaise foi. Plutôt que d’apporter des éléments concrets justifiant le travail de sa femme, il s’indigne qu’on ose questionner son épouse. Cette stratégie du « ce n’est pas moi le problème, c’est vous » était vouée à l’échec : elle a été perçue comme de l’arrogance et un manque de transparence.

Pire, Fillon s’est enfermé dans ce déni alors même que des détails troublants s’accumulaient. Par exemple, quand le Canard révèle que ses deux enfants salariés n’étaient pas encore avocats, contredisant ses propres déclarations, il ne fournit aucune explication convaincante​. Pendant plus de dix jours, le candidat refuse d’admettre la moindre irrégularité, espérant sans doute que l’affaire va s’essouffler d’elle-même. Ce délai de réaction est une faute majeure en communication de crise : laisser le récit s’installer sans le contrer efficacement, c’est prendre le risque de voir l’opinion adopter la version accusatoire. En l’occurrence, le silence initial de Fillon (hors quelques protestations indignées) a laissé un vide comblé par les médias et ses adversaires, qui, eux, occupaient le terrain.

Il faudra attendre le 6 février – près de deux semaines après la première salve – pour que François Fillon admette enfin devant la presse que faire travailler sa famille fut une « erreur ». Mais le mal est fait. Aux yeux du public, le candidat aura paru nier l’évidence jusqu’au dernier moment. Là où d’autres personnalités auraient choisi de s’excuser sans attendre pour désamorcer la polémique, lui a d’abord tout rejeté en bloc. Ce refus d’assumer rapidement a gravement entamé la confiance. Comme le note un analyste, plus un responsable met de temps à reconnaître un tort, plus le public aura le sentiment qu’il le fait contraint et forcé, donc sans sincérité.

L’absence d’anticipation et de préparation

Pourquoi François Fillon a-t-il été si surpris par ces révélations ? De l’aveu même de l’un de ses conseillers en communication politique, l’équipe n’avait pas préparé de réponse sur ce sujet, ne s’attendant pas à une attaque de cette nature​. C’est là une seconde erreur, en amont cette fois : l’anticipation insuffisante des “boules puantes” de campagne. En communication politique, on conseille souvent aux candidats de passer en revue tous les dossiers sensibles de leur passé – ce que les anglo-saxons appellent le “vetting” ou le “confessionnal” – afin d’identifier les zones de vulnérabilité et de prévoir une parade s’ils sont attaqués dessus. Or, selon l’expert en communication de crise, « cette étape a été mal faite [par l’équipe Fillon] car personne ne s’attendait à des attaques sur cette partie de la vie du candidat »​. En clair, Fillon a péché par excès de confiance : fort de son image de « Monsieur Propre », il a sous-estimé l’attention que les médias pourraient porter à l’emploi de ses proches, pourtant connu de longue date dans les cercles politiques.

Cette impréparation se voit dans la cacophonie des justifications apportées après coup. Au fil des jours, plusieurs lignes de défense contradictoires sont essayées dans l’urgence : Penelope Fillon serait restée dans l’ombre par humilité, mais travaillerait bel et bien pour son mari ; elle rédigerait des notes de lecture pour une revue ; etc. Chaque jour apporte une version différente, signe d’une réaction improvisée. Plutôt que de diffuser un dossier solide dès la première semaine (par exemple des preuves tangibles du travail effectué par Mme Fillon), l’équipe communique au compte-gouttes et de façon réactive. Résultat, selon Isabello, Fillon et son staff « subissent au lieu d’être à l’initiative d’une communication proactive »​. La campagne donne l’impression de courir après les fuites sans jamais les endiguer.

Ne pas avoir audité en amont les emplois familiaux – ou pire, l’avoir fait mais choisi d’ignorer le risque – constitue une faute professionnelle en politique. Fillon aurait pu, par exemple, divulguer lui-même ces informations délicates tôt dans sa campagne (stratégie du « take out the trash »), ce qui lui aurait permis de cadrer le récit à son avantage en insistant sur la légalité et l’honnêteté de sa démarche. Au lieu de cela, il a laissé l’adversaire (ici un journal investigateur) dicter le tempo. Une leçon universelle se dégage ici : quand on brigue la magistrature suprême, tout finit par se savoir ; ne jamais croire qu’un “squelette dans le placard” restera caché, il faut le préparer comme s’il devait sortir.

L’agressivité envers les médias et les enquêteurs

Autre erreur lourde : Fillon a choisi l’affrontement avec les médias et la justice, au lieu de la coopération et de l’apaisement. Dès le début, on l’a vu, il attaque Le Canard enchaîné sur la forme (accusations de misogynie) plutôt que de fournir des explications sur le fond​. Par la suite, alors que les questions se multiplient, il adopte de plus en plus ouvertement une posture de défi envers la presse. Son entourage parle de « boules puantes », de chasse à l’homme médiatique. Fillon lui-même fustige *« la presse à scandale » et le « tribunal médiatique » dans ses meetings. Cette attitude hostile est une stratégie perdante en temps de crise : s’aliéner les journalistes ne fait qu’attiser leur envie d’enquêter davantage et de relever la moindre contradiction.

De même, vis-à-vis de la justice, Fillon commet un faux-pas retentissant en accusant les magistrats d’être instrumentalisés politiquement. Lorsqu’il parle de « coup d’État institutionnel », il vise directement le Parquet financier et, en sous-texte, le pouvoir socialiste en place qu’il accuse de tirer les ficelles​. Il franchit encore un palier le 23 mars en prétendant que le président Hollande anime un « cabinet noir » à l’Élysée pour faire sortir des dossiers contre lui​. Cette théorie du complot, lancée en direct à la télévision, repose sur des allégations extrêmement faibles (un livre de journalistes supposant sans preuve l’existence de pratiques officieuses). Elle vaudra à Fillon une volée de bois vert, y compris de la part des auteurs du livre en question, l’un d’eux le qualifiant d’« homme aux abois qui essaye de faire un coup » en instrumentalisant leur travail​.

En insultant ainsi la presse et la justice, François Fillon a brisé un tabou républicain et donné une image quasi insurrectionnelle. Cette agressivité a pu ressouder temporairement sa base la plus fervente, persuadée qu’il était victime d’un complot, mais elle a choqué une majorité de Français, peu enclins à croire que tout le système serait ligué contre lui. Dans une démocratie mature, voir un candidat menacer l’état de droit de cette manière est alarmant – Fillon a paru prêt à scorcher la terre pour sauver sa peau. Communicationnellement, c’est un désastre : au lieu de calmer le jeu, il a créé un conflit ouvert avec les contre-pouvoirs (médias, juges), ce qui a prolongé la crise et l’a amplifiée. Chaque attaque frontale de Fillon relançait un cycle d’indignation et de couverture médiatique négative, empêchant toute extinction du feu. Comme le résume un communicant, « au lieu de circonscrire l’incendie, chaque prise de parole du candidat attise le feu »​. Un véritable cercle vicieux s’est installé.

La posture de victime et la théorie du complot : un calcul perdant

Corollaire de l’agressivité précédente, Fillon a très vite adopté la posture de la victime d’un complot politico-médiatique. Se poser en cible d’une persécution peut parfois susciter la sympathie, mais dans son cas ce choix s’est révélé contre-productif. D’une part, cela donnait l’impression qu’il refusait d’assumer la moindre responsabilité, se considérant comme irréprochable et n’expliquant ses déboires que par la malveillance d’autrui. D’autre part, il a poussé cette logique si loin (accusations d’acharnement, d’“assassinat politique”, de “cabinet noir”) qu’il a fini par paraître paranoïaque aux yeux de beaucoup. « Loin de passer pour une victime, François Fillon passera vite pour parano et adepte de la théorie du complot », analyse ainsi un observateur de la communication politique française​. Effectivement, hormis ses partisans les plus dévoués, peu d’électeurs ont été convaincus par l’idée d’un complot généralisé. Au contraire, cette rhétorique a pu braquer un électorat centriste modéré qui aurait pu lui rester fidèle s’il avait montré davantage de contrition au lieu de crier au complot.

En s’érigeant en martyr, Fillon a en outre dépolarisé le débat sur un terrain émotionnel et irrationnel. Cela a empêché toute discussion de fond sur les explications possibles de ses actes ou sur la ligne de défense juridique (qui aurait pu être par exemple : “oui j’ai embauché ma femme, c’était légal, mais je comprends que cela choque et j’en tire les leçons”). Au lieu de cela, la communication de crise de Fillon s’est résumée à : “je n’ai rien fait de mal, on m’en veut”. Une telle position, figée dans le déni de toute faute et la paranoïa, l’a conduit à un isolement politique croissant. On l’a vu, même ses alliés traditionnels (centristes de l’UDI, certains Républicains) l’ont lâché, ne se reconnaissant plus dans ce discours de suspicion généralisée. En voulant jouer la carte de la victimisation, Fillon espérait peut-être déclencher un réflexe de solidarité ou de doute sur l’accusation ; il a surtout récolté un large scepticisme et accentué sa rupture avec l’opinion publique majoritaire.

Une gestion calamiteuse du timing et de la parole

Enfin, l’erreur sans doute la plus déterminante a été la gestion du temps et de la parole politique. La séquence Fillon a été un enchaînement de décisions mal calibrées dans le tempo de la crise. D’abord, comme on l’a souligné, le retard à réagir : laisser presque deux semaines de flottement avant la grande conférence de presse explicative du 6 février a donné une impression d’hésitation et a laissé l’affaire pourrir. Ensuite, l’inconstance des messages : Fillon promet de se retirer s’il est mis en examen, puis fait marche arrière quand la perspective se concrétise, brisant sa parole publique​. Cette volte-face a durablement sapé la confiance. Un homme politique qui se dédit sur une promesse aussi emblématique (il en avait même fait un argument de campagne contre ses adversaires, vantant son exemplarité) perd en crédibilité. Nombre d’électeurs ont eu le sentiment que Fillon les avait trompés : soit il mentait en promettant initialement de se retirer (pensant que l’éventualité ne se présenterait pas), soit il a renié sa promesse par pur intérêt personnel une fois acculé. Dans les deux cas, l’image d’homme d’honneur est morte ce jour-là.

Le choix du calendrier a aussi été désastreux à plusieurs reprises. Par exemple, organiser une manifestation de soutien au Trocadéro le 5 mars, en pleine tourmente, fut un pari risqué. Certes, le rassemblement a eu lieu et la foule de fidèles était là, mais les images d’un Fillon exalté criant au complot face à ses fans ont davantage inquiété le reste de l’électorat qu’autre chose. Cela a illustré son entêtement quand, au même moment, la majorité des Français – d’après les sondages – souhaitaient son retrait pour qu’un autre candidat de droite prenne le relais. En s’entêtant à “aller jusqu’au bout” coûte que coûte, Fillon a donné le sentiment de faire passer son ambition personnelle avant l’intérêt de son camp et du pays, ce qui est fatal en communication en temps de crise : il est apparu égocentrique là où l’on attend d’un leader en difficulté qu’il fasse preuve de sacrifice ou d’humilité.

Même après la présidentielle, Fillon a continué à mal calibrer sa communication de crise. Lors de son procès, sa stratégie de défense judiciaire a semblé dans la lignée de sa communication politique de campagne – peu de remords, beaucoup de justification technique – là où un mea culpa clair aurait peut-être suscité un peu plus de mansuétude. Jusqu’au bout, le tempo n’a pas été le bon : trop lent à reconnaître les faits, trop rapide à accuser les autres, trop rigide pour changer de ton en cours de route.

En somme, toutes ces erreurs de communication  de crise – déni, impréparation, agressivité, victimisation, timing défaillant – se sont combinées en un cocktail détonant qui a fait du “PenelopeGate” un scandale ravageur. Là où une gestion de crise habile aurait peut-être pu contenir l’affaire (ou du moins en limiter l’ampleur), la stratégie Fillon l’a au contraire envenimée. Un communicant avouera plus tard que pour lui, cette affaire a été « un cauchemar » à gérer tant le candidat s’est “trumpisé” en refusant d’écouter les conseils et en piétinant les règles de base​. Le parallèle avec Donald Trump – champion de la dénégation tous azimuts et de l’attaque contre les médias – est en effet parlant, mais si cette approche a pu permettre à Trump de conserver une base électorale solide, elle a été fatale à Fillon dans un paysage politique français très différent.

Comparaisons : ce que d’autres affaires nous apprennent

L’affaire Fillon n’est malheureusement pas un cas isolé de scandale politico-financier ni de communication de crise hasardeuse. Il est instructif de la comparer à d’autres affaires, en France et à l’étranger, pour mettre en perspective ce qui a échoué ou réussi ailleurs.

Cahuzac : le mensonge fatal

Quelques années avant Fillon, un autre scandale avait profondément choqué la France : l’affaire Cahuzac en 2013. Le ministre du Budget de l’époque, Jérôme Cahuzac, est accusé de fraude fiscale via un compte bancaire secret en Suisse. Sa réaction initiale ? Un démenti catégorique et répété. Le 5 décembre 2012, devant la représentation nationale, il prononce des mots devenus tristement célèbres : « Je n’ai pas, je n’ai jamais eu de compte à l’étranger. Ni maintenant ni avant. »​. En privé, il aurait même assuré « les yeux dans les yeux » au président Hollande qu’il était innocent​. Or, quelques mois plus tard, acculé par les preuves, Jérôme Cahuzac finit par avouer sa fraude. Ce mensonge d’État, proféré du haut de la tribune de l’Assemblée, fut un suicide politique. La communication de crise de Cahuzac – le tout ou rien du mensonge intégral – lui a aliéné tout soutien dès sa confession faite. Il dut démissionner, fut exclu de son parti et condamné pénalement.

Le parallèle avec Fillon est frappant : tous deux ont choisi le déni maximal au départ. Cahuzac a menti frontalement, Fillon a nié tout tort et attaqué la presse – deux façons de refuser la réalité. Et dans les deux cas, la stratégie a abouti à un écroulement total de la carrière. Cahuzac a eu beau plus tard exprimer des remords, le mal était irréparable : son crédit moral était annihilé. Pour Fillon, de même, aucune reconquête de l’opinion n’a été possible après la campagne, tant le fossé de confiance s’était creusé. La leçon à tirer est que le mensonge avéré est probablement la pire issue en communication de crise : une fois découvert, il détruit irrémédiablement la réputation. Comme le dit l’adage, « le couvercle fait plus de bruit en sautant que la marmite en débordant ». Mieux vaut une vérité embarrassante avouée tôt, qu’un mensonge couvert qui explose plus tard.

Démission ou acharnement : deux cultures de la crise

La façon dont l’affaire Fillon s’est prolongée – le candidat refusant de se retirer malgré la tempête – contraste avec la manière dont certaines démocraties traitent ce genre de scandale. Au Royaume-Uni, par exemple, la tradition veut qu’un responsable politique mis en cause gravement démissionne rapidement pour apaiser l’opinion publique. On l’a vu lors du grand “scandale des notes de frais” de 2009 touchant des dizaines de parlementaires britanniques : le président de la Chambre des communes a été contraint à la démission immédiate, plusieurs députés ont été poursuivis et condamnés, et c’est à ce prix que le Parlement a pu commencer à restaurer sa crédibilité​. La promptitude avec laquelle nos voisins d’outre-Manche ont tranché dans le vif – au point d’envoyer en prison des élus malhonnêtes – a sans doute limité la casse en montrant que des mesures fortes étaient prises.

En France, la culture politique a longtemps été plus indulgente envers les élus en difficulté, privilégiant le “laisser du temps” ou le soutien jusqu’au bout. François Fillon s’est inscrit dans cette tradition d’acharnement, croyant qu’il pouvait encore gagner l’élection malgré le scandale. Force est de constater que ce calcul a échoué. Certains de ses proches regrettent rétrospectivement qu’il n’ait pas pris ses responsabilités en se retirant plus tôt. Ils estiment que la droite aurait alors pu présenter un autre candidat (Alain Juppé ou Xavier Bertrand étaient cités) et peut-être l’emporter. Fillon, lui, n’a jamais voulu entendre cela – au risque d’entraîner tout son camp dans sa chute. Ici encore, la comparaison anglo-saxonne est éloquente : au Royaume-Uni ou en Allemagne, un leader dans la situation de Fillon en plein campagne aurait probablement été poussé vers la sortie par son parti pour sauver l’élection. En France, aucune mécanique ne l’y obligeait, et l’intéressé s’y est refusé obstinément.

D’autres scandales, d’autres approches : l’exemple Le Pen et le cas Juppé

Un exemple intéressant de stratégie proche de Fillon est celui de Marine Le Pen. La candidate d’extrême droite a elle aussi été mise en cause pour des soupçons d’emplois fictifs (concernant des assistants parlementaires au Parlement européen). En pleine campagne de 2017, elle a adopté une tactique similaire de défiance : convoquée par les juges, elle a refusé de s’y rendre, déclarant qu’elle ne répondrait à aucune convocation pendant la période électorale​. Elle a dénoncé une instrumentalisation politique de l’affaire pour nuire à sa candidature. En somme, Le Pen a appliqué la recette du bunker : nier, refuser de coopérer et crier au complot du « système ». Cette stratégie lui a-t-elle réussi ? À court terme, elle a effectivement galvanisé son électorat de base, sensible au discours anti-élites. Contrairement à Fillon, Marine Le Pen est parvenue au second tour en 2017, et son affaire d’assistants fictifs n’a pas semblé la freiner autant électoralement. Cependant, on peut objecter que son cas était différent – son image était déjà celle d’une anti-système, elle n’avait pas misé sur la probité comme Fillon – et que son affaire était moins concrète aux yeux du grand public. Reste que, comme Fillon, elle s’expose à un retour de bâton judiciaire (l’enquête suit son cours, et si des condamnations tombent, sa rhétorique complotiste sera peut-être jugée à l’aune des faits). Sur le plan de la communication, elle a évité l’effondrement en restant cohérente avec son positionnement populiste (le “tous pourris sauf moi”), là où Fillon est mort politiquement en grande partie à cause de la contradiction entre son discours moral et la réalité.

À l’opposé, regardons le cas d’Alain Juppé. Cet ancien Premier ministre, proche de Jacques Chirac, a été rattrapé par une affaire d’emplois fictifs datant des années 1990 (financement illégal du RPR). En 2004, Alain Juppé est condamné en première instance à 18 mois de prison avec sursis et 10 ans d’inéligibilité. Sa réaction tranche avec celle de Fillon : il accepte le jugement et annonce qu’il va se mettre en retrait de la vie politique, conformément à sa promesse de quitter la vie publique en cas de condamnation​. Certes, Juppé fait appel (ce qui suspend l’inéligibilité et lui vaudra une peine allégée ensuite), mais il part s’exiler quelques temps au Canada pour enseigner, loin du tumulte. Il adopte une posture humble, déclarant qu’il “assume [sa] part de responsabilité”. Cette attitude lui vaudra, des années plus tard, un relatif retour en grâce : revenu en politique en 2006, il sera réélu maire de Bordeaux, puis redeviendra ministre, et enfin sera finaliste de la primaire de la droite en 2016 face… à François Fillon. Beaucoup d’électeurs de centre-droit voyaient en Juppé un homme ayant payé sa dette et appris de ses erreurs.

La différence est frappante : Juppé a traversé sa crise en faisant profil bas et en acceptant la sanction, ce qui lui a permis, au long cours, de restaurer une image d’homme d’État respectable. Fillon, en refusant toute sanction immédiate (ni politique ni morale), a tout misé sur la victoire électorale pour échapper à la tempête – et a tout perdu. Cela illustre qu’en matière de scandale, choisir la voie de l’humilité et de la réparation peut, paradoxalement, sauver l’avenir, tandis que s’arc-bouter peut anéantir toute perspective de retour.

On pourrait multiplier les comparaisons : Richard Nixon aux États-Unis, empêtré dans le Watergate, clamant « I am not a crook » (“je ne suis pas un escroc”) jusqu’à ce que les preuves l’obligent à démissionner dans le déshonneur ; ou au contraire Bill Clinton qui, après avoir menti dans l’affaire Monica Lewinsky, a fini par s’excuser publiquement et a pu éviter la destitution de justesse grâce à une opinion finalement clémente. Chaque affaire a ses spécificités, mais la constante est que la vérité finit par émerger et que la communication de crise doit composer avec elle. La transparence, l’humilité et la cohérence semblent des ingrédients indispensables pour espérer surmonter un scandale. Ceux qui s’y refusent – Fillon, Cahuzac, Nixon… – subissent tôt ou tard un retour de flamme destructeur.

Une leçon française en gestion de crise politique

L’affaire Pénélope Fillon restera comme un tournant de la vie politique française, non seulement pour avoir bouleversé l’élection de 2017, mais aussi pour ce qu’elle a révélé des comportements de nos dirigeants face à la crise. François Fillon s’y est comporté en contre-modèle absolu de gestion de crise : déni prolongé, absence d’anticipation, agressivité tous azimuts, accusations complotistes, inconséquence dans les engagements… Cette fuite en avant s’est soldée par un gâchis politique considérable – pour lui-même, pour son camp, et par une certaine perte de confiance des citoyens dans leurs représentants.

Ce fiasco communicant a eu au moins le mérite d’ouvrir les yeux de beaucoup sur la nécessité de changer les pratiques. D’un point de vue institutionnel, on l’a vu, des lois ont été adoptées pour encadrer davantage les emplois familiaux et les conflits d’intérêt, signe que même le législateur a tiré les conséquences du PenelopeGate. D’un point de vue culturel, l’électorat français semble désormais beaucoup moins tolérant envers la moindre suspicion d’abus : la barre de l’exemplarité s’est encore élevée. Toute personnalité publique soupçonnée sait qu’elle joue sa crédibilité sur sa réaction face à l’affaire. Or, de ce point de vue, la leçon de 2017 est implacable : jouer la montre ou la confrontation frontale est une stratégie perdante.

En France, trop de responsables ont eu historiquement tendance à adopter le réflexe du “c’est un complot, je n’ai rien fait de mal”. L’affaire Fillon en est l’illustration caricaturale, poussée à l’extrême. Elle montre à quel point ce réflexe peut se retourner contre son auteur et nourrir le scandale au lieu de l’éteindre. À l’ère des réseaux sociaux, de la transparence exigée et des médias ultra-réactifs, la communication de crise doit être pensée dans une logique d’honnêteté (au moins partielle) et de responsabilisation, faute de quoi l’opinion publique, devenue impitoyable sur ces sujets, achèvera le processus de mise à l’écart.

En définitive, l’itinéraire de François Fillon en 2017 est un concentré de tout ce qu’il ne faut pas faire quand on fait face à une crise politique majeure. Son exemple servira – espérons-le – de vaccin pour les futurs dirigeants confrontés à leurs propres scandales. L’humilité, la réactivité, la cohérence et le respect du public sont des impératifs que nul n’ignore en théorie, mais que l’adrénaline du pouvoir fait parfois oublier. La chute de Fillon est là pour rappeler que nul n’est intouchable, et que dans la République des affaires, la communication de crise peut sauver… ou achever un destin politique. Ici, elle a clairement achevé François Fillon, au terme d’une tragédie dont il fut en grande partie l’artisan par ses erreurs. Et pour la classe politique française, cette affaire demeure un avertissement salutaire : plus jamais ça ?