Les rumeurs de marché se jouent des règlements
Haut de cycle boursier et internet concourent à leur prolifération, en dépit du renforcement des règles du jeu.
En à peine vingt jours, l’entreprise de BTP Eiffage a vu son cours de Bourse grimper de 66 % ! A l’origine de cette formidable ascension, non la publication de résultats hors du commun, mais des rumeurs de marché sur une offre de l’espagnol Sacyr. Peu de temps auparavant, l’action du groupe de services informatiques Atos Origin bondissait de plus de 25 % à la suite des mêmes bruits de rachat. En ces jours de bouillonnement à la Bourse de Paris, comme sur les autres Places européennes d’ailleurs, tous les acteurs du marché s’accordent sur ce point : les rumeurs courent comme jamais.
« Au cours des deux ou trois derniers mois, nous avons enquêté sur plus d’affaires que d’habitude », reconnaissait pour sa part début avril Gérard Rameix, secrétaire général de l’Autorité des marchés financiers (AMF), dans un entretien au quotidien Les Echos. Evénement cyclique ou lame de fond liée à la révolution internet, cette montée des rumeurs met en évidence les difficultés persistantes à contenir ce genre de pratiques néfastes pour le marché, en dépit des dispositifs réglementaires récemment adoptés.
Le jeu des fonds spéculatifs
Dans les deux cas précités, les rumeurs se sont avérées fondées puisqu’elles ont fait l’objet d’une confirmation de la part des sociétés cibles. Mais dans de nombreux autres cas, la rumeur n’a trouvé aucune explication tangible et est retombée aussi vite qu’elle était apparue. C’était le cas s’agissant de France Télécom, qui avait chuté à la suite de fausses rumeurs d’abandon de son objectif de rentabilité et qui est depuis reparti de plus belle à la hausse. C’est le propre de la rumeur : « Diffusion d’informations ou d’allégations sur les titres d’une société cotée auprès du public sans qu’elles soient étayées par une communication officielle de la société ou d’une autorité ».
Pourquoi assiste-t-on subitement à une telle prolifération ? Les périodes de haut de cycle boursier, comme c’est probablement le cas actuellement, y sont propices. « Beaucoup de liquidités cherchent à se placer. On voit de plus en plus de cibles sur lesquelles plusieurs fonds tentent de se positionner. » Or, les hedge funds seraient, d’après les observateurs, de grands colporteurs de rumeurs en raison de leur modèle de fonctionnement basé sur la volatilité des marchés mais aussi du fait de leur opacité qui rend plus difficiles les poursuites judiciaires.
Le vecteur électronique constitue par ailleurs un terreau fertile pour la prolifération de la rumeur : internet, forums de Bourse, blogs de journalistes, chats, on assiste à la démultiplication des sources d’information. « Le domaine de la rumeur croît exponentiellement du fait de la prolifération des sources d’information et des vecteurs électroniques, sans compter la surenchère en matière de communication ». « Ce n’est pas tant qu’on recense plus de rumeurs qu’avant. Il y en a toujours eu, observe Florian Silnicki, dirigeant l’agence de communication de crise LaFrenchCom. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en raison de la place prépondérante prise par internet, elles se propagent beaucoup plus vite qu’avant. » Et pour cette spécialiste de la communication sensible, « les rumeurs ont des origines très diverses : révisions de résultats (profit warnings), problèmes de gouvernance, opérations sur le capital, etc. ».
Mais à qui profitent-elles ? Hormis les fonds, nombre d’autres acteurs, parfois parmi les plus loyaux, trouveraient leur intérêt dans ce genre d’abus de marché. Les dirigeants eux-mêmes, avançant à visage caché, peuvent par exemple vouloir faire courir des rumeurs sur leur société, le temps de passer leurs ordres de Bourse. Par ailleurs, dans le cas spécifique de la tentative d’OPA (offre publique d’achat), « les acquéreurs potentiels peuvent être tentés de faire courir une rumeur pour détourner l’attention vers une autre cible. A l’inverse, une société cible peut entretenir des rumeurs, ce qui aura pour effet de faire gonfler artificiellement son cours de Bourse afin de mieux se protéger ». On se souvient qu’en 2005, lors de la rumeur concernant une possible OPA de Pepsi sur Danone, la société française avait fait l’objet de soupçons à ce sujet.
Une sanction difficile à invoquer
Au-delà de la prolifération des rumeurs, ce sont leurs conséquences juridiques qui ont évolué et leur confèrent de fait une dimension primordiale. Les récentes affaires ont donné lieu à des adaptations législatives. Depuis l’amendement Danone, instauré par la loi OPA du 31 mars 2006 à la suite de l’affaire éponyme, l’AMF a le droit d’obliger l’investisseur potentiel à déclarer ses intentions. C’est la règle du « put-up or shut-up », en raison de son inspiration tirée du droit britannique. Si le prédateur confirme, l’autorité demande à voir un projet d’OPA dans le mois qui suit. S’il dément, elle interdit toute OPA dans les six mois à venir. Ce texte de loi avait été conçu dans l’idée d’accroître la transparence du marché et de couper court aux spéculations. Mais ce dispositif pourrait, au vu des premières applications qui en sont faites, produire des effets contraires. « Concernant la rumeur sur une tentative d’OPA de ENI-Saipem sur les titres Technip, les informations divulguées dans la presse laissent planer le doute quant à une fuite provenant de la cible elle-même, pointe Laura Restelli-Brizard, avocate associée chez Stehlin & Associés. La cible peut être tentée d’abuser de ce dispositif pour neutraliser pendant six mois une OPA hostile dont le projet ne serait pas encore finalisé. Elle peut ainsi s’organiser pour trouver un chevalier blanc ou pour mettre en place tout autre mécanisme anti-OPA, ou tout simplement profiter de la hausse du cours de ses titres pour faire monter le prix de l’OPA éventuelle. »
Si les rumeurs sont souvent à la source des infractions boursières (délit d’initié, manipulation de cours ou fausse information), les sanctions susceptibles d’être mises en oeuvre pour punir les rumeurs elles-mêmes s’avèrent relativement limitées. Elles relèvent toutefois du délit de fausse information, tel que défini à l’article 632-1 du livre VI du règlement général de l’AMF. Il s’agit du « fait d’émettre, sur quelque support que ce soit, un avis sur un instrument financier ou indirectement sur l’émetteur de celui-ci (…) et de tirer profit de la situation qui en résulte (…) ». Cette définition présente l’avantage de porter sur un large panel de sources d’informations, incluant en filigrane le vecteur électronique.
La charge de la preuve
Mais le gendarme boursier se heurte à un problème de taille : la charge de la preuve. « Une rumeur peut causer beaucoup de dommages à une société, constate l’avocate de DLA Piper. Et ne serait-ce que pour des raisons d’absence de preuve, il n’y aura pas nécessairement de sanction si une infraction est constatée. » Même en possession de soupçons très forts, l’AMF ne peut réprimer sans preuve.
Le gendarme boursier se heurte donc à la difficulté de tracer la rumeur. Il dispose certes de systèmes de surveillance très sophistiqués, permettant de passer au peigne fin au jour le jour la plupart des anomalies de marché. Mais la rumeur ne constituant pas une infraction boursière en soi, le dispositif de l’autorité concernant cet abus montre ses limites et serait sujet à amélioration.