- L’anthropocentrisme, c’est quoi exactement ?
- Origines psychologiques : pourquoi on pense comme ça ?
- Ce que ce biais produit dans les crises : une vision bancale, dangereuse
- Exemples anonymisés de catastrophes mal cadrées
- Comment sortir de ce biais en communication de crise ?
- Sortir l’humain du centre n’est pas une menace. C’est une urgence.
Quand une crise éclate, tout le monde cherche à sauver ce qui semble le plus précieux : les humains. Normal, dirait-on. Mais à force de ne voir la crise qu’à travers le prisme de l’homme, on finit par oublier tout le reste. Le vivant non-humain, les écosystèmes, les interdépendances systémiques : tout ça passe à la trappe. Parce qu’on croit – à tort – que ce qui ne parle pas n’existe pas, que ce qui ne souffre pas “comme nous” ne mérite pas d’attention. Ce réflexe, aussi vieux que l’humanité, a un nom : l’anthropocentrisme.
Et en communication de crise, ce biais est un piège ravageur insiste Florian Silnicki, Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom. Il oriente les récits, déforme les priorités, occulte des impacts entiers. C’est lui qui fait qu’on parle de “sauver les plages pour les touristes” plutôt que de “préserver la biodiversité côtière”. Lui qui transforme une catastrophe écologique en “drame économique pour les pêcheurs”, comme si les poissons morts n’étaient qu’une variable financière. Ce biais n’est pas juste moralement discutable : il est stratégiquement suicidaire. Parce qu’en centrant la crise sur l’humain à court terme, on ignore les risques qui vont frapper l’humain à long terme.
L’anthropocentrisme, c’est quoi exactement ?
L’anthropocentrisme, c’est la tendance à voir l’humain comme le centre, la mesure, la finalité de toute chose. Un biais cognitif puissant, largement renforcé par des millénaires de pensée culturelle, religieuse et scientifique occidentale. L’homme au-dessus de la nature, maître de son environnement, gestionnaire du vivant.
Ce biais se traduit en communication par des réflexes très ancrés :
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On parle des conséquences pour les gens (“combien de blessés ? de déplacés ? de pertes économiques ?”), jamais pour les forêts, les rivières, les espèces invisibles.
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On priorise les récits humains, émotionnels, identifiables : la grand-mère évacuée, l’enfant choqué, le commerçant ruiné. Mais pas l’écosystème ravagé.
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On réduit les “dégâts collatéraux” au silence, sous prétexte qu’ils ne votent pas, ne tweetent pas, et ne peuvent pas se plaindre.
En période de crise, où la pression est maximale et la réactivité impérative, ce biais se déchaîne. Tout ce qui ne touche pas directement l’homme occidental moyen devient accessoire. C’est une grave erreur de gestion de crise et de communication.
Origines psychologiques : pourquoi on pense comme ça ?
Notre cerveau cherche des visages
Le cerveau humain est câblé pour détecter les visages, les intentions, les émotions. C’est ce qui nous rend sensibles à une photo d’enfant en larmes, mais totalement indifférents à un récif corallien qui blanchit. L’humain nous touche car on s’y projette. Le reste ? C’est de l’arrière-plan flou.
L’illusion de séparation nature/humain
Depuis Descartes et sa vision de l’homme “maître et possesseur de la nature”, nous avons construit un imaginaire où l’humain est séparé du reste du vivant. Les catastrophes “naturelles” sont des choses qui nous tombent dessus, des extériorités. On oublie que nous en sommes partie intégrante – et souvent co-responsables.
La gratification à court terme
En crise, on veut du concret, du visible, du rapide. Une aide versée, une route rouverte, un humain secouru. Parler d’un cycle biogéochimique ou de disparition des pollinisateurs ne fait pas vibrer les foules – et les communicants le savent. Résultat : on simplifie, on rabote, on coupe tout ce qui n’est pas directement “utilisable” politiquement.
Ce que ce biais produit dans les crises : une vision bancale, dangereuse
Invisibilisation des impacts écosystémiques
Lors d’un incendie géant, combien de communiqués officiels évoquent en détail la perte de biodiversité ? Les animaux brûlés vifs, les insectes disparus, les sols stérilisés pour des années ? Presque aucun. On parle de maisons, de routes, de vignobles, d’habitants. Comme si la catastrophe n’avait existé qu’en proportion de son impact humain.
Résultat : on sous-estime l’ampleur réelle de la crise. On ne documente pas ce qui est perdu hors du champ anthropocentré. Et donc on ne le répare pas, on ne le compense pas, on ne le prévient pas.
Décisions de gestion à courte vue
Après une marée noire, la priorité devient : “rouvrir les plages au plus vite”, “relancer la pêche locale”, “rassurer les touristes”. Mais le fait que les fonds marins soient contaminés pour 20 ans ? Passé à la trappe. On redémarre les activités humaines, sans s’assurer que l’écosystème est rétabli. On gère pour le court terme humain, en sacrifiant le long terme écologique… qui finira par frapper l’humain au retour de bâton.
Narration émotionnelle biaisée
Un drame environnemental n’est relayé que s’il peut être “humanisé” : des habitants évacués, un paysage “défiguré”, une perte de valeur immobilière. On transforme la nature en décor de notre propre tragédie. Ce biais affecte la manière dont les médias cadrent la crise, et donc la manière dont le public perçoit ce qui est grave – ou pas.
Communication coupée du réel systémique
En ne parlant que de l’humain immédiat, on rate la dimension systémique. On fait comme si un incendie n’était qu’un accident, une inondation qu’une fatalité, une épidémie qu’un imprévu. On oublie les causes structurelles : déforestation, artificialisation, dérèglement climatique, rupture des équilibres naturels. Et donc on les reproduit.
Exemples anonymisés de catastrophes mal cadrées
La “crise agricole” ignorée… jusqu’au cancer
Dans une région du Sud, une pollution massive des sols par un pesticide interdit a été détectée. Mais comme aucun impact humain immédiat n’était visible, l’affaire n’a pas fait de bruit. Aucune alerte, pas de communication. Ce n’est que plusieurs années plus tard, lorsqu’un pic de cancers pédiatriques a été constaté, que la crise a explosé. Trop tard. Le biais anthropocentré avait évacué le problème dès le départ, car il ne semblait “concernant” pour personne.
L’évacuation héroïque… mais la nature oubliée
Lors d’une inondation express, les autorités locales ont organisé une évacuation “réussie” de 2 000 personnes. Communiqués triomphalistes. Mais aucune mention de la destruction d’une zone humide classée, refuge d’oiseaux migrateurs, ou de la rupture d’un corridor écologique. Pourtant, c’est cette destruction qui a aggravé les inondations suivantes. L’impact écosystémique était le vrai cœur de la crise, mais personne ne l’a raconté.
L’accident technologique “maîtrisé”
Une fuite chimique dans une usine : pas de blessés, pas de morts. L’entreprise publie un communiqué rassurant : “aucun impact sur les populations”. C’est vrai – à court terme. Mais une nappe phréatique est contaminée. Des sols agricoles sont rendus impropres pour 15 ans. Le récit officiel reste centré sur “l’absence de drame humain”, et ignore que le drame non humain est bien là, avec des effets durables sur les générations à venir.
Comment sortir de ce biais en communication de crise ?
Nommer l’invisible
Commencer par reconnaître ce qu’on ne voit pas. Une bonne communication de crise doit inclure explicitement les impacts sur le vivant non humain : animaux, sols, eau, biodiversité, climat. Il ne s’agit pas d’“en parler pour faire joli” mais de donner une place narrative et stratégique à ces éléments. Ce qu’on nomme existe. Ce qu’on oublie meurt en silence.
Rééquilibrer le récit
Ne pas tomber dans l’excès inverse du technicisme froid ou de l’écolo-moralisation. Il s’agit de réintégrer le système naturel dans la logique du risque. Par exemple : “la destruction de cette haie bocagère augmente le risque d’inondation pour les habitants du village voisin.” Relier l’écosystème au destin humain sans en faire un outil.
Former les communicants à penser écosystème
Tant que les porte-parole continueront à voir le monde en termes de clients, électeurs et résidents, rien ne changera. Il faut intégrer dans les cellules de crise des experts du vivant, des écologues, des scientifiques. Pas comme faire-valoir, mais comme acteurs centraux du récit. C’est eux qui peuvent donner de la profondeur aux messages, et sortir du réflexe “humano-centré”.
Inclure le temps long dans le discours
L’une des clés pour dépasser l’anthropocentrisme, c’est de parler du futur. Des générations suivantes. Des conséquences différées. Il faut casser l’urgence de la crise par une mise en perspective temporelle. Oui, on a sauvé les maisons. Mais qu’a-t-on détruit de plus grand ? De plus lent ? De plus irréversible ? La communication ne doit pas être que réactionnelle. Elle doit être narrative et prospective.
Changer le lexique
Les mots comptent. Arrêtons de parler de “ressources naturelles” (ce n’est pas un entrepôt), de “valeur environnementale” (comme si la nature était cotée en bourse), ou de “zones non habitées” (comme si elles étaient vides). Ce langage trahit notre biais anthropocentrique. En crise, il faut des mots justes pour désigner les pertes réelles – y compris celles qui ne parlent pas.
Sortir l’humain du centre n’est pas une menace. C’est une urgence.
Non, il ne s’agit pas de “sacrifier les humains pour les grenouilles”. Mais de réintégrer les humains dans le tissu du vivant. De penser crise en termes d’équilibres, de liens, de causes profondes. L’anthropocentrisme est un confort mental. Une illusion dangereuse. En communication de crise, il faut apprendre à dire autre chose que : “Tout va bien, aucun humain n’a été touché.” Parce que parfois, c’est justement là que la catastrophe commence.
Rappelons-nous : ce qui meurt sans bruit finira toujours par crier. Et quand ce cri viendra, il sera trop tard pour communiquer. Il faudra réparer. Ou enterrer au détriment de votre réputation et de votre valorisation.