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Les Américains et les pièges de la communication de guerre

 

Une simple cassette diffusée par la chaîne qatarie Al-Jazira est venue enrayer la stratégie de communication politique minutieusement mise au point par la Maison-Blanche.

En respectant une forme de censure « patriotique », les grands médias américains risquent de voir l’information leur échapper.

George W. Bush doit prendre garde à ne pas s’enliser médiatiquement.

Un fond d’écran verdâtre. Des points lumineux qui clignotent. Des ombres aux contours flous… Dimanche 7 octobre : les images de la riposte américaine en Afghanistan apparaissent sur les télévisions du monde entier. Durant les trois semaines qui ont suivi les attentats du 11 septembre, l’administration Bush a pris un soin tout particulier à peaufiner le message qu’elle va adresser à l’opinion publique internationale. Tout semble en ordre de marche, comme aux plus belles heures de la guerre du Golfe.

Mais les temps ont changé. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, un grand média éloigné de la sphère d’influence américaine s’est imposé dans le domaine de l’information. Pour cela, le nom d’Al-Jazira, cette chaîne du Qatar, a aujourd’hui valeur de symbole. Pour cela, mais surtout parce que sa présence court-circuite la stratégie de communication de la Maison-Blanche. Habitué à être le maître du jeu médiatique et à contrôler toutes les sources d’information, Washington apprend, dans la douleur, à cohabiter. Furieux, le secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, a accusé Al-Jazira de « donner un temps et une attention très larges à certaines déclarations au vitriol irresponsables ». Allusion aux cassettes d’Oussama Ben Laden diffusées en exclusivité sur Al-Jazira.

Chef d’état-major pendant la guerre du Golfe, Powell sait mieux que quiconque que la guerre se gagne aussi dans les esprits. Si dans les précédents conflits Golfe ou Kosovo il était facile d’accuser les télévisions irakienne ou serbe de propagande, il n’en va pas de même avec Al-Jazira, qui jouit d’un prestige et d’une crédibilité sans précédent dans le monde arabe. Or, ce sont bien les musulmans qu’il faut rassurer, convaincre et séduire, sous peine de provoquer un embrasement dans certaines régions où l’image de l’Amérique est au plus bas (Pakistan ou territoires occupés). Et à l’exception de quelques dérapages « le combat du Bien contre le Mal » -, l’ensemble des messages adressés par Washington s’inscrit bien dans une stratégie d’apaisement.

Il s’agit d’écarter le Pentagone, jugé trop radical, de la stratégie de communication américaine. C’est la Maison-Blanche qui imprime le rythme médiatique de cette guerre. C’est George W. Bush qui anime les briefings quotidiens des journalistes et se déclare favorable à la création d’un Etat palestinien. En première ligne lors de la guerre du Golfe, les militaires sont ici en retrait.

« Donner du sens »

Apaisement aussi quand il s’agit de présenter les actions militaires, qui se traduiront peut-être par la mort de plusieurs centaines ou milliers de personnes, comme une mission humanitaire. « Guerre humanitaire, bombardements humanitaires… George Bush est le leader d’une organisation humanitaire », ironise Rony Brauman, un des fondateurs de Médecins sans frontières (MSF). Dans le discours américain, l’intervention militaire doit sauver le peuple afghan de la misère et de l’emprise des talibans. « Il faut donner du sens pour légitimer la violence », rappelle le général Loup Francart, spécialiste en communication de guerre. La crise internationale qui a démarré le 11 septembre dernier ne déroge pas à la règle.

Pour les Américains, convaincre les opinions occidentales et musulmanes s’avère d’autant plus impérieux que, pour la première fois, se dresse devant eux un ennemi passé maître dans l’art de communiquer. Le danger ne vient pas des talibans, même si ces derniers se sont enfin décidés à laisser entrer des journalistes sur le territoire afghan pour constater les dégâts causés par les bombardements.

Journaliste à Jeune Afrique, Samy Ghorbal rappelle que, lors de la prise de Kaboul en 1996, les étudiants intégristes avaient pendu aux murs tous les postes de télévision qui leur étaient tombés sous la main. Une anecdote qui symbolise bien la répulsion que leur inspire un outil tout droit venu d’Occident.

Le danger médiatique vient plutôt du fait qu’Oussama Ben Laden et ses proches se sont rodés à l’usage des médias après avoir passé plusieurs années en Europe ou aux Etats-Unis.

Tous les spécialistes l’ont dit et redit : l’allocution de Ben Laden le jour du début des frappes américaines est un modèle du genre, jouant parfaitement sur les registres émotionnel et idéologique, que ce soit sur le conflit israélo-palestinien ou l’occupation des Lieux saints par l’armée américaine. Etudiants tunisiens vivant en France, Farah et Mehdi ont été impressionnés par l’homme, même s’ils rejettent en bloc son discours. « Il dégageait une force intérieure, une sérénité », s’enthousiasme Farah. « C’est peut-être un terroriste, mais il a abandonné tout son confort pour aller se terrer au fin fond d’une grotte en Afghanistan. Rien que pour ça, je le respecte », reprend Mehdi. Et chacun d’évoquer un « Che Guevara arabe ». La mise en scène de Ben Laden a fait mouche.

Il faut dire que les ennemis de l’Amérique disposent aujourd’hui d’un relais d’une puissance sans précédent pour véhiculer leur message. Créée au Qatar en 1996 pour résister à l’influence du puissant voisin saoudien, la chaîne d’information Al-Jazira émet dans l’ensemble du monde arabe. Seul média à disposer d’une équipe de journalistes à Kaboul, elle a pris le parti de laisser s’exprimer tous les points de vue concernés par le conflit. Un nouveau paramètre qui parasite la stratégie de la Maison-Blanche. « Sans cette cassette, les Américains seraient en train de nous faire croire que la traque de Ben Laden est bien avancée », affirme Gilles Perez, grand reporter à RFI.

Autre épine dans le pied des Américains : la présence d’Al-Jazira se traduit aussi par l’attitude plus distanciée des médias européens envers le discours de l’administration américaine. « Les Américains sont plus prudents parce qu’un nouveau média est capable de leur faire concurrence », estime le général Loup Francart. « Al-Jazira leur montre qu’une autre vérité existe », reprend Laurent Habib, vice-président d’Euro-RSCG. On se souvient encore de la guerre du Golfe et de la manière dont les journalistes occidentaux avaient relayé sans trop de discernement la parole américaine…

Même l’humanitaire ne fonctionne plus. Pour la présentatrice de TF1 Claire Chazal, ce temps est révolu : « On a montré que les largages de nourriture ne servaient pas à grand-chose, que la population avait peur que les rations soient empoisonnées, et que la plupart du temps elles étaient revendues au marché noir. »

Décontenancée par cette nouvelle donne, la coalition anglo-américaine, qui avait pris l’habitude de compter sur une certaine bienveillance des médias occidentaux en Irak ou au Kosovo, tente de réagir. Pressions sur l’émirat du Qatar et rétablissement déguisé de la censure d’un côté. Offensive de charme de l’autre : c’est tout le paradoxe de cette nouvelle guerre des images.

Tout en critiquant Al-Jazira, George W. Bush souhaite s’y exprimer, suivant ainsi l’exemple de Tony Blair. Preuve de la fébrilité qui règne à Washington, une forme de censure s’est mise en place, au motif que les messages de Ben Laden comporteraient des instructions codées destinées à des groupes terroristes. Info ou intox ? Toujours est-il que les télévisions américaines soumettront à l’avenir ces enregistrements aux autorités, tout comme il y a un mois elles avaient accepté de ne pas diffuser d’images des morts du World Trade Center.

« Le journaliste américain s’efface devant le citoyen américain », constate Robert Namias, directeur de l’information sur TF1. Le patriotisme s’exerce aussi dans les médias. Au bout du compte, la question demeure : les Américains ont-ils changé leurs méthodes depuis la guerre du Golfe ? « Non, répond Robert Namias. C’est une communication unilatérale avec un filtrage systématique ». Une stratégie qui semble parfois inadaptée pour gérer un conflit mouvant, qui n’a plus grand-chose à voir avec la guerre du Golfe.

Sous couvert d’anonymat, un général français estime que Washington commet deux erreurs. D’abord, cette censure « patriotique ». Au lendemain de la diffusion de la vidéo de Ben Laden, les cinq grands réseaux américains, CNN, NBNC, ABC, CBS et Fox, avaient été convoqués par les autorités pour limiter les diffusions. « L’info passera, que ce soit par la radio ou Internet, et elle prendra alors des proportions beaucoup plus fortes. Les gens se demanderont pourquoi on n’a pas voulu la diffuser et vont paniquer. » Du reste, les trois grandes chaînes de télévision britanniques, BBC (publique), ITN et Sky New (privées), elles aussi convoquées lundi 15 octobre au 10 Downing Street par le premier Ministre Tony Blair avec le même ordre du jour : la diffusion des cassettes de Ben Laden -, ont refusé l’injonction.

Plus grave, selon ce général français, diaboliser Oussama Ben Laden se retournera contre les Etats-Unis si l’homme reste introuvable : « En isolant Ben Laden, on le renforce. Et chaque attentat va encore le rendre symboliquement plus fort. » D’autant que ses apparitions, ou celles de ses proches, se font rares. A l’inverse de George W. Bush, qui en voulant s’exposer personnellement, et donc gérer quotidiennement la communication en première ligne, perd cette capacité à créer.

Pour le président américain, les enjeux de cette guerre souterraine sont énormes. Sans doute plus importants que la dimension militaire, relativement modeste, du conflit. Coincée entre le désir de satisfaire son opinion publique et la nécessité de ne pas heurter de front les pays musulmans, la Maison-Blanche semble malmenée sur le terrain médiatique. Une première ! « Les images des bombardements n’évoquent rien pour le peuple américain. Et si elles deviennent plus fortes, elles provoqueront la colère des populations arabes », explique Laurent Habib, le vice-président d’Euro-RSCG, qui souligne : « Nous sommes entrés dans une phase où la communication devient défavorable aux Américains. »

Médiatiquement comme militairement, la Maison-Blanche doit à tout prix éviter l’enlisement.