AccueilFAQL’effet d’ambiguïté : le biais qui paralyse la communication de crise

L’effet d’ambiguïté : le biais qui paralyse la communication de crise

ambigue

Il est tentant, face à une situation de crise floue, de se réfugier dans l’attentisme. Dans le doute, on s’abstient, se dit-on, de peur d’empirer les choses en bougeant sans certitudes. Cette attitude, compréhensible humainement, peut pourtant être fatale. Dans la panique, ce n’est pas toujours la crise qui paralyse l’organisation, mais la peur de l’inconnu. Combien de dirigeants ont perdu de précieuses heures à tergiverser parce qu’ils n’avaient pas « toutes les données » ? Combien de porte-parole ont bredouillé des platitudes creuses pour éviter de prendre position tant que le brouillard n’était pas dissipé ? Ce phénomène a un nom : l’effet d’ambiguïté. C’est un biais cognitif redoutable qui pousse à éviter les choix dont les probabilités de succès sont incertaines. Et en communication de crise, il agit comme un véritable venin mental, inhibant les décisions au moment où elles sont cruciales.

Origines psychologiques de l’effet d’ambiguïté

Pour comprendre pourquoi ce biais de l’ambiguïté est si ancré en nous, il faut remonter à nos bases psychologiques les plus profondes. Notre cerveau n’a pas évolué pour aimer l’incertitude. Ce réflexe de rejet de l’ambiguïté puise ses origines dans la longue histoire évolutive de l’humanité.

Un héritage de l’évolution

Le cerveau humain est avant tout une machine à survivre. Sa priorité numéro un : nous garder en vie, coûte que coûte. Pendant des millénaires, être trop téméraire face à l’inconnu pouvait signifier une mort prématurée. Notre esprit s’est donc câblé pour privilégier la sécurité et la prévisibilité. En clair, il évite le risque dès qu’il le peut, et pour lui ambiguïté = risque.

Choisir une option aux conséquences incertaines, c’était potentiellement s’exposer à un danger caché. Au contraire, rester dans les choix connus – même imparfaits – offrait une stabilité rassurante. Ce penchant prudent était salutaire dans la savane hostile de nos ancêtres, mais il nous joue des tours à l’ère moderne, où innover et oser sont souvent nécessaires.

Cette aversion pour l’ambiguïté n’est pas qu’une lubie culturelle : c’est un biais profondément biologique. Des études en neuro-économie ont montré que même des singes rhésus préfèrent, comme nous, une option à risque connu plutôt qu’une option ambiguë, quitte à y perdre au change. Autrement dit, l’hésitation face à l’inconnu est ancrée jusque dans notre système limbique et partagée avec d’autres espèces – un véritable héritage évolutif commun. Si nos cousins primates expriment déjà ce réflexe de méfiance, difficile d’espérer que l’Homo sapiens y échappe spontanément.

La peur de l’incertitude

Qui dit inconnu dit inquiétude. L’incertitude nous fait peur, littéralement. Psychologiquement, l’ambiguïté génère de l’anxiété car nous perdons nos repères. Confronté au flou, l’esprit tourne en boucle sur les scénarios possibles (surtout les pires) et cherche frénétiquement un moyen de sortir de ce brouillard. Des chercheurs ont montré que plus l’attente dans l’incertitude est longue, plus le stress monte – à tel point qu’on préfère souvent une mauvaise nouvelle tout de suite qu’une potentielle bonne nouvelle différée. Ce besoin presque physiologique de lever le doute au plus vite nous pousse à éviter ou reporter toute décision ambiguë.

On comprend mieux pourquoi, en pleine crise, tant de responsables restent figés : ils redoutent l’anxiété insupportable d’un choix dont l’issue est imprévisible. Notre aversion à l’incertitude va de pair avec une vieille recette cérébrale : « mieux vaut un rien certain qu’un rien incertain ». Quitte à se contenter d’une option médiocre mais sûre, notre mental préfère ça au grand saut dans l’inconnu. Ce réflexe explique par exemple pourquoi tant d’organisations s’accrochent à des procédures dépassées simplement parce qu’elles les connaissent, au lieu d’adopter des alternatives pourtant plus efficaces mais encore jamais testées. C’est le fameux « mieux vaut le diable qu’on connaît que celui qu’on ne connaît pas » en version neuroscientifique.

Le biais de négativité

À la peur brute s’ajoute un deuxième mécanisme cognitif : le biais de négativité. Notre cerveau a un défaut de fabrication bien documenté : il accorde plus de poids aux possibilités négatives qu’aux positives. En situation ambiguë, cela se traduit par un pessimisme inné. Dès que quelque chose est incertain, on a tendance à imaginer le pire scénario et à le surévaluer.

C’est un héritage évolutif lui aussi : dans la préhistoire, supposer qu’un bruit inconnu dans les fourrés était un prédateur (même si ce n’était qu’un vent innocent) coûtait moins cher que l’inverse. Autrement dit, l’ambiguïté penchait souvent du mauvais côté pour nos ancêtres – mieux valait rater une occasion que finir dévoré. Des recherches suggèrent effectivement que, dans l’environnement ancestral, prendre une option ambiguë causait plus de tort que de bien sur le long terme. Pas étonnant que nous soyons les descendants de ceux qui ont su dire non à ce qu’ils ne connaissaient pas bien.

Conséquence directe : face à une situation floue, notre esprit exagère les risques et minimise les opportunités. En gestion de crise, ce biais de négativité peut paralyser complètement l’action. On s’imagine que communiquer franchement sur une information incertaine ne peut que semer la panique, que décider sans garantie de succès mènera forcément à la catastrophe. On voit le péril hypothétique en géant, là où un bénéfice possible reste invisible ou paraît dérisoire. Ce filtre mental pessimiste alimente la procrastination et l’inaction, alors même que parfois le danger de ne rien faire est plus grand.

La recherche de contrôle

Troisième ingrédient du cocktail : notre besoin de contrôle. L’ambiguïté nous rend dingues parce qu’elle nous échappe totalement. Quand on ne sait pas, on ne contrôle plus. L’être humain supporte mal de se sentir impuissant face aux événements. Nous avons une tendance presque compulsive à chercher des schémas, des explications dans le chaos, histoire de se rassurer que tout n’est pas aléatoire. Si les données sont incomplètes ou incohérentes, notre cerveau va combler les vides, quitte à inventer des connexions qui n’existent pas vraiment. Ce besoin de mettre de l’ordre dans l’aléatoire est illustré par l’illusion des séries : confrontés à une suite de résultats hasardeux, nous croyons discerner des coïncidences significatives là où il n’y a que du hasard.

Pourquoi ? Parce que percevoir un semblant de pattern nous donne l’illusion rassurante de comprendre la situation, donc de la maîtriser un peu.

En clair, l’ambiguïté nous ôte notre sentiment de contrôle, et ça nous est insupportable. Pour éviter ce malaise, deux réactions se dessinent. Soit on évite purement et simplement la situation ambiguë – on reporte la décision, on botte en touche, on attend d’en savoir plus (quitte à ce que « plus » n’arrive jamais). Soit on réduit artificiellement l’ambiguïté en se racontant une histoire, en choisissant de croire à une explication simpliste ou erronée mais qui donne l’impression de reprendre le contrôle. Dans les deux cas, la conséquence est néfaste : on n’affronte pas réellement l’incertitude telle qu’elle est.

En communication de crise, cela peut conduire à un déni de réalité ou à une communication trop catégorique qui ignore les zones d’ombre – juste pour donner l’illusion qu’on maîtrise la situation. Une certitude infondée peut sembler préférable à admettre « on ne sait pas (encore) », tant le deuxième aveu nous fait sentir vulnérables.

Les expériences fondatrices : du paradoxe d’Ellsberg aux cas modernes

Ce biais d’ambiguïté ne sort pas d’un chapeau, il a été démontré et décortiqué par les psychologues. L’expérience la plus célèbre qui l’illustre est le paradoxe d’Ellsberg, du nom de Daniel Ellsberg qui l’a formulé en 1961. Imaginez deux urnes remplies de boules rouges et noires. Dans la première urne, vous savez qu’il y a 50 % de boules rouges et 50 % de noires. Dans la seconde urne, vous n’avez aucune idée du ratio – cela pourrait être 50/50 aussi bien que 90/10 dans un sens ou l’autre. On vous propose de parier sur la couleur qui sortira en tirant une boule, en choisissant l’une des deux urnes. Que faites-vous ?

La plupart des gens, de façon tout à fait irrationnelle, vont éviter l’urne mystérieuse pour privilégier la première où les probabilités sont connues. Pourtant, en l’absence d’information, il n’y a pas de raison logique de penser que l’urne inconnue soit moins favorable – elle pourrait même l’être plus ! Ce résultat expérimental va à l’encontre de la théorie classique de la décision rationnelle, et met en évidence notre aversion instinctive pour les options ambiguës. Mieux vaut un 50 % sûr qu’un 50 % peut-être, point barre.

Ellsberg a montré noir sur blanc que face à un choix, l’inconnu nous rebute au point de nous faire parfois renoncer à un gain potentiel. Et depuis 1961, d’innombrables études ont confirmé le phénomène, y compris dans des contextes beaucoup plus concrets que des boules de couleur. Par exemple, on a constaté que les individus sont encore plus averse à l’ambiguïté pour des sujets réels comme le résultat d’une élection ou d’un match sportif que pour des paris abstraits en laboratoire. Autrement dit, dès que ça touche à la vraie vie, notre tolérance à l’incertitude diminue encore.

En situation de crise, ce biais se manifeste constamment. Combien de porte-parole ont préféré ne rien dire tant qu’ils n’avaient pas « toutes les infos », au risque de laisser le champ libre aux rumeurs et à la panique ? Combien de comités de direction ont temporisé face à un scandale naissant, espérant obtenir plus de certitudes avant d’agir, et n’ont fait qu’aggraver la perte de contrôle du récit ? Cette paralysie par l’ambiguïté est partout, tapie dans l’ombre de nos cellules grises.

Quand l’incertitude tétanise en pleine tempête

Une crise éclate, les faits s’embrouillent, la pression médiatique monte. Sous les feux des projecteurs médiatiques, le public attend des réponses claires. Et là, bien souvent, stupeur : les décideurs et communicants semblent figés, muets ou évasifs. Dans le doute, ils s’abstiennent. C’est humain, presque instinctif. Mais en situation de crise, ce réflexe peut s’avérer désastreux. Car c’est justement à ce moment critique que l’organisation a besoin d’une parole ferme, d’un cap à suivre. L’effet d’ambiguïté vient alors injecter son poison, poussant chacun à fuir l’option la moins comprise ou la moins garantie, alors même qu’elle pourrait être la seule à sauver les meubles.

En clair, face à l’incertitude élevée typique d’une crise, les décideurs sont tentés de ne rien faire plutôt que de faire un pari risqué. Le problème, c’est que ne rien faire est parfois le plus gros risque de tous. L’aversion à l’ambiguïté fait grossir le spectre de “se tromper”. Mais si la pression continue de monter, si la situation empire en attendant une hypothétique certitude, le résultat peut être bien pire. En communication de crise, faire le mort ou se contenter de déclarations creuses nourrit la méfiance et le soupçon. L’inaction laisse les rumeurs proliférer et la crise devenir hors de contrôle.

Stratégies défensives : quand l’inaction devient politique

Au-delà de la psychologie individuelle, il y a des raisons stratégiques et organisationnelles poussant à éviter les options incertaines en crise.

  1. « Surtout, ne pas se mouiller » – la culture du risque zéro. Dans de nombreuses organisations, il vaut mieux une action trop tardive (mais justifiable) qu’une action hâtive qui tourne mal. Cette philosophie, qui peut sembler raisonnable, finit par bloquer toute audace. On instaure une culture du blâme et personne ne veut être celui ou celle qui prend la décision audacieuse susceptible de se retourner contre lui.

  2. La tactique du silence et du flou. Tant qu’on n’a pas une information parfaite, on ne communique pas. Ce vide communicationnel se remplit alors de rumeurs et de spéculations. Par peur de se tromper, les porte-parole se cachent derrière des platitudes généralisantes, le fameux “il est trop tôt pour se prononcer”. Au final, on perd en crédibilité et on aggrave l’anxiété du public.

  3. Le calcul politique et la dilution des responsabilités. Dans les organisations hiérarchiques, chacun espère que l’initiative risquée viendra d’ailleurs. Personne ne tranche franchement. Les validations se multiplient, les avis d’experts s’enchaînent et la décision concrète est reportée sine die. Cette posture défensive mène à un attentisme collectif redoutable.

Toutes ces stratégies relèvent d’une seule logique : la paralysie par aversion à l’incertitude. Sous couvert de prudence ou de procédures, on en vient à s’auto-saboter. Ni les faits ni l’opinion n’attendent, eux. À force de refuser de prendre une option tant qu’elle n’est pas parfaitement sûre, on laisse la crise s’enraciner. C’est ainsi que l’effet d’ambiguïté, inscrit dans nos têtes, se mue en erreurs bien concrètes.

Des exemples criants, aux conséquences bien réelles

  • Crise sanitaire et messages contradictoires. Lors d’une épidémie émergente, les autorités d’un grand pays ont d’abord hésité sur les consignes. Faut-il recommander tel geste barrière ou tel traitement ? Faute de données certaines, elles ont opté pour des déclarations timides et changeantes. Un jour c’était “inutile de…”, puis finalement “faites…”. Cette navigation à vue, dictée par l’incertitude, a semé la confusion. Le public, percevant ces volte-face, a perdu confiance. Au lieu de reconnaître franchement “nous ne savons pas encore, mais par précaution faisons X”, les communicants ont attendu d’être sûrs… et entre-temps le mal était fait.

  • Accident industriel et déni tardif. Dans le cas d’un grave accident sur un site industriel, l’entreprise impliquée est restée silencieuse pendant de longues heures après les faits. En interne, c’était la panique : on manquait d’informations fiables sur la cause et l’ampleur des dégâts. Plutôt que de communiquer tout de suite en admettant “on enquête, voilà ce que l’on sait et ce qu’on ignore”, la direction a choisi de ne rien dire jusqu’à “en savoir plus”. Résultat : un vide comblé par les spéculations des médias et l’indignation des riverains. Quand enfin l’entreprise s’est exprimée, sur le mode ultra-prudent, le mal était fait. Elle a été accusée de cacher la vérité et de manquer d’empathie.

  • Défaut produit et rappel manqué. Un fabricant de produits de grande consommation découvre des signaux inquiétants : un de ses articles phares pourrait présenter un risque pour la santé. Seulement voilà, l’ampleur du problème est floue – quelques cas isolés, aucune certitude scientifique sur la cause. Que faire ? Un choix s’impose : rappeler immédiatement tous les produits par précaution (option coûteuse et radicale), ou attendre d’en savoir plus (option plus sûre financièrement, mais risquée si le problème est réel). Sous l’emprise de l’effet d’ambiguïté, les dirigeants choisissent d’attendre. Au final, l’entreprise doit rappeler en catastrophe l’intégralité des lots, subir un scandale public et voir sa confiance entamée.

  • Sécurité aérienne et hésitation fatale. Un constructeur aéronautique de premier plan voit l’un de ses nouveaux modèles impliqué dans un crash inexpliqué. En attendant d’en savoir plus sur les causes (erreur de pilotage ? défaut technique ?), la firme et les autorités refusent initialement de clouer toute la flotte au sol. Après tout, on n’a pas de preuve irréfutable d’un problème général, se disent-ils, influencés par l’ambiguïté des données. Quelques mois plus tard, un second accident identique se produit. Cette fois, c’est l’évidence : le modèle est mis en cause et les avions sont immobilisés d’urgence. Mais trop tard – des vies supplémentaires ont été perdues et l’entreprise se retrouve accusée d’aveuglement.

Chacun de ces exemples, à sa manière, illustre l’impact concret de l’effet d’ambiguïté. Quand le doute paralyse l’action ou la communication, la crise s’aggrave, la confiance s’érode et souvent, ce qu’on voulait éviter finit par se produire quand même, en pire.

Comment certains leaders surmontent ce biais (et sauvent la mise)

Heureusement, l’effet d’ambiguïté n’est pas une fatalité. Si la majorité des gens, spontanément, se laissent piéger par ce biais, certains leaders semblent au contraire dotés d’une capacité rare : ils gardent le cap et prennent des décisions courageuses malgré l’incertitude. Ceux-là ne sont pas forcément moins effrayés par l’inconnu, mais ils ont appris à dompter leur peur et à agir quand même. Quelles sont leurs recettes pour vaincre cette tendance naturelle à la paralysie ? Et que pouvons-nous en retenir, nous autres, pauvres mortels confrontés aux crises ?

Les dirigeants qui brillent en eaux troubles partagent généralement trois atouts : une tolérance à l’incertitude bien au-dessus de la moyenne, un biais d’action assumé (mais calibré), et une communication transparente même lorsque tout n’est pas clair.

Une tolérance élevée à l’incertitude

Premier trait distinctif : ces leaders ont fait la paix avec le fait de ne pas tout savoir. Là où beaucoup paniquent intérieurement quand il manque des pièces au puzzle, eux semblent capables de respirer calmement et de prendre une décision avec les informations incomplètes disponibles. Cette tolérance à l’incertitude n’est pas innée chez la plupart d’entre nous – c’est une véritable compétence qu’ils ont cultivée.

Concrètement, cela veut dire qu’ils acceptent l’idée que le risque zéro n’existe pas. Ils reconnaissent que, dans une crise, attendre de tout comprendre parfaitement est un luxe qu’on n’a pas. Leur mantra implicite pourrait être : “Agis avec ce que tu sais maintenant, tu adapteras si nécessaire plus tard.”

Attention, tolérer l’incertitude ne signifie pas agir de façon téméraire ou au petit bonheur. Ces décideurs ne nient pas l’ambiguïté, ils la regardent en face sans trembler. Ils évaluent lucidement ce qu’ils savent et ce qu’ils ne savent pas, puis avancent en conscience de cause. En somme, ils acceptent d’être inconfortables. Cela fait toute la différence : au lieu de céder à la panique ou de se réfugier dans le connu, ils restent opérationnels, la main ferme sur la barre même dans le brouillard.

Le biais d’action contrôlée

Deuxième atout : ils ont ce qu’on pourrait appeler un biais d’action, mais contrôlé. Là où l’homme de la rue, freiné par l’effet d’ambiguïté, aura tendance à attendre encore et toujours plus d’informations (quitte à rater le coche), le leader efficace, lui, préfère agir plutôt que de subir. Il a intégré qu’en temps de crise, l’inaction est souvent le pire choix. Il vaut mieux tenter quelque chose – même imparfait – que rester figé et laisser la situation se détériorer. Cette propension à l’action rapide contraste avec la paralysie ambiante provoquée par le biais cognitif.

Un leader “anti-ambiguité” ne prend pas des décisions aveugles sur un coup de tête ; au contraire, il adopte une approche pilotée par l’expérience et l’apprentissage. Par exemple, si les données manquent, il va peut-être lancer rapidement une expérience pilote ou un test à petite échelle pour obtenir des informations supplémentaires en temps réel, plutôt que d’attendre passivement. C’est le fameux “fire bullets, then cannonballs” : on tire quelques petites cartouches pour jauger la situation avant de tirer le boulet de canon définitif. Ce biais d’action maîtrisée consiste à oser le mouvement en sachant qu’on pourra corriger le tir ensuite. En agissant tôt, ces leaders créent une dynamique au lieu de subir l’événement. Ils donnent le la, plutôt que de laisser l’ambiguïté dicter l’immobilisme.

Prenons un exemple concret (et anonymisé) : il y a quelques années, une entreprise agroalimentaire découvre que l’un de ses produits phares est potentiellement contaminé, sans certitude quant à l’ampleur ni à la cause exacte. Beaucoup de PDG auraient temporisé, commandé étude sur étude, craignant de lancer une alerte si finalement le problème s’avérait mineur ou faux. Le directeur en question a fait le pari inverse : rappel massif immédiat de tous les lots suspects, transparence totale sur la possible contamination, et enquête approfondie en parallèle. Décision risquée ? Oui, car peut-être rappelait-il inutilement des produits sains. Mais il a jugé (à raison) que le coût d’une inaction – des consommateurs intoxiqués, une crise de confiance majeure – serait bien pire. Son action rapide et résolue, malgré des informations incomplètes, a non seulement protégé le public mais aussi renforcé in fine la réputation de la marque.

La communication transparente

Dernier pilier, et non des moindres : ces leaders savent communiquer clairement, même dans l’incertitude. Cela peut sembler paradoxal – comment être clair quand on n’est pas sûr ? Justement en disant ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Plutôt que de noyer le poisson ou de se réfugier derrière du jargon passe-partout, ils adoptent une approche de transparence lucide. Ils admettent les zones d’ombre tout en expliquant ce qui est fait pour les éclaircir. Ce faisant, ils court-circuitent la machine à rumeurs et instaurent un climat de confiance avec leurs interlocuteurs, qu’il s’agisse du public, des employés ou des médias.

Beaucoup de dirigeants craignent que reconnaître publiquement une incertitude les fasse passer pour incompétents ou affaiblisse leur autorité. En réalité, c’est souvent l’inverse : le public n’est pas dupe, il sait bien quand une situation est floue. Tenter de faire croire le contraire est le meilleur moyen de perdre en crédibilité. Un leader efficace va au contraire mettre cartes sur table, avec pédagogie.

Par exemple, lors d’une crise sanitaire dans un pays d’Océanie, la Première ministre a tenu des points presse quotidiens où elle détaillait ce que l’on savait du virus mais aussi ce qu’on ne savait pas encore, sans fard. Loin de semer la panique, cette honnêteté a rassuré la population : on sentait aux commandes quelqu’un de franc, qui ne cachait pas la réalité et donc ne risquait pas de nous mentir. Résultat, les mesures difficiles ont été acceptées et le pays s’en est sorti bien mieux que d’autres.

La transparence communicationnelle, ce n’est pas « tout dire tout le temps » aveuglément, c’est dire ce qui est utile en toute franchise. Cela implique de reconnaître l’ambiguïté plutôt que la masquer. Un autre exemple d’entreprise tech confrontée à une cyberattaque : au lieu du silence radio habituel “le temps de l’enquête”, le dirigeant a informé très tôt ses clients qu’une attaque était en cours, que l’étendue des données compromises n’était pas encore connue à 100 %, mais qu’ils feraient des mises à jour régulières. Cette proactivité transparente a désamorcé la crise : les clients, au lieu de l’apprendre par des fuites anxiogènes, ont reçu l’information directement et ont pu prendre les mesures de précaution nécessaires. En interne, cette culture de la communication ouverte pousse les équipes à remonter rapidement les problèmes sans peur d’être blâmées, ce qui permet de réagir plus vite.

S’inspirer de ces leaders : enseignements pratiques

Que peuvent retenir les organisations de ces exemples de leadership anti-ambiguïté ? Plusieurs best practices émergent si l’on veut éviter d’être tétanisé par l’incertitude la prochaine fois qu’une crise surgit :

  • Cultiver la tolérance à l’incertitude. Formez et encouragez vos équipes dirigeantes à accepter l’inconnu. Par des simulations de crise et des jeux de rôle, on peut entraîner le cerveau à prendre des décisions avec des informations partielles. Il s’agit de dédramatiser l’inconnu et d’apprendre à naviguer dedans sans paniquer. Une organisation doit valoriser ceux qui savent dire “on fait avec ce qu’on a” plutôt que blâmer l’approximation.

  • Valoriser l’action éclairée. Instaurez une culture qui préfère l’expérimentation et l’ajustement rapide plutôt que l’attentisme. Récompensez la prise d’initiative mesurée face à un problème, même si tout n’est pas sûr. Cela peut passer par des protocoles de décision évolutifs : donner le feu vert à de petites actions tests qui pourront être étendues ou corrigées. Le message doit être : “bougez intelligemment au lieu de rester immobiles”.

  • Instaurer la transparence par défaut. En temps calme comme en temps de crise, habituez vos communicants et dirigeants à jouer franc jeu. Si la transparence est une valeur constante de l’organisation, le jour où une incertitude majeure se présente, admettre “nous ne savons pas tout” viendra naturellement et sera accepté par les parties prenantes. Exercez-vous à communiquer les incertitudes : par exemple, lors de points projets internes, n’hésitez pas à faire le point sur les inconnues et les risques plutôt que de ne parler que des certitudes. Ainsi, en situation réelle, vous aurez le réflexe de dire ce qui est plutôt que de masquer ce qui manque.

Quand l’ambiguïté sabote la communication de crise

Il faut bien comprendre que l’effet d’ambiguïté est un ennemi intérieur du gestionnaire de crise. Il chuchote de ne rien faire tant que l’incertitude règne. Il se drape dans la prudence pour mieux nous faire commettre la pire des erreurs : l’inaction ou la communication creuse, qui laissent le champ libre au chaos.

Dans les situations d’urgence, gérer une crise, c’est décider dans l’incertitude. Il faut avoir le courage d’affronter l’inconnu à bras-le-corps. Reconnaître ce biais d’ambiguïté, c’est le premier pas pour ne plus en être la victime passive. La prochaine fois que la tempête frappe, espérons que nos décideurs se souviendront que fuir l’ambiguïté peut coûter bien plus cher que de l’affronter.

Soyons clairs : l’audace éclairée paie souvent plus que l’attentisme aveugle. En communication de crise, celui qui parle vrai, qui admet les limites de son savoir et qui agit tôt, prend la main sur la suite des événements. Celui qui espère un surcroît de certitudes risque de se retrouver débordé par la tournure imprévue que prennent les faits. Alors si vous souhaitez tirer votre épingle du jeu la prochaine fois qu’une bombe médiatique explose, souvenez-vous : l’effet d’ambiguïté est une faille intérieure, et seul un choix délibéré de clarté et d’action permet de la surmonter.