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La gestion de crise du drame du Swissair SR 111

Swissair SR 111

Comment le patron de Swissair a géré la crise du drame du SR 111

Un an après la catastrophe de Halifax, entre doutes et certitudes, Philippe Bruggisser raconte comment il a dû faire face à l’impensable, aux critiques qui ont suivi sur la gestion de crise et la communication de crise, et évoque ce qui a changé depuis lors dans la culture de son entreprise.

Selon lui, la société est désormais confrontée à un choix: accepter ou non de vivre avec la gestion de risques inhérents à l’accroissement du trafic aérien. Car les accidents dans l’aéronautique sont inévitables.

Certaines familles de victimes négocient avec Swissair mais d’autres attendent la décision de la justice américaine de traiter tous les cas ou d’en renvoyer certains en Europe.

Philippe Bruggisser, président de la direction générale de SAirGroup, est un homme pudique qui n’aime pas parler de lui. Il a pourtant accepté, un an après la catastrophe du SR 111 au large de Peggy’s Cove, d’évoquer la nuit du drame, comment Swissair a fait face à l’impensable, puis aux critiques qui ont suivi, et ce qui a changé depuis lors dans la culture de l’entreprise.

Philippe Bruggisser révèle par ailleurs que sa compagnie avait préparé un retrait éventuel de tous les MD-11 de sa flotte. Il note enfin que nous devrons tous affronter un choix de société: apprendre ou non à vivre avec les risques – et accidents – inhérents à l’accroissement du trafic aérien.

Comment avez-vous personnellement vécu la nuit du 2 au 3 septembre 1998 ?

Vous avez à peine le temps de réfléchir. Tout va trop vite. Vous recevez un coup de téléphone vers les cinq heures du matin: «On a perdu un avion. Il faut que tu viennes.» Vous vous habillez en vitesse, prenez la voiture, enclenchez votre téléphone mobile, filez en direction de l’aéroport. Sur la route, vous recevez les premiers appels des Etats-Unis. Vous vous dites que ce n’est pas possible, qu’on va retrouver l’avion, qu’il est simplement sorti de la zone radar.

Vous réalisez soudain qu’il n’y a aucune chance de le retrouver. Il est tombé, vous devez faire face au problème. A l’aéroport la cellule de crise est déjà en place. On se prépare en effet à ce type de situation avec des exercices de simulation. Mais la réalité est toujours différente. Par exemple, le responsable de la cellule de crise n’est pas là. Il est à Château-d’OEx. Il faut donc l’appeler et lui dire de revenir à Zurich le plus rapidement possible. Puis le dispositif d’urgence se met progressivement en place. A ce moment-là, je crois qu’on a pris une bonne décision. Tôt dans la matinée, on a organisé une conférence de presse.

Dans ces instants, l’émotion peut-elle contrecarrer votre travail ?

Perdre un avion avec tous ses passagers, c’est une tragédie. Comme membre d’une compagnie aérienne, c’est le pire cas qui peut arriver. Vous êtes donc ému, bien sûr. Mais si l’émotion prend le dessus, tout le management de crise en souffrira. Personne ne vous le pardonnera, personne ne vous dira: «Ton comportement était compréhensible, ne t’en fais pas.» Il faut régler les problèmes les uns après les autres de manière professionnelle. Lors des exercices de simulation d’accidents, nous avions arrêté quelques principes. Par exemple, à un moment ou à un autre, chacun doit se réserver des plages de sommeil. Pour ma part, j’ai toujours essayé d’être une demi-journée ou une journée en avance sur les événements. Je me disais: «Tel problème va survenir, il faut que tu mettes tout de suite quelqu’un dessus.»

Comment avez-vous réagi aux critiques qui vous ont reproché votre absence à Genève après l’accident, la fermeture trop rapide d’une cellule de contact pour les Romands, ainsi que votre volonté initiale de dédommager les proches des victimes par famille, non par personne décédée?

Avant l’accident de notre MD-11, j’avais parlé avec un responsable de la FAA (ndlr: l’Administration américaine de l’aviation civile). Il m’avait dressé la liste de toutes les erreurs commises aux Etats-Unis après le crash du TWA 800, en 1996. Il faut comprendre que chaque accident permet d’améliorer autant la sécurité que le management de crise. Cela dit, il est vrai qu’on a commis des erreurs. Aujourd’hui, on procéderait différemment. Il faut aussi comprendre que vous vous retrouvez parfois très seul devant une décision. Dans le cas des paiements aux proches des victimes, lorsque j’ai opté pour une autre stratégie, moins bureaucratique, tous les juristes m’ont dit que je commettais une erreur grave. J’en ai même flanqué un à la porte de mon bureau. C’est la seule fois où je me suis vraiment énervé.

Comment avez-vous réagi lorsque le comportement des deux pilotes du MD-11 a été critiqué, car ils auraient trop attendu avant de décider d’atterrir en urgence?

Il est aisé de critiquer un équipage, surtout lorsqu’il est mort. Imaginez que les pilotes aient décidé de se poser le plus vite possible et que l’avion ait explosé en bout de piste à Halifax? Tout le monde aurait crié au scandale, à l’inconscience. Quand on critique une décision, il faut prendre garde aux conditions dans lesquelles elle a été prise. Je rappellerai ici que personne ne sait ce qui s’est passé dans le cockpit. L’on pourra juger plus tard, en bien ou en mal, quand on connaîtra ce qui s’est réellement joué dans ces moments-là. Pour l’heure, on en est très loin.

Qu’est-ce que l’accident a changé dans votre culture d’entreprise?

Un drame pareil imprègne une organisation dans sa totalité, du haut jusqu’en bas. Ce qu’on a vécu n’est pas abstrait. On réalise qu’un accident peut avoir lieu n’importe quand, n’importe où, que la compagnie et vous-même êtes beaucoup plus fragiles que vous ne le pensiez. Tout ceci vous rend plus humain. On apprend que les meilleurs atouts sont la rapidité, l’honnêteté, la transparence. D’autre part, dans des crises pareilles, les gens se révèlent, avec leurs côtés positifs ou négatifs. Au bout du compte, vous avez davantage d’expérience. Mais vous ne pouvez pas vous défaire du souvenir de la tragédie. Elle reste tous les jours présente à votre esprit, quoi que vous fassiez.

Avez-vous pensé après l’accident à retirer ou à immobiliser les MD-11 de Swissair?

On a planifié cette solution. On voulait être prêt si la FAA prenait par exemple la décision de maintenir au sol tous les MD-11, dans le monde entier. Une de nos équipes a donc été chargée d’examiner le remplacement des avions, où nous pourrions trouver d’autres long-courriers, les vols qu’on allait maintenir ou supprimer. Mais une telle décision aurait été une erreur. Qu’aurions-nous fait? Regarder les MD-11 dans leurs hangars? Qu’aurais-je dit à mes techniciens? On ignore toujours ce qui s’est passé dans le MD-11. L’isolant en mylar a récemment été évoqué. Mais si le mylar a accéléré la propagation du feu, il n’est pas la cause du drame. Il n’est qu’un des nombreux facteurs de l’incendie. On en est là. Il nous est par ailleurs impossible d’accélérer le remplacement de nos MD-11 par l’Airbus A340-600 car cet avion est toujours en phase de développement.

A propos, connaissant le danger qu’il présente, ne pourriez-vous pas accélérer le remplacement du mylar dans vos MD-11?

Il est très facile de dire «remplacez ceci par cela», en l’occurrence du mylar par du téflar. N’oubliez pas qu’il s’agit d’une lourde opération et que vous touchez à tous les câblages de l’avion. Leur réinstallation présente des risques. Dès lors, la FAA a opté pour une sage solution: s’exercer à blanc sur un prototype, un MD-11 qui sera maintenu au sol pendant deux à trois mois. On gagnera ainsi en connaissances. Une procédure pourra ainsi être établie. Il faut se rendre compte que personne, Swissair comme l’industrie aéronautique en général, n’a d’expérience en ce domaine. C’est la première fois que la totalité de l’isolation d’un avion sera remplacée.

N’est-il pas grandement inconfortable de ne pas connaître la cause de l’accident?

Oui. On souhaiterait tous que la cause soit définie. Toutefois, une donnée statistique nous enseigne que chaque fois qu’il y a un feu à bord d’un avion, son origine s’avère très difficile à repérer. A de nombreuses reprises dans le passé, elle n’a jamais été localisée. Mais qu’on trouve ou non les causes des accidents aériens, la sécurité progresse. Dans les années 60 et 70, l’industrie a apporté beaucoup d’améliorations aux techniques de production, par exemple en doublant ou triplant les circuits hydrauliques. L’accident du MD-11 va peut-être changer la conception des câblages électriques dans les futurs avions. On ne sait si cela améliorera vraiment la sécurité, mais à coup sûr le changement ne sera pas néfaste.

Reste que le risque zéro n’existe pas…

Il ne sera jamais possible d’éliminer tous les risques. Même si on trouve l’origine de l’accident du TWA 800 ou du SR 111, il y aura une autre panne, une autre source de problème. Il y aura toujours des accidents dans l’aéronautique. Toujours. Un phénomène préoccupe actuellement les experts de l’aviation. La courbe du nombre d’accidents par million de passagers a chuté dans les années 70 et 80. Aujourd’hui, elle s’aplatit. Il semble qu’il sera impossible à l’avenir d’améliorer la situation. La raison en est simple. D’un point de vue statistique, plus on augmente le nombre d’avions et de vols, plus il y a d’accidents.

Nous sommes dès lors en face d’un choix de société. Serons-nous prêts à accepter la chute d’un avion dans lequel 250 personnes trouveront la mort? Serons-nous prêts à accepter, lorsque l’industrie lancera des avions à 600 places, que 600 vies disparaissent d’un coup? Comprenez-moi bien. Il faudra toujours tout entreprendre pour corriger, tirer des conclusions, améliorer la sécurité. Nous n’accepterons jamais les risques. Mais je crois que nous devrons apprendre à vivre avec eux. Ils sont inhérents aux transports en général, qu’ils soient aérien, automobile ou ferroviaire.