« Le terrorisme vit de la communication » révèle Florian Silnicki

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Florian Silnicki, Expert en stratégies de communication de crise et Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom était l’invité de LCI dans l’émission La Médiasphère présentée par Christophe Moulin. Florian Silnicki y a décrypté la façon dont le terrorisme vit de la communication suite aux dramatiques évènements terroristes de Barcelone.

Le rôle central de la communication dans la stratégie des groupes terroristes

Le terrorisme moderne ne se réduit pas à la violence physique : il s’appuie fondamentalement sur la communication pour démultiplier son impact. Chaque attentat est pensé comme un acte de propagande visant à semer la peur bien au-delà des victimes immédiates. Les groupes terroristes exploitent aussi bien les médias traditionnels que les plateformes numériques afin de diffuser leur message de terreur. Face à cela, gouvernements, médias et acteurs du web tentent de développer des stratégies de contre-communication pour endiguer la propagande extrémiste.

Terrorisme et communication

Florian Silnicki a expliqué que les groupes terroristes cherchent systématiquement à utiliser les médias pour amplifier l’impact de leurs actes​. Autrement dit, une attaque terroriste n’a de portée stratégique que si elle est relayée massivement : la terreur se propage par l’écho médiatique. Florian Silnicki décrypte ainsi comment chaque attentat vise à choquer l’opinion publique en obtenant une couverture maximale. Il note que les terroristes calculent soigneusement la cible, le lieu et le moment de leurs assauts de façon à garantir une publicité la plus grande possible et à marquer durablement les esprits​. Sans cette caisse de résonance offerte par les médias, l’acte violent resterait localisé et n’atteindrait pas son véritable objectif psychologique. En ce sens, Florian Silnicki affirme même que sans la garantie d’être médiatisés et relayés, beaucoup d’actes terroristes n’auraient probablement pas lieu​. Le message est clair : la communication est l’oxygène du terrorisme.

Amplifier la peur : les terroristes à l’assaut des médias

L’exploitation des médias par les terroristes vise avant tout à instiller la peur à grande échelle. Comme l’a formulé dès les années 1970 l’universitaire Brian Jenkins, « le terrorisme, c’est du théâtre : les terroristes cherchent à avoir un public nombreux et non un nombre de morts élevé »​. En d’autres termes, la portée symbolique et médiatique d’un attentat compte plus, aux yeux des terroristes, que les dégâts immédiats. La violence est utilisée de manière stratégique et idéologique : il s’agit de terroriser une population entière ou de faire pression pour un changement politique​. Pour cela, les extrémistes ont besoin que la société assiste à l’attaque et que l’événement domine l’actualité durant les heures et les jours suivants​. Plus l’attentat sera spectaculaire, symbolique et meurtrier, plus la couverture médiatique sera intense, suscitant une réaction de panique et une sidération collective – ce que recherchent précisément les terroristes​.

Les groupes terroristes contemporains intègrent donc pleinement les médias dans leur modus operandi. Chaque explosion, fusillade ou prise d’otages est orchestrée de manière à attirer les caméras de télévision et l’attention des réseaux sociaux. Florian Silnicki relevait que les extrémistes choisissent délibérément l’échelle de l’attaque, la cible symbolique et le timing pour générer l’onde de choc la plus large possible​. Par exemple, l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 – jour de fête nationale en France – ou encore les attaques coordonnées de Paris du 13 novembre 2015 ont été conçus pour frapper des symboles et toucher un maximum de témoins, sur place et à travers les médias. Ces événements tragiques ont aussitôt été retransmis en boucle par les chaînes d’information du monde entier, atteignant ainsi une audience mondiale et amplifiant la peur bien au-delà des frontières.

Cette recherche de retentissement médiatique est tellement centrale que, comme le note Florian Silnicki, sans perspective de diffusion large, de nombreux terroristes renonceraient à passer à l’acte​. Les médias traditionnels – presse écrite, radio, télévision – sont attirés par le spectaculaire et l’émotion, ce qui fait des attentats un sujet largement couvert. « Le sang, les larmes, la panique attirent les médias parce que l’émotion est un puissant stimulant d’audience », écrit Florian Silnicki​. Conscients de cette mécanique, les terroristes conçoivent leurs attaques comme de véritables coups de communication violents. Ils savent que des images choc et un scénario dramatique leur offriront une tribune planétaire pour diffuser la terreur. En ce sens, les médias deviennent malgré eux les multiplicateurs du message terroriste, en propulsant ce message d’un fait localisé à une crise globale.

Parallèlement, les nouvelles technologies et les médias numériques offrent aux terroristes des canaux supplémentaires pour toucher le public directement. Internet et les réseaux sociaux abolissent les frontières : une vidéo d’attentat postée en ligne peut être visionnée instantanément aux quatre coins du monde. Cette démultiplication de l’audience potentielle décuple l’impact psychologique recherché. Les djihadistes de Daech l’ont parfaitement compris : ils ont bâti une stratégie de communication ultra-moderne pour terroriser les populations bien au-delà des zones de conflit​. En somme, le couple terrorisme-médias fonctionne comme un amplificateur de peur : l’attentat fournit le contenu violent, et la couverture médiatique lui donne une portée sociétale et politique sans commune mesure avec l’action initiale.

Les tactiques de communication des groupes terroristes

Pour atteindre leurs objectifs, les organisations terroristes déploient plusieurs tactiques de communication bien rodées. Celles-ci vont de la mise en scène calculée des attentats à la diffusion d’une propagande en ligne sophistiquée, en passant par le recrutement via les réseaux sociaux et la manipulation de l’information. Tour d’horizon de ces méthodes de communication au service de la terreur.

La mise en scène des attentats et la symbolique du terrorisme

Un attentat terroriste n’est pas qu’un acte de violence brute : c’est aussi une mise en scène savamment orchestrée pour marquer les esprits. Les terroristes cherchent à faire de chaque attaque un événement hautement symbolique. Le choix des cibles n’est jamais anodin. Il vise souvent des lieux ou des moments à forte charge émotionnelle ou représentative : une fête nationale, un site emblématique, une foule d’innocents rassemblés. L’objectif est de frapper l’imagination du public. « Les extrémistes calculent soigneusement l’échelle, la cible, le lieu et le moment de leurs assauts pour générer la publicité la plus grande possible », souligne Florian Silnicki​. Frapper un village isolé dont personne ne parle n’a pas le même impact que frapper en plein cœur d’une capitale sous le regard des caméras – une réalité théorisée dès 1956 par le militant algérien Ramdane Abane, qui posait la question de l’efficacité médiatique de l’attentat​.

Ainsi, la dimension symbolique est intégrée dans la planification : les terroristes cherchent à scénariser leurs actes. On l’a vu lors de l’attaque de Charlie Hebdo en 2015, où c’est la liberté d’expression et la presse satirique qui étaient visées, ou lors de l’assaut contre le Bataclan la même année, où un concert – symbole de la joie de vivre occidentale – a été transformé en scène de massacre. Ces choix stratégiques garantissent une résonance émotionnelle et médiatique maximale.

De plus en plus, les terroristes mettent en scène en direct leurs attentats. L’essor des smartphones, des caméras portatives et des réseaux sociaux leur permet de diffuser eux-mêmes des images de leurs crimes. Un cas frappant est celui de l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande (2019) : l’assaillant, un extrémiste suprémaciste, a diffusé en direct sur Facebook Live la tuerie de fidèles dans deux mosquées​. Équipé d’une caméra, il a transformé son attaque en événement numérique en temps réel, accessible instantanément en ligne. Il a fallu 17 minutes pour que la vidéo soit interrompue, après avoir été vue des milliers de fois​. Ce macabre live streaming montre à quel point la mise en scène terroriste s’adapte aux outils modernes pour dépasser le cadre physique de l’attentat. De même, en France, l’assassin de Samuel Paty en 2020 a pris le temps de photographier son crime et de le publier sur Twitter avec un message de revendication religieuse, quelques minutes seulement après avoir décapité sa victime​. Par ces actes, les terroristes contrôlent leur narration : ils créent leurs propres images choc et les injectent directement dans le flux médiatique, court-circuitant parfois les filtres journalistiques.

En orchestrant ainsi la théâtralisation de la violence, les groupes terroristes cherchent à frapper les esprits durablement. Chaque vidéo d’exécution mise en scène, chaque attaque planifiée comme un spectacle macabre, vise à laisser une empreinte indélébile dans la mémoire collective. Cette stratégie de la terreur spectacularisée est devenue la marque de fabrique de groupes comme Daech, qui n’hésitent pas à conjuguer barbarie et communication pour imposer leur agenda par la peur.

La propagande en ligne et le recrutement via les réseaux sociaux

La propagande en ligne est l’un des piliers de la stratégie des organisations terroristes contemporaines. Profitant de la mondialisation de l’information, des groupes comme Al-Qaïda puis Daech ont professionnalisé leur communication sur Internet. Vidéos de propagande sophistiquées, magazines numériques, chaînes Telegram, pages Facebook, comptes Twitter anonymes – tous les moyens sont bons pour diffuser l’idéologie extrémiste et recruter de nouveaux adeptes.

Daech en particulier a développé un appareil de propagande redoutablement efficace entre 2014 et 2017. Ses équipes médiatiques produisaient des vidéos à la réalisation soignée (ralentis, drones, montages travaillés), des chants de propagande (nashids), ainsi que des revues numériques en plusieurs langues (telles que Dabiq ou Rumiyah) pour séduire un public global. L’objectif était double : terroriser les ennemis en montrant sa cruauté sans limites, et attirer des recrues en projetant l’image d’un califat puissant et victorieux. Les réseaux sociaux grand public ont servi de relai initial à cette propagande. Twitter, notamment, a longtemps été l’une des plateformes de choix des recruteurs djihadistes jusqu’en 2015​. Des milliers de comptes affiliés à Daech y diffusaient journalièrement des appels au jihad, des photos d’opérations militaires ou des justifications théologiques de la violence. On estime qu’en 2014, un compte Twitter pro-Daech avait en moyenne 177 abonnés, contre seulement 14 après les mesures de purge mises en place quelques années plus tard– signe de l’ampleur qu’avait pris ce phénomène avant d’être jugulé. Entre mi-2015 et 2017, Twitter annonce avoir supprimé plus de 1,1 million de comptes liés au terrorisme, dont 75% grâce à des algorithmes de détection automatique​. Ces chiffres donnent une idée du volume massif de contenus extrémistes qui circulaient sur les réseaux sociaux à l’apogée de Daech.

Les plateformes vidéo ont également été utilisées pour toucher un public jeune et international. YouTube a dû retirer d’innombrables vidéos d’endoctrinement ou de recrutement. Facebook a fermé des pages faisant l’apologie d’attaques. Cependant, les terroristes s’adaptent rapidement : ils migrent vers des réseaux plus confidentiels ou chiffrés (comme Telegram, Signal, 8chan, etc.) lorsque la pression s’intensifie sur les grands réseaux.

Le recrutement sur les réseaux sociaux s’appuie souvent sur des techniques de communication bien huilées : messages personnalisés, promesses d’aventure ou de rédemption, glorification d’un destin héroïque, mais aussi exploitation des frustrations personnelles. Les recruteurs djihadistes ciblent en particulier les jeunes isolés ou fragilisés, et modulent leur discours selon l’audience (rhétorique religieuse pour certains, discours de révolte ou de justice sociale pour d’autres). En diffusant en continu du contenu radical (images de prétendus combats victorieux, témoignages de “frères” ayant trouvé un sens à leur vie, etc.), ils créent un univers immersif qui peut convaincre des individus de basculer. Florian Silnicki notait que les groupes comme Daech s’appuient sur de multiples plateformes digitales et les médias sociaux pour répandre leur propagande, misant sur la radicalisation d’une minorité fragile et désocialisée au sein de la masse de personnes atteintes en ligne​.

Les cas de recrutement 100% en ligne de combattants étrangers pour Daech ont été nombreux entre 2014 et 2016. Par exemple, plusieurs adolescents ou jeunes adultes en Europe ont quitté leur pays après avoir été en contact via Facebook ou Twitter avec des recruteurs se faisant passer pour des amis virtuels, ou après avoir visionné des vidéos de massacres présentées comme un combat glorieux. Cette propagande numérique sert aussi à maintenir la cohésion des sympathisants dispersés dans le monde entier, en leur donnant l’impression de faire partie d’une communauté globale engagée dans la même “cause”.

Enfin, la propagande terroriste en ligne ne vise pas que le recrutement actif : elle cherche aussi à inspirer des actions violentes de la part de personnes radicalisées à distance. Daech a ainsi appelé à plusieurs reprises ses partisans isolés à frapper les « mécréants » chez eux, par n’importe quel moyen (poignarder, écraser en voiture…). Ce type de message diffusé sur Internet a pu contribuer à des passages à l’acte individuels, difficiles à prévenir car perpétrés par des individus non connus des services de renseignement mais abreuvés de propagande sur le Web.

Manipulation de l’information et désinformation orchestrée

Dans le prolongement de leur propagande, les organisations terroristes cherchent également à manipuler l’information pour servir leurs intérêts. Il ne s’agit plus seulement de diffuser leur message, mais aussi d’altérer la perception de la réalité par différentes manœuvres : revendications opportunistes, fausses nouvelles, exagérations, et mise en scène médiatique calculée après coup.

La revendication d’un attentat est un acte de communication stratégique. En s’attribuant la paternité d’une attaque, un groupe terroriste cherche à engranger le bénéfice de la terreur suscitée. Daech, par exemple, a très vite compris l’importance de revendiquer rapidement les actes terroristes, y compris ceux commis par des individus isolés qu’il n’a fait qu’influencer à distance. Via son agence de propagande Amaq, l’organisation s’est mise à publier des communiqués peu après de nombreux attentats à travers le monde, souvent avec très peu de détails, pour afficher sa « marque ». Il y a eu un tournant autour de 2017 : auparavant, l’État islamique ne communiquait que sur des attaques avec lesquelles il avait des liens établis (preuve d’allégeance du terroriste, vidéos ou photos à l’appui), mais à partir de 2017, affaibli militairement, le groupe a commencé à revendiquer tout acte dont il pouvait tirer avantage en termes d’influence, quitte à ne pas apporter de preuve tangible​. L’objectif était de maintenir l’illusion d’une omniprésence et d’une capacité d’action intacte malgré les défaites sur le terrain. Cette manipulation de l’information sert à gonfler artificiellement la menace perçue que représente le groupe, et ainsi à prolonger l’effet de terreur dans l’opinion.

Les terroristes peuvent aussi recourir à la désinformation en diffusant de fausses informations pendant ou après une attaque. Par exemple, lors de certaines prises d’otages, des canaux de propagande affiliés à un groupe ont pu volontairement donner des bilans erronés ou des détails fictifs, afin de créer la confusion ou de faire croire à un plus grand succès qu’en réalité. De même, des rumeurs infondées peuvent être lancées sur les réseaux (par des comptes complices) juste après un attentat – par exemple en annonçant d’autres attaques imminentes ou en attribuant faussement l’attentat à un acteur différent – dans le but de déstabiliser les autorités et d’affoler la population.

La manipulation de l’opinion passe aussi par l’exploitation des discours politiques et médiatiques post-attentat. Les terroristes savent que leur action va provoquer des réactions à chaud, des polémiques, voire des récupérations politiques. Ils cherchent à en jouer. Par exemple, un attentat islamiste pourrait être suivi de déferlements de messages haineux anti-musulmans sur Internet de la part d’extrémistes d’extrême droite ; ces derniers, bien que ennemis idéologiques des djihadistes, contribuent ironiquement à amplifier le climat de « choc des civilisations » que Daech appelait de ses vœux​. Ce brouillage des cartes fait partie du chaos informationnel autour d’un acte terroriste : difficile pour le grand public de discerner le vrai du faux, la propagande de la contre-propagande, dans le tumulte qui suit un attentat.

On l’a vu également en 2015 avec la cyber-attaque de TV5Monde : un groupe se réclamant de l’État islamique (CyberCaliphate) a réussi à pirater la chaîne de télévision française, interrompant ses programmes et diffusant des messages de propagande sur ses comptes réseaux sociaux. Ce type d’action démontre que les terroristes peuvent tenter de prendre le contrôle du canal médiatique lui-même pour faire passer leur communication (dans ce cas, il s’agissait de menaces et de revendications affichées à l’antenne et sur le web de la chaîne piratée). Bien que rare, cette forme d’attaque cyber terroriste visant les médias illustre une autre facette de la guerre de l’information que livrent les groupes extrémistes.

En résumé, la manipulation de l’information par les terroristes vise à maximiser l’impact psychologique de leurs actes et à contrôler le récit qui en est fait. En revendiquant systématiquement la violence, en adaptant leur discours selon leurs intérêts du moment, en diffusant rumeurs ou mensonges lorsque cela sert leur cause, ils tentent d’imposer leur version des faits. Cette bataille narrative complique considérablement la tâche des autorités et des médias, qui doivent à la fois informer correctement, démentir les fausses informations, et ne pas servir de caisse de résonance involontaire aux communicateurs de la terreur.

Couverture médiatique des attentats : quel impact sur la stratégie terroriste ?

Le rôle des médias dans la gestion des attentats est un sujet délicat, car une couverture intensive d’un acte terroriste peut parfois servir involontairement les intérêts des terroristes. En cherchant légitimement à informer le public, les médias courent le risque de devenir malgré eux un amplificateur de la peur et un vecteur de la propagande terroriste. Les organisations extrémistes l’ont bien compris et comptent sur cette médiatisation, tandis que les journalistes et rédactions doivent s’interroger sur les limites à ne pas franchir.

Chaque attentat majeur déclenche une énorme pression médiatique : éditions spéciales en direct, images en boucle des lieux ensanglantés, analyses à chaud, interviews de témoins choqués, etc. Cette couverture non-stop, si elle n’est pas mesurée, peut accroître le traumatisme collectif. Montrer en continu des scènes de panique ou de détresse, c’est précisément ce que cherchent les terroristes pour pérenniser la terreur. On se souvient qu’après l’attentat de Nice en 2016, France Télévisions a dû s’excuser d’avoir diffusé, dans la nuit, l’interview d’un homme en état de choc auprès du corps de sa femme décédée​. La chaîne publique a reconnu qu’il s’agissait d’une séquence d’une grande violence psychologique, probablement diffusée sous le coup de la confusion générale, sans suffisamment de recul éditorial. Cet exemple a illustré les dérives possibles d’une couverture à chaud d’un événement terroriste : la course à l’audience peut conduire à exhiber la douleur et l’horreur d’une manière qui, rétrospectivement, pose question sur le plan de la déontologie.

Plus largement, les médias ont été amenés ces dernières années à réfléchir à leur responsabilité dans le traitement du terrorisme. Le débat s’est cristallisé autour d’une question : comment informer sans glorifier les terroristes ni entretenir la peur qu’ils cherchent à instiller ? En 2016, suite à une série d’attaques en France, plusieurs grands médias ont décidé de changer leurs pratiques. Par exemple, Le Monde, BFM TV, Europe 1 ou encore France 24 ont annoncé qu’ils ne publieraient plus les portraits ou les noms complets des auteurs d’attentats​. Il s’agissait d’éviter d’offrir à ces tueurs la “célébrité” posthume qu’ils recherchent parfois, et de ne pas diffuser leur image idéalisée pouvant inspirer d’autres fanatiques. Le directeur du Monde a expliqué que depuis l’émergence du terrorisme dit de l’« État islamique », le journal avait progressivement durci sa ligne : plus de diffusion d’images provenant de la propagande ou des mises en scène des terroristes, et désormais plus de photos des auteurs de tueries​. Cette autocensure relative vise à ne pas transformer les médias en vecteurs involontaires de la propagande extrémiste.

Les instances de régulation ont également rappelé les rédactions à leurs devoirs. Le CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) en France, par exemple, a émis des recommandations après les attentats de 2015-2016 pour encadrer la diffusion d’images trop violentes ou la retransmission en direct des opérations de police (afin de ne pas aider involontairement les terroristes retranchés). Le but est d’inciter à un traitement équilibré : ne pas minimiser l’information – car cacher ou édulcorer la réalité pourrait aussi jouer en faveur des terroristes en alimentant thèses complotistes ou méfiance – mais ne pas tomber dans le sensationnalisme qui sert leur stratégie de la terreur.

Des journalistes et chercheurs en médias ont souligné la nécessaire mesure dans le traitement de ces crises. Il est important de contextualiser les faits, de les analyser à froid une fois l’urgence passée, plutôt que de simplement répéter en boucle des images choquantes ou les éléments de langage des terroristes. « Les éléments sensationnalistes, les plans vidéos les plus durs et les atrocités meurtrières ne doivent pas être diffusés uniquement comme garantie d’audience. La force du journaliste est la contextualisation de l’information diffusée », rappelle Florian Silnicki en commentant la couverture médiatique d’un attentat​. Les médias doivent donc trouver un équilibre entre l’impératif d’informer le public – surtout en situation de crise où les rumeurs courent vite – et la nécessité de ne pas faire le jeu des terroristes.

Un autre écueil pointé du doigt est l’usage du vocabulaire. Reprendre tels quels les termes choisis par les terroristes peut contribuer à leur donner du poids. Par exemple, employer l’acronyme officiel « État islamique » pour désigner Daech a été critiqué, car cela accrédite l’idée qu’il s’agit d’un État légitime alors que ce n’est qu’une organisation terroriste. Florian Silnicki estime que les médias ne devraient plus reprendre la terminologie de ces groupes, pour ne pas servir de canal de diffusion de leur idéologie​. De nombreux médias parlent ainsi de Daech au lieu d’« État islamique » afin de délégitimer le terme. De même, citer in extenso les manifestes ou revendications des terroristes à l’antenne peut leur offrir une tribune gratuite – il convient donc de les résumer, de les décoder, plutôt que de les relayer brut.

En définitive, la couverture médiatique des attentats est un exercice de haut vol en termes de communication de crise. Mal calibrée, elle peut involontairement amplifier l’impact recherché par les terroristes : diffuser la peur, inspirer d’autres extrémistes ou attiser les divisions au sein de la société. Bien menée, avec du recul et du discernement, elle peut au contraire informer sans paniquer, démonter la propagande terroriste et contribuer à la résilience collective. Les médias ont un rôle ambivalent mais crucial : ce sont à la fois des cibles (physiques et symboliques) pour les terroristes, des acteurs de l’information pour le public, et des garde-fous potentiels contre la manipulation de l’opinion.

La contre-communication face à la propagande terroriste

Conscients de l’importance de la bataille de l’information, gouvernements, plateformes numériques et médias ont développé des stratégies de contre-communication pour réduire la portée de la propagande terroriste et limiter son impact psychologique sur les populations. Il s’agit de priver les terroristes de la tribune qu’ils convoitent, de démonter leurs récits, et de dissuader leur audience potentielle. Voici quelques-unes des approches déployées :

  • Les gouvernements : Les autorités publiques cherchent d’abord à garder la maîtrise de l’information en temps de crise. Après un attentat, des cellules de communication de crise sont activées pour fournir rapidement des informations factuelles et fiables, afin de couper court aux rumeurs et d’apaiser la population. Par exemple, lors des attentats en France, le procureur de la République (ou le ministre de l’Intérieur) tient une conférence de presse pour exposer ce qui peut l’être sur l’enquête en cours. Après l’attentat de Nice, le procureur de Paris François Molins a ainsi clairement indiqué qu’il ferait une déclaration unilatérale avec les premiers éléments disponibles, sans séance de questions-réponses, afin de contrôler le flux d’informations sensibles​. Les gouvernements diffusent aussi des messages d’unité et de résilience – tels que l’adresse d’un chef d’État à la nation – pour contrer l’effet recherché de terreur et de division. Sur le long terme, des campagnes de contre-discours sont lancées pour couper l’herbe sous le pied de la propagande extrémiste. En France, le site gouvernemental Stop-djihadisme (lancé en 2015) a proposé des vidéos et témoignages visant à démonter l’attrait du djihadisme (montrant par exemple la réalité sordide derrière les promesses enjolivées de Daech). Ailleurs, des programmes impliquent d’anciens extrémistes repentis venant témoigner pour décrédibiliser l’idéologie terroriste. Enfin, les services de sécurité travaillent en coulisses à désorganiser les canaux de propagande ennemis : frappes ciblées sur les centres médias des groupes terroristes sur le terrain de conflit, infiltrations de réseaux sociaux, surveillance du Dark Web, etc. Tout cela participe de la contre-communication au sens large, en rendant la diffusion du message terroriste plus difficile.

  • Les plateformes numériques : Les géants du web et les réseaux sociaux se sont retrouvés en première ligne face au déferlement de contenus terroristes en ligne. Sous la pression des États et de l’opinion, des mesures drastiques ont été prises pour modérer ces contenus. Les algorithmes de détection automatique et les équipes de modération humaine traquent vidéos d’exécution, prêches violents, manuels de fabrication de bombes et autres posts à caractère terroriste pour les supprimer au plus vite. Twitter, Facebook, YouTube et d’autres ont uni leurs efforts au sein du Global Internet Forum to Counter Terrorism (GIFCT) afin de partager des bases de données de contenus terroristes connus (empreintes numériques), de façon à les bloquer en amont. Comme on l’a vu, Twitter a éliminé des centaines de milliers de comptes liés à Daech​, réduisant considérablement la présence de celui-ci sur la plateforme. YouTube a mis en place des filtres qui détectent et bloquent automatiquement les reupload de vidéos d’attentats (une nécessité après l’attaque de Christchurch, dont la vidéo a été repostée des milliers de fois sur le net). En mai 2019, suite à Christchurch, une initiative internationale appelée l’Appel de Christchurch (menée par la Nouvelle-Zélande et la France) a réuni gouvernements et entreprises tech pour renforcer la lutte contre le terrorisme en ligne. Facebook a alors annoncé un durcissement de l’accès à Facebook Live (son service de diffusion en direct) afin d’empêcher qu’il ne soit utilisé pour retransmettre des tueries, en imposant par exemple des restrictions aux utilisateurs enfreignant les règles​. L’Union européenne a également adopté un règlement imposant le retrait en une heure des contenus terroristes signalés en ligne. Grâce à ces efforts, on constate un recul de la propagande terroriste sur les grandes plateformes : fin 2017, on signalait deux fois moins de contenus terroristes en ligne en France qu’un an auparavant​, et le taux de retrait des contenus signalés atteignait 70% sur Facebook/Twitter/YouTube​. Néanmoins, la vigilance reste de mise car les terroristes se rabattent sur des plateformes plus petites ou cryptées où la modération est plus complexe. Le défi pour les plateformes est de trouver le juste équilibre entre la neutralisation rapide des contenus les plus dangereux et le respect de la liberté d’expression (éviter la surcensure). Elles travaillent de plus en plus main dans la main avec les autorités, tout en développant des contre-discours algorithmiques (par exemple, proposer en suggestion des contenus anti-extrémistes aux personnes recherchant des contenus djihadistes).

  • Les médias traditionnels : Du côté des journalistes et des rédactions, une véritable prise de conscience s’est opérée pour ne pas être les “idiots utiles” de la communication terroriste. Comme évoqué, des chartes internes ont été adoptées par plusieurs médias majeurs pour limiter la diffusion de la propage visuelle des terroristes. Ne plus montrer leurs visages, ne pas diffuser leurs manifestes ou vidéos de propagande brutes, sont devenus des règles de base dans de nombreux organes de presse​. Par exemple, France Télévisions, Radio France, et d’autres ont rejoint la position du Monde consistant à anonymiser autant que possible les auteurs d’attentats une fois neutralisés. Les médias s’efforcent également d’éviter la surenchère émotionnelle en cas d’attaque : tempi plus posés, vérification rigoureuse avant de donner des informations (pour ne pas propager de fausses nouvelles initiales qui souvent circulent), et mise en perspective après coup. Des débats ont lieu en amont pour déterminer ce qui est montrable ou non (flouter certaines images trop dures, par exemple). L’idée directrice est de priver les terroristes de la publicité gratuite qu’ils espèrent, sans pour autant cacher l’horreur de leurs actes. Par ailleurs, les médias participent parfois à la contre-narration en donnant la parole aux victimes, aux rescapés, aux représentants de la communauté attaquée, pour montrer la résilience et l’unité face à la barbarie. Cela envoie un message opposé à celui que les terroristes voudraient voir triompher. Enfin, les rédactions collaborent avec les pouvoirs publics sur certains points pratiques : ne pas dévoiler en direct les opérations policières en cours (pour ne pas alerter les assaillants), ne pas diffuser de messages codés éventuels des terroristes, etc. Tout cela fait désormais partie intégrante d’une communication de crise responsable de la part des médias, afin de réduire la portée de la propagande terroriste via les canaux d’information officiels.

En combinant ces efforts – maîtrise de l’information par l’État, nettoyage du web par les plateformes, et responsabilisation des médias – l’objectif est de resserrer l’étau autour de la communication terroriste. Il s’agit de réduire l’audience disponible pour les messages de haine, de contrer les narratifs extrémistes par des narratifs alternatifs (appel au calme, à l’unité, explication des faits, démontage des justifications terroristes), et in fine de diminuer l’impact psychologique des actes de terreur sur la population. Bien sûr, aucune de ces mesures n’est parfaite ni suffisante isolément. C’est leur conjugaison, dans le temps, qui peut porter ses fruits, en tarissant le terreau dont se nourrit le terrorisme : la surexposition médiatique de la haine et de la peur.

Quels défis futurs pour la communication de crise face au terrorisme ?

À l’ère du numérique omniprésent, le défi de la communication autour du terrorisme est plus complexe que jamais. Si des progrès notables ont été faits pour limiter l’utilisation abusive des médias par les terroristes, de nouvelles menaces et problématiques émergent à l’horizon.

D’une part, les terroristes continuent d’innover dans leurs modes de communication. Demain, ils pourraient exploiter des technologies comme le deepfake (fausses vidéos ultra-réalistes) pour diffuser de la désinformation sophistiquée, ou utiliser le dark web et des messageries chiffrées de bout en bout pour propager leurs idéologies à l’abri des regards. La modération automatisée aura fort à faire pour détecter des contenus potentiellement cryptés ou dissimulés. La diversification des plateformes (réseaux décentralisés, forums privés, jeux en ligne, etc.) offre aux extrémistes de nouveaux canaux à détourner. La communauté internationale et les entreprises tech devront poursuivre leur coopération et innover à leur tour pour endiguer la propagation furtive de la propagande terroriste.

D’autre part, la surcharge informationnelle propre à notre époque complique la donne lors des crises terroristes. En quelques minutes, un attentat génère des milliers de posts sur les réseaux sociaux, mêlant informations, rumeurs, faux témoignages, analyses d’“experts” improvisés, images sorties de leur contexte… Le tout pouvant être repris par certains médias en quête de rapidité. Ce brouillard informationnel est un terrain fertile pour la panique et la manipulation. Les autorités seront de plus en plus sollicitées pour intervenir vite et débunker les fausses nouvelles, tandis que les médias traditionnels devront redoubler de prudence pour rester des repères fiables au milieu du chaos. L’éducation du public aux médias (média literacy) deviendra également cruciale : une population capable de reconnaître une source douteuse ou une rumeur infondée est moins vulnérable à la désinformation délibérée des terroristes.

Un autre défi majeur réside dans la récupération des attentats par d’autres extrémismes. Comme le soulignait Brian Jenkins, d’autres acteurs chercheront à tirer avantage d’une attaque pour servir leurs propres objectifs​. On l’observe déjà : à chaque attentat islamiste, par exemple, des groupuscules d’extrême droite tentent d’alimenter la haine anti-musulmans, tandis qu’à l’inverse, certains extrémistes islamistes exploitent des attaques anti-musulmanes (comme Christchurch) pour nourrir leur discours victimaire. Cette surenchère croisée crée un cycle de communication toxique qu’il faudra savoir casser. Les stratégies de communication de crise devront intégrer cette dimension en anticipant et en neutralisant aussi ces narratifs secondaires nuisibles.

Par ailleurs, la collaboration internationale devra s’intensifier. Le terrorisme étant transnational, sa communication l’est tout autant. Il faudra harmoniser les réponses, partager les bonnes pratiques entre pays, et peut-être établir des protocoles médiatiques communs lors d’attentats ayant une portée mondiale. L’initiative de l’Appel de Christchurch montre qu’une coordination est possible pour réguler Internet; de même, les médias de différents pays pourraient réfléchir ensemble à des lignes de conduite éthiques lorsqu’un événement terroriste survient (par exemple, éviter de diffuser les manifestes en intégralité, quel que soit le pays).

Enfin, n’oublions pas que la bataille de la communication fait partie intégrante de la lutte antiterroriste, tout comme les opérations de police ou de renseignement. À l’avenir, il sera indispensable de gagner la bataille de l’attention : faire en sorte que le narratif de la raison, de la résilience et de l’humanité l’emporte sur le narratif de la terreur. Cela passe non seulement par brider la parole terroriste, mais aussi par offrir un contre-récit puissant. Exalter le courage des victimes et des secouristes, montrer la solidarité qui émerge après l’horreur (« vous n’aurez pas notre haine », écrivait le mari d’une victime du Bataclan), mettre en lumière les échecs et les contradictions des terroristes – autant de messages qui doivent occuper le terrain médiatique pour priver la terreur de son triomphe symbolique.

En conclusion, la communication est au cœur du duel entre les sociétés démocratiques et les groupes terroristes. Ces derniers l’exploitent pour décupler la portée de leur violence, semer la peur et tenter de diviser. Mais en face, la riposte s’organise : médias, gouvernements et citoyens apprennent à se montrer plus résilients et responsables dans le flux de l’information. Le chemin est étroit entre trop en faire et pas assez, entre censure et voyeurisme. Il faudra donc continuellement adapter les stratégies de communication de crise face à une menace terroriste en mutation. Ne pas se laisser dicter le récit par les semeurs de mort, voilà l’enjeu crucial. Car si le terrorisme cherche à vivre de la communication, c’est en maîtrisant cette communication que nos sociétés le feront, espérons-le, dépérir.