- Quand la parole officielle se heurte à la clameur de la rue
- Une vague de contestation aux quatre coins du monde
- L’aveuglement des élites politiques face aux demandes populaires
- Les tentatives de répression médiatique : un couteau à double tranchant
- Quand la rue dicte l’agenda politique
- Vers une nouvelle ère de la contestation mondiale ?
Des mouvements sociaux naissent partout dans le monde. Au Chili comme en Equateur en passant par le Liban et l’Irak, la Communication Politique des dirigeants politiques, a, chaque fois, été mise en échec, incapable d’apaiser les esprits. Florian Silnicki, Expert en communication de crise et Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom était l’invité de BFMTV.
Quand la parole officielle se heurte à la clameur de la rue
En cette fin d’année 2019, les rues du monde entier grondent sous le poids de la colère populaire. Du Chili à l’Équateur, du Liban à l’Irak, des centaines de milliers de manifestants se rassemblent pour exprimer leur ras-le-bol face à des gouvernements qu’ils jugent sourds à leurs revendications. À première vue, chaque pays possède son propre catalyseur : hausse du prix des transports publics à Santiago, suppression des subventions sur les carburants à Quito, nouveau projet de taxes à Beyrouth, instabilité chronique et corruption à Bagdad… Mais au-delà des spécificités locales, une même tendance se dégage : la mobilisation des foules prend de court les dirigeants publics, qui semblent impuissants à calmer la tempête sociale. Or, dans un contexte mondialisé, où l’information circule à toute allure grâce aux réseaux sociaux et aux médias internationaux, la communication politique a plus que jamais un rôle déterminant à jouer rappelle Florian Silnicki. Théoriquement, elle devrait permettre à la fois de rassurer les populations, de clarifier les décisions politiques et, idéalement, d’ouvrir la voie à un dialogue constructif souligne l’expert en communication de crise. Pourtant, force est de constater que, dans le cas des récentes vagues de contestation, la parole officielle peine à produire l’effet escompté. Pire encore, dans plusieurs cas, elle apparaît comme un facteur aggravant du mécontentement populaire analyse le communicant de crise.
Une vague de contestation aux quatre coins du monde
Au cours de ces dernières semaines, le phénomène a pris de l’ampleur, jusqu’à s’imposer comme l’un des sujets majeurs de l’actualité internationale. Les images d’immenses rassemblements dans les capitales, les témoignages d’une jeunesse en colère, ou encore les scènes de répression parfois violentes, ont fait la une des journaux. Partout, les dirigeants tentent tant bien que mal de reprendre la main sur la narration. Les canaux de communication officiels – allocutions télévisées, réseaux sociaux des ministères et des chefs d’État, conférences de presse, interventions parlementaires – se multiplient. Pourtant, ces discours politiques ont bien souvent l’effet d’une étincelle sur un baril de poudre : loin de calmer la grogne, ils semblent l’aviver. La question se pose alors : pourquoi la communication politique échoue-t-elle à apaiser les foules ? S’agit-il d’une erreur de diagnostic ? D’une mauvaise interprétation de la dynamique des mouvements sociaux ? Ou encore d’un manque de compréhension profonde des aspirations des manifestants ?
La communication politique en crise ?
Pour comprendre l’échec de la communication politique face à la contestation actuelle, il convient d’abord de souligner que ces mobilisations ne naissent pas ex nihilo. Elles s’inscrivent souvent dans un climat social déjà tendu, nourri par des années de frustration économique et d’inégalités criantes. Les protestations au Chili, par exemple, ont certes éclaté suite à une hausse du prix du ticket de métro à Santiago, mais cette décision n’a fait qu’exposer au grand jour un mal-être plus profond : le coût de la vie augmente, les salaires stagnent, les retraites sont jugées indécentes et le fossé entre les plus riches et les plus pauvres se creuse. Dans ce contexte, la parole gouvernementale, lorsqu’elle se concentre uniquement sur la justification technique de l’augmentation tarifaire, apparaît décalée. Elle passe à côté de la colère diffuse, ancrée dans l’expérience quotidienne de milliers de personnes qui peinent à nouer les deux bouts. Résultat : au lieu de convaincre, les déclarations officielles deviennent un repoussoir.
Le même schéma se répète ailleurs : au Liban, l’idée d’une taxe sur les appels passés via des applications de messagerie en ligne est perçue comme la goutte d’eau de trop. Dans un pays où la classe politique est accusée de corruption, de clientélisme et de népotisme, ce projet fiscal surgit comme un symbole d’injustice supplémentaire. Les dirigeants, tentant d’expliquer la mesure par la nécessité de renflouer les caisses de l’État, ont manqué l’ampleur du ressentiment populaire, qui ne se cristallise pas seulement autour de la fiscalité, mais autour de tout un système politique jugé inefficace et oligarchique. Là encore, la communication officielle n’a pas su jouer son rôle d’interface. Au lieu de s’ouvrir sur le dialogue et l’empathie, elle a semblé condescendante, focalisée sur le registre technique, voire paternaliste. Un ton qui, aussitôt, renforce la colère des manifestants.
Cette situation met en lumière une caractéristique fondamentale de la communication politique moderne : elle ne peut se contenter de communiquer des informations brutes ou de vendre des mesures impopulaires sur le seul terrain de l’expertise. Les attentes des populations vont bien au-delà du rationnel. Elles exigent de la part de leurs représentants une capacité d’écoute, une empathie, et surtout une compréhension en profondeur de leurs difficultés. Ainsi, lorsque des responsables politiques se contentent d’annoncer, d’expliquer ou de justifier sans prendre le temps d’entendre et de réagir à la détresse exprimée, ils manquent leur cible. De fait, la parole officielle se révèle inaudible, voire contre-productive.
Les réseaux sociaux comme amplificateurs de la contestation
Au cours de la dernière décennie, l’essor des réseaux sociaux est venu bouleverser la donne. Pour nombre de gouvernants, Facebook, Twitter ou Instagram constituent des canaux de communication directe avec la population, contournant les médias traditionnels. L’idée est simple : diffuser immédiatement la parole officielle, sans passer par le filtre des journalistes, supposés toujours à l’affût de la petite phrase qui fera scandale. Pourtant, si ces plateformes offrent une visibilité inédite aux gouvernements, elles permettent également à la mobilisation de s’organiser, de s’informer et de se structurer à l’échelle mondiale.
Lors des récentes mobilisations au Chili, l’action s’est en grande partie coordonnée via des groupes Facebook et des fils Telegram. Les vidéos d’affrontements ou de brutalités policières ont aussitôt inondé Twitter, suscitant une indignation mondiale et consolidant la détermination des manifestants. Dans ce contexte, la communication gouvernementale, axée sur la dénonciation des violences ou l’appel au calme, est apparue immédiatement contredite par des images circulant massivement et montrant l’ampleur de la répression. Impossible, dès lors, pour l’exécutif chilien, de maîtriser le récit médiatique. Les tentatives pour minimiser les heurts ou pour pointer la responsabilité exclusive d’« éléments radicaux » n’ont fait que se heurter à l’expertise collective des réseaux, où la multiplicité des points de vue et des preuves visuelles instaure une certaine forme de « contre-communication » face à la version officielle.
En Équateur, la situation fut similaire : pour dénoncer l’abandon des subventions sur les carburants, les manifestants ont investi les rues, mais ont également inondé Internet de slogans, d’appels à la grève générale et de témoignages. Les tentatives de dialogue du gouvernement équatorien ont parfois été perçues comme trop tardives, voire déconnectées. Les propos d’apaisement se sont vus noyés dans un flot d’images de barricades, de marches populaires et de heurts violents avec les forces de l’ordre. Cette nouvelle donne illustre la difficulté pour les dirigeants de garder le contrôle du « story-telling » de la crise : la multiplication des sources d’information et le partage instantané de contenus sur les réseaux sociaux créent un espace où la parole officielle est systématiquement mise en concurrence avec les récits des citoyens, des ONG, des journalistes indépendants et des activistes locaux. Dans un tel environnement, l’ancien schéma de la communication hiérarchique, descendant d’un pouvoir central vers la population, s’avère obsolète. Et tenter de le maintenir coûte que coûte, sans prendre en compte la complexité de ces canaux numériques, ne fait qu’aggraver la défiance.
Quand la parole officielle hystérise la colère
L’un des éléments notables de ces dernières semaines réside dans la tonalité de la communication gouvernementale, qui peut parfois se révéler agressive, voire méprisante à l’égard des manifestants. Or, cette forme de discours, au lieu de calmer les esprits, tend à « hystériser » davantage la contestation. C’est ce qui s’est passé au Chili lorsque le président Sebastián Piñera a qualifié le pays d’« en guerre ». Ces mots ont heurté de nombreux citoyens, qui n’étaient pas armés et qui réclamaient essentiellement des réformes sociales et une réduction des inégalités. Le sentiment d’être traité comme un ennemi intérieur a redoublé l’indignation, incitant encore plus de monde à descendre dans la rue. Dès lors, la communication gouvernementale, loin de remplir son rôle de régulation, devient un facteur de radicalisation de la protestation.
De même, en Irak, le discours officiel a parfois pris la forme d’accusations vagues à l’égard de « conspirateurs étrangers », tentant de discréditer le mouvement. Cette stratégie rhétorique, utilisée dans divers contextes géopolitiques, peut certes susciter l’adhésion d’une partie de la population qui craint des ingérences extérieures. Toutefois, face à un mouvement massivement endogène, composé majoritairement de jeunes réclamant des emplois et la fin de la corruption, l’argument perd de sa crédibilité et nourrit la rage des manifestants qui se sentent insultés dans leurs motivations. Accuser la rue d’être manipulée par des puissances étrangères, ou de n’être qu’un foyer de violence, peut constituer un moyen à court terme de mobiliser la base loyaliste d’un régime. Mais à long terme, cette attitude alimente un cycle de défiance et de violence verbale, rendant de plus en plus difficile l’établissement d’un dialogue serein.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Au fil de l’histoire, on observe régulièrement que les mouvements sociaux grandissent lorsque le pouvoir en place adopte une posture de déni ou de confrontation frontale. Toutefois, l’instantanéité de la circulation de l’information, ainsi que la sensibilisation accrue de l’opinion internationale, accroissent la portée de ces discours violents ou méprisants. Chaque phrase prononcée par un dirigeant est immédiatement disséquée, commentée et tournée en dérision sur les réseaux sociaux. Les réactions indignées, moqueuses ou outrées prolifèrent, faisant de la parole officielle un véritable boomerang. À l’inverse, dans des contextes de crise, les discours d’apaisement, de reconnaissance des torts éventuels et de proposition d’écoute sont parfois mieux accueillis, même s’ils arrivent tardivement rappelle le spécialiste de la gestion de crise.
L’aveuglement des élites politiques face aux demandes populaires
Au-delà des maladresses ou de l’agressivité verbale, la communication politique échoue souvent parce qu’elle révèle un décalage profond entre les élites au pouvoir et les populations mobilisées. Dans plusieurs pays, on observe que les dirigeants sont issus d’une classe politique ou économique privilégiée, qui peine à prendre la mesure du quotidien vécu par les classes moyennes et populaires. Dans le cas du Chili, la hausse du prix du ticket de métro peut sembler dérisoire pour un décideur habitué à se déplacer en voiture de fonction avec chauffeur, mais elle est un coup dur pour un étudiant, un travailleur précaire ou un retraité au budget déjà serré.
Au Liban, les nouveaux impôts peuvent paraître anecdotiques pour des élus qui bénéficient d’un système politique opaque et d’avantages importants, tandis qu’ils constituent une injustice supplémentaire pour des citoyens qui peinent à bénéficier de services publics de base comme l’électricité ou la gestion des déchets. Dans ces conditions, lorsqu’un leader prend la parole pour vanter les mérites d’une réforme ou pour minimiser l’ampleur de la colère, il donne l’impression d’être coupé de la réalité et d’insulter la dignité des manifestants. La parole officielle se transforme alors en une sorte de provocation, renforçant l’idée que le pouvoir est hors-sol et déconnecté des attentes populaires.
Pour rétablir la confiance, la communication politique devrait viser à combler cet écart perçu entre gouvernants et gouvernés. Cela suppose un travail en amont : consulter les parties prenantes, s’immerger dans les réalités quotidiennes, prendre en compte la pluralité des situations et des souffrances. En situation de crise, il s’agit non seulement de calmer le jeu, mais aussi de manifester une volonté de réforme, d’avancer des propositions concrètes et crédibles qui répondent, au moins en partie, aux revendications. Faute de quoi, les déclarations officielles apparaissent comme du « vent », de simples artifices langagiers destinés à gagner du temps ou à donner l’impression d’un pseudo-dialogue.
Les tentatives de répression médiatique : un couteau à double tranchant
Face à l’échec des discours d’apaisement ou de justification, certains gouvernements ont recours à des stratégies plus autoritaires pour contenir la contestation : coupure d’Internet, censure des médias locaux, arrestations d’opposants ou encore usage disproportionné de la force. Cette répression, qui s’accompagne souvent d’une intensification de la propagande officielle, vise à décourager la mobilisation et à rétablir l’ordre par la peur. Cependant, à l’ère du numérique, de telles pratiques sont rapidement dénoncées sur la scène internationale. Les images et les récits de la répression traversent les frontières, alimentant la solidarité des peuples et renforçant la détermination des manifestants sur place. En outre, cette posture autoritaire contribue à délégitimer davantage le pouvoir, renforçant l’idée que ce dernier, loin d’écouter sa population, cherche avant tout à la museler.
En octobre 2019, on a pu observer, en Irak ou au Liban, des tentatives d’entraver la couverture médiatique des rassemblements. Les journalistes indépendants se sont parfois retrouvés pris pour cible, tandis que des coupures d’Internet ont été signalées pour empêcher la diffusion en temps réel des manifestations. Mais dans un monde hyperconnecté, la censure n’a plus la même efficacité qu’avant : les contenus finissent par être relayés via des réseaux privés, des applications sécurisées ou des proxys informatiques. Le gouvernement se retrouve alors dans une position délicate : il affiche un visage répressif et semble incapable de contrôler réellement l’information. Cette contradiction érode encore la crédibilité de la parole officielle, perçue comme coercitive plutôt que persuasive.
En définitive, si la répression médiatique peut ponctuellement ralentir la propagation du mouvement, elle ne constitue nullement une solution durable. Les gouvernants qui s’y engagent risquent au contraire de subir un effet de « backlash » : une intensification des critiques, un retentissement international négatif et un clivage accru au sein de la population. Dans de telles conditions, toute communication ultérieure visant à renouer avec la base populaire s’avère d’autant plus difficile.
Quand la rue dicte l’agenda politique
Un autre élément marquant de la vague contestataire de 2019 est la difficulté pour les gouvernements à imposer leur agenda politique. Habituellement, dans l’art de la communication politique, les dirigeants cherchent à structurer le débat public autour de leurs priorités, qu’il s’agisse de mesures économiques, de réformes institutionnelles ou de questions de sécurité. Or, depuis plusieurs semaines, ce sont les manifestants qui dictent les thèmes de discussion : lutte contre la corruption, amélioration des services publics, revalorisation des salaires, respect des droits fondamentaux… Les gouvernants sont contraints de réagir à ces exigences, plutôt que de faire avancer leurs propres dossiers.
Cette inversion des rôles a pour conséquence de mettre les pouvoirs en place dans une position défensive. Leurs communiqués, conférences de presse et déclarations se bornent souvent à répondre aux critiques, à justifier une mesure, à démentir des accusations ou à annoncer un retrait temporaire d’une réforme. Peu d’initiatives positives ou novatrices parviennent à émerger de cette séquence, tant l’exécutif est accaparé par l’urgence de la crise. Cette posture défensive accroît la sensation de faiblesse du pouvoir aux yeux de la population, mais aussi la suspicion quant à sa sincérité. Lorsque des dirigeants reculent face à la pression de la rue, on peut y voir une victoire du mouvement social. Mais on peut également douter de la solidité de ces reculs : sont-ils de simples manœuvres pour calmer la colère, ou une véritable prise de conscience ?
Le rôle crucial de l’écoute et de la transparence
Dans ce contexte chaotique, un constat s’impose : la communication politique ne peut se limiter à une série de déclarations officielles destinées à « faire passer la pilule ». Pour être efficace, elle doit s’inscrire dans une démarche plus large de gouvernance participative, où la voix des citoyens est entendue et prise en compte, non seulement dans l’urgence d’une crise, mais en amont des décisions qui bouleversent leur quotidien. La contestation actuelle illustre le prix à payer lorsque les dirigeants font l’impasse sur le dialogue et l’anticipation. Les manifestants réclamant davantage de justice sociale, de transparence et d’équité fiscale ne se satisfont plus des formules creuses ou des promesses abstraites.
Or, la transparence, l’authenticité et la reconnaissance des erreurs sont des leviers de communication puissants qui, bien utilisés, peuvent contribuer à désamorcer une crise. Admettre, par exemple, que l’on s’est trompé dans l’ampleur de la hausse des tarifs, reconnaître qu’il existe une souffrance sociale sous-estimée, et s’engager à travailler conjointement avec les représentants du mouvement, constituent des gestes forts qui peuvent inverser la tendance. Encore faut-il que ces gestes s’accompagnent d’actions concrètes et visibles. À défaut, la confiance ne sera pas rétablie.
Vers une nouvelle ère de la contestation mondiale ?
Le fait que des mouvements sociaux émergent simultanément ou successivement dans des pays aussi divers que le Chili, l’Équateur, le Liban et l’Irak interroge sur la nature même de la contestation. S’il serait simpliste de parler d’un seul et même soulèvement mondial, il est indéniable que les citoyens, encouragés par les succès ou la résonance médiatique d’autres peuples en colère, se sentent portés par un élan transnational. Internet joue un rôle de caisse de résonance, permettant la comparaison des situations et l’échange de stratégies de protestation. La communication politique, pour être à la hauteur de ces défis, doit impérativement tenir compte de ce phénomène de mondialisation de la contestation.
Dès lors, la vieille recette consistant à cantonner la crise au plan national, en espérant que les foyers de contestation étrangers restent étrangers, ne fonctionne plus. Les images des protestations circulent librement, et la population se reconnaît des points communs avec d’autres pays : le ras-le-bol contre l’injustice, le sentiment de trahison envers une élite politique jugée corrompue, l’exaspération face à l’inaction ou à l’indifférence du pouvoir. C’est pourquoi la communication politique doit se renouveler profondément pour éviter le piège du décalage systématique. Il ne s’agit pas seulement de composer des éléments de langage habiles, mais de mettre en place des canaux de participation citoyenne à chaque étape de l’action publique.
Le syndrome de la parole décrédibilisée
Au fil de ces différentes crises, on constate qu’un même syndrome se répète : la parole politique traditionnelle se décrédibilise à mesure qu’elle ne répond pas aux attentes concrètes. Dans de nombreux pays, l’abstention massive lors d’élections, l’absence de confiance envers les institutions et la tentation du complotisme en sont des symptômes. Quand survient une crise sociale, cette défiance préexistante se transforme en rejet quasi total des discours officiels. Ainsi, même lorsque le pouvoir tente sincèrement de se rapprocher des manifestants, de répondre à leurs interrogations, il se heurte à une hostilité viscérale.
Dans une telle configuration, la communication politique est en quelque sorte piégée : elle ne part plus de zéro, elle doit composer avec un passif lourd de méfiance et de rancœur. Cela explique pourquoi, dans certains cas, les déclarations d’apaisement sont immédiatement perçues comme des manœuvres dilatoires ou des mensonges supplémentaires. Pour sortir de cette impasse, il est impératif de rétablir progressivement les bases d’une confiance mutuelle, en commençant par des actes tangibles : arrêt des violences policières, libération des manifestants arrêtés arbitrairement, mise en place de mécanismes de concertation multipartite, etc. Sans ces gestes concrets, la parole officielle demeure vaine.
Les risques de fragmentation et la nécessaire sortie de crise
À mesure que la contestation se prolonge, les tensions peuvent s’aggraver et mener à des fractures profondes dans la société. D’un côté, les manifestants les plus mobilisés peuvent se radicaliser et rejeter en bloc tout compromis. De l’autre, les partisans du pouvoir ou ceux qui craignent l’instabilité peuvent appeler à la fermeté pour « restaurer l’ordre ». La communication politique se retrouve alors au milieu d’une bataille de récits, où chaque camp cherche à disqualifier l’autre. Dans les cas extrêmes, cette polarisation mène à la violence, comme on l’a vu par le passé dans d’autres régions du monde.
Pour éviter ce scénario, la sortie de crise doit nécessairement passer par un renouveau des pratiques de communication publique. Les gouvernants doivent reconnaître l’existence de revendications légitimes, instaurer des tables de négociation, s’appuyer sur des médiateurs crédibles et s’engager dans un processus de réforme. À ce titre, la communication ne se réduit pas à une campagne de persuasion : elle devient l’un des outils du dialogue démocratique. Il s’agit d’une fonction plus noble que celle consistant à « vendre » des décisions impopulaires. C’est en tout cas l’une des leçons que l’on peut tirer des soulèvements de cette année 2019 : la rue ne se satisfait plus des éléments de langage formatés et exige une nouvelle forme de parole politique.
De l’échec à la refondation ?
En ce mois d’octobre 2019, alors que la contestation fait rage au Chili, en Équateur, au Liban, en Irak et dans bien d’autres contrées, la communication politique des dirigeants semble constamment en échec. Elle peine à apaiser les esprits, et parfois même contribue à hystériser la colère. La multiplication des canaux d’information, l’amplification offerte par les réseaux sociaux et la profondeur du malaise socio-économique sont autant de facteurs qui expliquent cet échec. Les stratégies de déni ou de répression ne font qu’aggraver la situation, renforçant la défiance et la détermination des manifestants.
Plus largement, ce phénomène révèle un divorce grandissant entre les élites politiques et des populations qui exigent plus de justice, de dignité et de représentativité. Les dirigeants qui s’entêtent à utiliser une communication verticale, autoritaire ou simplement technique, oublient que la mobilisation de la rue est aussi un appel à réinventer la démocratie, à ouvrir de nouveaux espaces de débat et de participation. On observe aujourd’hui que les réformes les plus crédibles ou les tentatives de dialogue les mieux accueillies sont celles qui s’appuient sur une écoute réelle et sur la reconnaissance des fragilités sociales.
En somme, la parole officielle, pour retrouver un sens, doit se départir de sa fonction purement défensive ou « marketing ». Elle doit s’inscrire dans une démarche de co-construction, associant les citoyens, les syndicats, les organisations de la société civile, et se nourrir de leur expertise. Faute de quoi, chaque nouvelle crise entraînera un rejet encore plus profond, faisant vaciller les institutions sur lesquelles repose le vivre-ensemble. Le défi est immense : parvenir à refonder la communication politique pour qu’elle redevienne un instrument au service du lien social et non un combustible de la défiance. L’histoire récente montre que, partout où la rue s’exprime, le pouvoir n’a d’autre choix que de l’écouter s’il veut éviter l’embrasement.
Nous assistons peut-être, en 2019, à un tournant historique. Celui où la rue, portée par la colère sociale et la soif de justice, dicte l’agenda politique et exige des gouvernants qu’ils réinventent leur manière de communiquer et de gouverner. Sauront-ils relever ce défi ? Les prochains mois – et les réactions à venir des pouvoirs en place face à la contestation – seront décisifs pour répondre à cette question. Mais une chose est sûre : tant que la communication politique continuera de nier l’ampleur du malaise, de minimiser la souffrance des plus démunis, ou d’user d’un ton méprisant et répressif, elle continuera d’échouer. Et la rue, quant à elle, continuera d’être le lieu d’expression privilégié d’une colère devenue mondiale.