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La Schadenfreude en communication de crise

Schadenfreude

Quand le public se délecte des déboires des marques

La Schadenfreude, un terme allemand signifiant littéralement « joie honteuse », désigne le plaisir malsain ressenti face aux malheurs d’autrui​. Ce phénomène émotionnel, bien que peu glorieux, se manifeste particulièrement lors des crises médiatiques impliquant des entreprises ou des personnalités publiques. À l’ère des réseaux sociaux, il n’a jamais été aussi facile pour le grand public d’exprimer – et de partager – cette satisfaction coupable analyse Florian Silnicki, Expert en communication de crise et Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom. Les déboires d’une marque deviennent souvent un spectacle planétaire, où moqueries et sarcasmes affluent. En 2017, par exemple, « le monde entier a regardé avec une Schadenfreude sans retenue l’implosion au ralenti du luxueux Fyre Festival »​, un fiasco retentissant devenu objet de fascination et de dérision mondiale.

Pourquoi un tel engouement à voir une marque échouer publiquement ? Quelles mécaniques psychologiques et sociologiques sont à l’œuvre derrière ce plaisir pervers du bad buzz ? Et surtout, comment les entreprises peuvent-elles gérer une crise lorsqu’elles se retrouvent devenues la risée du public ? Cet article propose d’analyser en détail le phénomène de la Schadenfreude en communication de crise, depuis ses causes jusqu’à son rôle d’amplificateur, en passant par des exemples récents emblématiques. Nous verrons également quelles stratégies de communication adopter pour limiter l’effet Schadenfreude et, si possible, inverser la tendance afin de reconstruire une image positive.

Pourquoi le public adore voir certaines marques échouer

Il est un constat assez cru : une partie du public adore assister aux chutes spectaculaires des grandes marques. « People want to see brands fail. They crave the schadenfreude and the onslaught of funny reactions that ensue »​ explique ainsi le professeur Henri Weijo, spécialiste en marketing. Autrement dit, les consommateurs éprouvent une jouissance particulière à voir une entreprise se tromper ou subir un revers, plaisir décuplé par les flots de réactions amusées qui s’ensuivent en ligne. Mais qu’est-ce qui peut bien motiver un tel état d’esprit ?

Psychologiquement, plusieurs mécanismes entrent en jeu. L’un d’eux est le soulagement de l’envie et la comparaison sociale. Les succès insolents d’une grande entreprise ou d’une marque de luxe peuvent susciter du ressentiment chez certaines personnes. Voir ces privilégiés trébucher offre alors un sentiment de justice et de revanche symbolique. Comme le décrit la théorie de la comparaison sociale de Leon Festinger, les individus comparent leur propre valeur à celle des autres, et les malheurs d’autrui peuvent servir à rehausser l’estime de soi ou le statut personnel​. Assister à la déconvenue d’une entreprise florissante peut procurer à certains une impression de supériorité momentanée (“vous voyez, ils ne sont pas si intouchables”) ou de validation de leurs propres choix. D’un point de vue évolutionniste, des psychologues suggèrent même que cette émotion a pu évoluer comme mécanisme de défense : se réjouir des faiblesses d’un autre, c’est indirectement conforter sa propre position dans le groupe​.

Par ailleurs, la Schadenfreude est souvent alimentée par une notion de mérite (ou de démérite). Si le public estime qu’une marque “a bien cherché” son malheur – par exemple en abusant de sa position, en trompant ses clients ou en affichant de l’arrogance – alors sa chute sera perçue comme méritée, ce qui rend le spectacle d’autant plus satisfaisant. Cette idée de « juste retour des choses » renforce le plaisir malsain ressenti : on assiste à la punition du fautif, au triomphe (symbolique) de David sur Goliath. Dans ces cas-là, la misère de la marque n’inspire aucune compassion, au contraire. Comme l’ont montré des chercheurs, le sentiment de schadenfreude augmente lorsque la cible “mérite” son malheur, l’indignation morale se transformant en satisfaction jubilatoire face à ce qui est perçu comme une justice immanente​. La chute d’une entreprise perçue comme trop arrogante ou puissante offre ainsi à beaucoup la délectation de la voir “remise à sa place”. Dans le cas de WeWork, par exemple, la startup autrefois idolâtrée est devenue objet de moqueries généralisées lors de son effondrement : même des acteurs du secteur, pourtant impactés financièrement, ont avoué avoir ressenti « une joie féroce de les voir tomber de leur piédestal… on pouvait les dire euphoriques »​ en observant la débâcle.

Sociologiquement, le phénomène de Schadenfreude s’inscrit aussi dans un contexte de tensions collectives. Les grandes marques symbolisent souvent le pouvoir économique, le luxe ou la réussite ostentatoire – bref, une élite qui peut susciter rancune ou défiance. Ainsi, lorsque l’une d’elles vacille, cela libère un ressentiment latent au sein du public. Lorsqu’une certaine classe de compagnies “aspirationnelles” connaît un faux pas, cela crée une “nouvelle Schadenfreude culturelle” : pour de nombreux consommateurs en ligne, ces marques cristallisent un ressentiment qui bouillonne et refait surface périodiquement​. Par exemple, des marques positionnées sur un mode de vie luxueux ou « bien-être élitiste » (comme l’a été Peloton avec ses vélos haut de gamme) peuvent déclencher une réaction hostile lors de la moindre erreur, en raison d’un rejet de leur image jugée hautaine ou excluante​. Certains parlent d’une forme de « lutte des classes » symbolique qui s’exprime dans ces bad buzz : dans un climat d’inégalités, voir une entreprise privilégiée échouer procure une sorte de catharsis collective​. Le cas du festival Fyre, vendu comme une expérience pour jeunes riches influenceurs, est éloquent : le grand public, qui n’était pas invité à la fête, a observé son fiasco non avec compassion, mais avec un certain sarcasme jubilatoire – le symbole d’un « Rich Kids of Instagram meets Hunger Games » tournant à la débâcle a satisfait une soif de dérision presque classiste​.

Enfin, il ne faut pas négliger le facteur groupal et ludique. Assister à la chute d’une marque puissante, c’est un peu comme regarder la mésaventure d’un personnage trop confiant dans une tragédie ou… une comédie. Il y a un aspect divertissant dans le drame des autres, surtout quand il s’agit d’entités impersonnelles (grandes entreprises, PDG milliardaires) auxquelles le public prête peu d’humanité. La distance émotionnelle est telle qu’il devient facile de rire du malheur de la “marque” sans éprouver de culpabilité – après tout, on se dit qu’« ce n’est qu’une entreprise, elle s’en remettra ». Les réseaux sociaux transforment alors ces scandales en un grand théâtre populaire où chacun peut ajouter son trait d’humour, son mème, son commentaire assassin, renforçant le sentiment de communauté entre moqueurs. Cette cohésion sociale par la moquerie soude un public complice aux dépens de la marque fautive​. En somme, voir une grande marque échouer c’est, pour une partie du public, jouir d’un spectacle à la fois moral (la justice est rendue), social (le puissant est rabroué) et ludique (on peut en rire ensemble).

Cas emblématiques récents de Schadenfreude

Plusieurs crises récentes illustrent parfaitement ce phénomène de Schadenfreude du grand public face aux déboires de marques autrefois adulées ou réputées intouchables. En voici quelques exemples marquants qui ont alimenté le buzz et la jubilation des foules :

  • WeWork (2019) – La vertigineuse chute du géant du coworking a été suivie avec une fascination moqueuse. Après une valorisation stratosphérique de 47 milliards de dollars, l’IPO avortée de WeWork et la révélation des excès de son fondateur ont provoqué un immense ”soyez témoins de la folie des licornes” collectif. La presse et les réseaux ont relayé abondamment les frasques de WeWork, et le ton était souvent à l’ironie et au sarcasme. Même dans le secteur immobilier, certains propriétaires pourtant exposés financièrement à WeWork ont avoué un brin de schadenfreude : « Les propriétaires, bien qu’ils risquaient de perdre de l’argent avec les problèmes de WeWork, prenaient vraiment plaisir à les voir dégringoler… on pourrait les qualifier d’euphoriques »​. Cette joie mauvaise face au “Icare” des startups tombé de très haut a largement contribué à la légende noire de WeWork dans l’opinion.

  • Balenciaga (2022) – La maison de luxe Balenciaga s’est retrouvée au cœur d’un scandale après la diffusion de campagnes publicitaires mettant en scène des enfants avec des accessoires fétichistes. L’indignation publique a été immédiate et virulente. Au-delà de la colère légitime, on a pu observer une certaine satisfaction à voir cette marque de mode ultra-élitiste clouée au pilori médiatique. Balenciaga a bien tenté de s’excuser puis de reporter la faute sur son agence de production, mais ces démarches n’ont fait qu’attiser davantage la fureur du public​. Sur les réseaux, les appels au boycott et les détournements d’images se sont multipliés, ravivant une méfiance latente envers l’industrie du luxe. Balenciaga est ainsi devenue, l’espace de quelques semaines, la bête noire à abattre, offrant à beaucoup le spectacle gratifiant d’une grande marque mise en difficulté par sa propre faute de goût.

  • Bud Light (2023) – La célèbre bière américaine a connu un bad buzz retentissant en s’engageant dans une campagne marketing inclusive. Lorsque Bud Light a sponsorisé en avril 2023 une influenceuse transgenre, une frange conservatrice du public a lancé un boycott agressif, entraînant une chute des ventes. Mais fait notable, cette controverse a dépassé le simple cadre politique : le boycott est rapidement devenu « l’objet de nombreux mèmes » en ligne​, chacun tournant en dérision tantôt la marque “trop woke”, tantôt les boycotteurs jugés étroits d’esprit. Des vidéos virales – comme celle d’une rockstar tirant au fusil sur des packs de Bud Light – ont alimenté la dynamique de moquerie générale. En quelques semaines, l’affaire Bud Light s’est muée en phénomène culturel largement commenté, preuve que la mésaventure commerciale de la brasserie faisait autant rire (ou ricaner) qu’elle ne scandalisait. La marque, devenue un mème malgré elle, a subi un véritable lynchage médiatique entre humour grinçant et Schadenfreude, illustrant la puissance du bad buzz à l’ère d’Internet.

  • FTX (2022) – La chute du géant des cryptomonnaies FTX et la disgrâce de son fondateur Sam Bankman-Fried ont provoqué une onde de choc dans le milieu financier… et une explosion de commentaires acerbes dans le grand public. Au-delà des investisseurs lésés, beaucoup d’observateurs extérieurs – parfois sceptiques de longue date vis-à-vis des cryptos – ont accueilli ce krach avec un mélange de stupéfaction et de satisfaction maligne. Sur les forums et réseaux, nombre de messages trahissaient une certaine joie devant ce qui était perçu comme l’effondrement d’un château de cartes arrogant. « The FTX meltdown has been a major source of schadenfreude » note ainsi un internaute, témoignant de la jubilation générale entourant ce désastre​. Mèmes, blagues sur le « sandwich au fromage » des cryptos (clin d’œil au Fyre Festival) et sentences du type « on récolte ce qu’on sème » ont fleuri, transformant la ruine d’une entreprise en spectacle édifiant aux yeux du public.

  • Fyre Festival (2017) – Ce qui devait être un festival de luxe aux Bahamas pour une clientèle VIP s’est mué en fiasco monumental… pour le plus grand plaisir du reste du monde. L’événement annulé à la dernière minute, les images de tentes délavées et de sandwichs minables servis aux participants fortunés ont déclenché un torrent de moqueries en ligne. Le Fyre Festival est vite devenu synonyme de bérézina dans la culture populaire. Comme le relatait Time Magazine, « en 2017, le monde a contemplé avec un schadenfreude éhonté l’implosion au ralenti du Fyre Festival »​. Rarement une débâcle aura suscité un tel mélange d’indignation et de raillerie : la planète entière semblait se réjouir de voir cette fête pour nantis tourner à la catastrophe, entretenant pendant des jours un véritable feu de joie médiatique autour de l’échec retentissant des organisateurs.

Quand la Schadenfreude devient un amplificateur de crise

Si la Schadenfreude motive le public à s’intéresser aux déboires d’une marque, elle a également pour effet pervers de démultiplier la portée de la crise. Autrement dit, la moquerie publique agit comme un carburant qui transforme un simple bad buzz en véritable tsunami médiatique.

En effet, à l’ère des réseaux sociaux, une crise d’entreprise n’est plus seulement une affaire à régler en interne ou dans la presse économique – elle devient un spectacle viral. Lorsque le public prend plaisir à voir une marque chuter, il va le faire savoir haut et fort, en partageant massivement articles, vidéos, détournements et commentaires. Chaque nouveau mème ou trait d’humour acide est liké, retweeté, commenté, créant un effet boule de neige. Les malheurs de la marque ne sont plus seulement constatés, ils sont activement partagés et célébrés en ligne​. En quelques heures, une simple bévue peut ainsi se transformer en tendance Twitter mondiale, entraînant dans son sillage médias grand public et talk-shows, ravis de surfer sur le sujet brûlant du moment. La crise s’auto-entretient par la dynamique même du sarcasme participatif : plus on se moque, plus la nouvelle circule, et plus elle circule, plus de nouvelles personnes s’y mettent, souvent pas tant par indignation que pour participer à la curée collective (ne serait-ce que pour quelques likes en plus).

Cette dynamique a radicalement changé l’ampleur et la vitesse des crises de réputation. Comme l’observent les analystes, « une petite étincelle peut désormais se muer en incendie incontrôlable ». « Une vidéo compromettante peut être lue sur des millions d’appareils, et ses parodies faire le tour du monde en un rien de temps. Un simple feu de broussailles PR peut tourner au brasier infernal bien plus vite désormais »​. C’est exactement ce qui s’est produit avec la vidéo du passager expulsé d’un vol United Airlines en 2017 : la scène choquante a été filmée par des témoins, postée sur Internet, puis vue des millions de fois. Dans la foulée, une avalanche de réactions et de détournements humoristiques a submergé la compagnie aérienne​. Ce qui aurait pu rester un incident isolé circonscrit aux passagers du vol est devenu en 48h un scandale planétaire, forçant le PDG de United à s’excuser publiquement tandis que son entreprise voyait son image écornée sur tous les continents. La Schadenfreude collective, amplifiée par le numérique, avait pris les commandes de la crise.

Un autre effet puissant est celui de la “mob mentality” (mentalité de foule) en ligne. Lorsque la foule des internautes prend goût à une histoire de fiasco, elle peut devenir impitoyable et incontrôlable pour la marque visée. La mécanique des algorithmes favorise d’ailleurs souvent les contenus les plus discutés ou polémiques : ainsi, plus il y a de moqueries, de réactions indignées ou railleuses, plus la crise gagne en visibilité sur les fils d’actualité de chacun. On assiste à une sorte de lynchage 2.0, où la foule numérique, grisante de son pouvoir, continue d’enfoncer la marque en difficulté. « Une petite crise sans gravité peut tourner à l’enfer médiatique presque inévitablement… La mentalité de mob prend le dessus et transforme de toute façon l’affaire en crise de relations publiques »​. Dans ce contexte, même si la marque n’est pas objectivement fautive ou si les faits sont déformés, lutter frontalement contre le torrent de sarcasmes relève de la mission impossible. Tenter de raisonner une foule qui s’amuse ou se défoule serait vain : « même si une marque n’était pas en tort, la combattre pourrait être futile, la mob mentality finira par transformer l’incident en crise »​.

Les professionnels de la communication constatent ainsi qu’une crise alimentée par la Schadenfreude suit ses propres règles, souvent irrationnelles. La perception publique l’emporte sur les faits, et l’émotion (en l’occurrence la joie mauvaise, le cynisme ou la colère moqueuse) dicte l’agenda. D’où cette leçon durement apprise par les entreprises : à l’ère du bad buzz viral, on ne peut plus se permettre de “laisser couler” en espérant que cela passe. Les médias sociaux ont fait qu’une crise peut surgir d’un petit incident, et qu’une entreprise ne peut plus “ignorer les clients en espérant que les problèmes disparaissent”​. Au contraire, la moindre inaction ou maladresse dans la réponse risque d’alimenter davantage le tourbillon médiatique.

En somme, la Schadenfreude collective agit comme un amplificateur redoutable des crises de communication. Elle attise la curiosité du public, encourage chacun à jeter de l’huile sur le feu numérique et prolonge la durée de vie d’un scandale bien au-delà de ce qu’il aurait été sans cet ingrédient émotionnel. Un bad buzz avec Schadenfreude, c’est un peu l’équivalent d’un incendie auquel on ajouterait volontairement du bois : le brasier de l’indignation plaisante peut alors ravager durablement la réputation d’une marque s’il n’est pas rapidement contenu.

Stratégies pour limiter l’effet Schadenfreude en communication de crise

Face à une crise nourrie par la Schadenfreude du public, les entreprises ne sont pas démunies. Il existe des stratégies de communication de crise pour atténuer ce plaisir malsain du public et éviter que la situation ne dégénère en « tsunami » incontrôlable. Voici quelques approches clés que les marques peuvent adopter pour désamorcer la Schadenfreude et reprendre la main sur le récit de la crise :

  • Gestion proactive et rapidité : « Timing is everything ». Lorsqu’un bad buzz éclate, il est crucial de réagir vite avant que le récit ne soit complètement confisqué par les moqueurs. Plus une entreprise tarde à s’exprimer, plus les vides seront comblés par les spéculations et la dérision du public. Un réflexe fréquent est de garder le silence en espérant que la fièvre retombe d’elle-même – c’est souvent une erreur. Mieux vaut prendre les devants, communiquer rapidement les faits dont on dispose et montrer que l’on prend la situation au sérieux. Cette proactivité coupe l’herbe sous le pied de la rumeur et démontre que la marque n’est pas dépassée. Dans la crise Domino’s de 2009, par exemple, la direction a d’abord hésité à communiquer, pensant que la polémique s’éteindrait. Ils se sont ravisés en quelques jours en constatant l’escalade, et ont finalement diffusé une vidéo d’excuses du président sur YouTube, tout en investissant Twitter pour rassurer les clients que le problème était circonscrit​. Cette réaction, quoique tardive, a permis de regagner du terrain et de montrer que Domino’s reprenait le contrôle – un élément décisif pour couper court à la Schadenfreude ambiante. Agir plutôt que subir est donc la première règle : plus l’entreprise communique tôt (même partiellement) et sincèrement, moins le public aura de raisons (ou de temps) de s’acharner par moquerie.

  • Transparence et sincérité : La transparence est un antidote puissant à la méfiance et à la moquerie. Exposer clairement les faits, reconnaître ses torts s’il y a lieu, et partager les mesures prises pour rectifier le tir peut désarmer une partie du public. Cela empêche surtout la propagation d’informations déformées qui alimenteraient davantage la Schadenfreude. Il s’agit de contrôler le récit en fournissant soi-même une version fiable de l’histoire. Cette transparence doit s’accompagner d’une humilité authentique. Face à un public qui prend plaisir à voir la marque trébucher, adopter un ton défensif, minimiser les torts ou – pire – accuser autrui ne fera qu’attiser les railleries. Assumer ses responsabilités est au contraire souvent accueilli favorablement. Un contre-exemple l’illustre bien : dans la crise Balenciaga, la marque a tenté de reporter la faute sur son prestataire via une action en justice, plutôt que d’assumer pleinement sa responsabilité créative. Ce blame game a été très mal perçu : cette manœuvre a été accueillie par la « fureur des consommateurs » qui y ont vu une fuite en avant​. À l’inverse, une approche transparente et humble peut couper court au cynisme. Si le public voit que l’entreprise ne cherche pas à se défausser et qu’elle admet franchement l’erreur, la dimension “jouissive” de la crise pour les spectateurs peut s’atténuer – car la cible ne joue plus le rôle du coupable arrogant à abattre. La sincérité peut ainsi remettre de l’empathie là où il n’y avait que moquerie.

  • Contrôle du récit et engagement direct : Pour éviter que la foule ne dicte entièrement le cours de la crise, la marque doit reprendre l’initiative du storytelling. Cela passe par une communication claire, régulière et diffusée sur les canaux où se trouve le public (communiqués sur Twitter, vidéos explicatives sur YouTube, conférences de presse diffusées en direct, etc.). En occupant l’espace médiatique avec sa version des faits, on réduit la place disponible pour les extrapolations railleuses. Par ailleurs, engager le dialogue avec sa communauté peut aider à humaniser la marque et à briser l’image du “grand méchant” lointain. Répondre aux commentaires (même critiques) avec calme et empathie, montrer qu’il y a des humains à l’écoute derrière le logo, tout cela peut désamorcer la cruauté gratuite de certains détracteurs. Attention cependant à ne pas alimenter les trolls : il faut distinguer les critiques de bonne foi (auxquelles répondre peut être constructif) des moqueries pures (auxquelles une réponse officielle risquerait de donner encore plus d’écho). C’est un équilibre délicat. Dans tous les cas, laisser le champ libre aux seules voix moqueuses serait fatal. Mieux vaut proposer un contre-récit – factuel, posé – qui pourra être relayé par ceux qui soutiennent la marque ou par des médias plus mesurés. On l’a vu, le silence est interprété comme du mépris ou de l’impuissance, ce qui nourrit la Schadenfreude. À l’inverse, une parole maîtrisée peut graduellement déplacer le regard du public du registre du rire au registre du sérieux.

  • Excuses efficaces et empathie : Lorsque la faute est avérée, des excuses publiques claires et sincères sont indispensables pour calmer le jeu. Présenter des excuses n’est pas un aveu de faiblesse – c’est au contraire souvent ce qu’attend le public pour cesser de s’acharner. Une bonne excuse comporte une part d’empathie pour ceux qui ont été lésés (clients, victimes collatérales) et une part de remise en question de la part de l’entreprise. Il ne suffit pas de dire “désolé que vous ayez mal compris” (ce genre de pseudo-excuse peut enflammer encore plus la colère et les moqueries !). Il faut reconnaître en quoi l’entreprise a déçu ou choqué, et montrer que cela nous affecte aussi. Cette démarche humanise la marque et peut convertir une partie de la Schadenfreude en sympathie (on passe de « bien fait pour eux » à « au moins ils admettent et regrettent »). Un exemple souvent cité est celui de Pepsi et sa pub controversée : la marque a très vite retiré la publicité incriminée et présenté des excuses à la fois au public et à la célébrité impliquée dans le spot​. En faisant amende honorable immédiatement, Pepsi a désamorcé en grande partie le bad buzz – évitant qu’une indignation moqueuse persiste plus longtemps que de raison. De même, après l’incident du vol United, le PDG de la compagnie a fini par présenter des excuses sans réserve au client malmené, ce qui a été un premier pas pour calmer la tempête. S’excuser ne fait pas disparaître la Schadenfreude du jour au lendemain, mais c’est souvent le tournant qui transforme la perception publique de la marque (on passe d’un coupable muet à une organisation qui regrette sincèrement, ce qui est moins excitant à vilipender).

  • Humilité et autodérision maîtrisée : Face à une foule qui se moque, certaines marques ont réussi à retourner l’humour à leur avantage. Attention, c’est une arme à double tranchant – mal utilisée, elle peut sembler déplacée. Mais bien dosée, l’autodérision permet de montrer qu’on a conscience du ridicule de la situation et qu’on ne se prend pas trop au sérieux. Cela peut couper l’herbe sous le pied aux moqueurs en les désarmant par avance. L’exemple fameux est celui de KFC en 2018 : confrontée à une pénurie de poulet au Royaume-Uni (une catastrophe logistique tournant à la farce pour un vendeur de poulet frit), la marque a choisi de répondre avec un humour audacieux. Elle a publié dans la presse une annonce où les lettres de son logo étaient réarrangées en « FCK », accompagnées d’excuses hilarantes et sincères (« FCK, we’re sorry »). Au lieu de se cacher derrière des excuses corporates ou de blâmer son fournisseur, KFC a fait preuve d’humilité et d’esprit. Le résultat ? Son mea culpa créatif a été massivement applaudi. « Possibly the best apology ad ever » s’enthousiasmaient les internautes conquis​, et de nombreux commentaires saluaient une réponse “au top”. En pratiquant l’autodérision, KFC a non seulement désamorcé les moqueries, mais aussi reconquis le cœur de ses clients. Bien sûr, toutes les crises ne s’y prêtent pas (il y a des cas où l’humour serait malvenu, par exemple s’il y a des victimes graves). Mais lorsque la situation est davantage du domaine du couac embarrassant que du drame, savoir rire avec le public de ses propres déboires peut transformer la vindicte en indulgence.

  • Reconquête de la crédibilité : Une fois l’incendie maîtrisé, le travail n’est pas fini – il faut rebâtir la confiance pour éviter toute rechute de Schadenfreude à la moindre étincelle. Cela passe par des actions concrètes qui prouvent que l’entreprise a appris de ses erreurs. Mettre en place des correctifs tangibles (changements de politiques, audit externe, renforcement de la qualité, etc.) et les communiquer au public aide à montrer que “cette crise ne se reproduira pas”. Reconquérir la crédibilité, c’est aussi éventuellement faire appel à des tiers de confiance pour appuyer le nouveau départ (experts indépendants, personnalités respectées, excuses ou explications relayées par des médias reconnus plutôt que seulement par la marque elle-même). Le but est de montrer que la marque mérite qu’on lui fasse à nouveau confiance – et donc qu’il n’y a plus lieu de la tourner en ridicule. Enfin, sur le plan de la communication pure, il faut dans la durée redorer l’image : campagnes positives, mises en avant de réussites ou d’actions responsables, pour remplacer progressivement dans l’esprit du public l’image négative laissée par la crise. Ce travail de fond peut prendre du temps, mais il est essentiel. Une marque qui réussit à démontrer qu’elle a changé en mieux réduit drastiquement l’envie du public de la tacler à nouveau gratuitement. Au contraire, elle peut même regagner de la sympathie – l’arc narratif de la rédemption parle toujours aux foules (tout le monde aime une histoire de comeback réussie).

En appliquant ces différentes stratégies – anticipation, transparence, humilité, contrôle du message et actions correctives – les entreprises peuvent considérablement limiter l’impact de la Schadenfreude sur leur crise. L’objectif est de rompre le cercle vicieux du bad buzz nourri par la moquerie, en apaisant l’émotion négative du public et en rétablissant une communication rationnelle. Bien sûr, chaque situation est unique, mais l’expérience montre qu’une communication sincère, humaine et réactive est la meilleure parade contre la joie maligne des foules.

Peut-on inverser la Schadenfreude ? Des crises retournées à l’avantage des marques

Face à une crise où le public se délecte de leur malheur, certaines entreprises sont parvenues non seulement à limiter la casse, mais carrément à retourner la situation en leur faveur. Transformer une vague de Schadenfreude en opportunité de rebond est un défi redoutable – mais pas impossible. Voici deux exemples instructifs de marques ayant réussi, par leur gestion de crise exemplaire, à renverser le cynisme ambiant pour regagner la sympathie (voire l’admiration) du public :

  • KFC (2018) – Nous avons évoqué plus haut la réponse astucieuse de KFC face à sa pénurie de poulet au Royaume-Uni. Ce cas mérite d’être souligné comme un véritable retournement de crise réussi. Au départ, tous les ingrédients de la Schadenfreude étaient présents : une grosse chaîne de fast-food incapable de servir son produit phare, des clients en colère, des médias hilares titrant sur “le poulet manquant à l’appel”, etc. KFC était la risée du moment. Pourtant, grâce à sa communication audacieuse (l’annonce « FCK » et des excuses teintées d’humour et d’humilité), la marque a réussi à changer radicalement le narratif. Son initiative a été accueillie très positivement ; non seulement les moqueries ont cessé, mais la marque a récolté des louanges publiques pour son attitude. Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes sont passés du sarcasme à l’admiration, saluant la capacité de KFC à reconnaître son erreur avec brio. « Apology totally accepted – saying sorry means a lot in life », pouvait-on lire sur Twitter, ou encore « Possibly the best apology ad ever » accompagnés de hashtags approbateurs​. En quelques jours, KFC a ainsi renversé la vapeur : de vilain petit canard d’un scandale amusant, la voilà citée en exemple de communication de crise réussie. Mieux, ce bad buzz initial s’est mué en campagne de communication positive pour KFC, avec une portée médiatique finalement avantageuse (on parlait de KFC en bien partout). Cet exemple montre qu’avec une bonne dose de créativité, de courage et de sincérité, il est possible de désarmer la Schadenfreude et de la remplacer par du respect. KFC a non seulement regagné la confiance de ses clients après la crise, mais peut-être même renforcé le capital sympathie de sa marque grâce à cette gestion transparente et originale.

  • Domino’s Pizza (2009-2010) – L’enseigne de pizza Domino’s a connu en 2009 une crise majeure lorsque des employés ont publié une vidéo les montrant en train de contaminer des aliments en cuisine. La vidéo répugnante est devenue virale, suscitant dégoût et moqueries à l’égard de la chaîne de restauration rapide. Au départ, la Schadenfreude était palpable : Domino’s passait pour l’entreprise sale et dépassée, cible de quolibets sur l’hygiène alimentaire. Après quelques jours d’hésitation, la direction a pris des mesures fortes : licenciement des fautifs, excuses publiques du président via YouTube, communication continue pour rassurer sur les mesures d’hygiène, etc. Cette transparence et cette réactivité ont permis de contenir l’hémorragie de réputation. Mais Domino’s ne s’est pas arrêté là : tirant les leçons de l’incident, la marque a engagé un vaste effort pour améliorer son image produit. En 2010, Domino’s lance une campagne marketing candide admettant que « nos pizzas n’étaient pas à la hauteur, nous vous avons écoutés et nous avons tout changé ». Cette démarche d’auto-critique proactive – rare dans la restauration – a transformé le récit autour de Domino’s. Le public, initialement prompt à se moquer de la « pizza dégoûtante de YouTube », a peu à peu changé de perspective, voyant en Domino’s une entreprise capable de se remettre en question et de s’améliorer sincèrement. Les années suivantes, Domino’s a connu un véritable rebond commercial et une amélioration de son image de marque. Beaucoup de consommateurs ont salué cette transparence et lui ont « donné une seconde chance ». Comme l’a reconnu un commentateur quelques années plus tard, « j’avais complètement oublié cet incident, probablement parce que Domino’s l’a tellement bien géré »​. Ce témoignage illustre qu’une crise initialement moquée peut s’effacer des mémoires si la réponse apportée est exemplaire. Domino’s a su retourner la page et même utiliser la crise comme levier de changement positif (nouvelle recette, communication honnête), ce qui en a fait in fine un cas d’école de rétablissement d’image.

Bien entendu, toutes les entreprises n’ont pas la capacité ou la chance de transformer une crise en succès. Cependant, ces exemples prouvent qu’il est possible d’inverser une dynamique de Schadenfreude. La clé réside dans la manière dont la marque réagit : en faisant preuve d’écoute, de courage, et en n’hésitant pas à surprendre positivement le public. D’autres cas, à moindre échelle, confirment cette idée. Pepsi, après son bad buzz de 2017, a rapidement corrigé le tir et l’affaire s’est éteinte sans causer de tort durable à la marque – aujourd’hui cet épisode est presque oublié, preuve qu’une réaction adéquate a pu éviter des séquelles longues​. De même, United Airlines, malgré l’énorme scandale de 2017, a vu sa clientèle revenir une fois la tempête passée et des mesures prises, au point que l’incident est retombé dans l’oubli pour le grand public​.

Inverser la Schadenfreude, c’est en quelque sorte changer le regard du public : passer du statut de “méchant de l’histoire” (qui amuse ou indigne la galerie) à celui d’“acteur responsable” qui a appris de ses erreurs. Cela ne se fait pas en un jour, mais une communication de crise réussie peut amorcer ce renversement. Lorsqu’une entreprise parvient à montrer son côté humain, faillible mais désireux de s’amender, le public peut ranger son cynisme – et parfois même se remettre à soutenir la marque qu’il moquait la veille.

La Schadenfreude du public est devenue un paramètre incontournable des crises de communication à l’ère numérique. Voir une marque échouer peut susciter une véritable jouissance collective sur les réseaux sociaux, compliquant la gestion de la réputation en temps réel. Pourtant, comme nous l’avons vu, ce piège du cynisme ambiant n’est pas une fatalité. En comprenant les ressorts psychologiques et sociologiques de ce phénomène, les communicants peuvent adapter leurs stratégies pour en limiter les effets délétères.

Face à une foule qui rit de ses déboires, une entreprise a tout intérêt à faire preuve de transparence, d’empathie et d’humilité. C’est cette authenticité qui permettra de casser l’image du « grand méchant » et de réintroduire de l’humain dans la conversation, transformant potentiellement la moquerie en compréhension. De même, la réactivité et la gestion proactive sont cruciales : elles montrent que la marque prend la crise à bras-le-corps, ce qui coupe court à l’idée qu’elle « mérite » de tomber. Et si, en plus, la marque sait trouver le ton juste – que ce soit par des excuses exemplaires ou une pointe d’humour bien placée – elle peut non seulement stopper l’hémorragie, mais parfois retourner l’opinion en sa faveur.

En définitive, la sincérité paie. Un public qui décèle une communication sincère et des actes concrets pour rectifier une erreur sera moins enclin à poursuivre une Schadenfreude stérile. Au contraire, il pourra graduellement renouer avec la marque sur de nouvelles bases, plus saines. Une crise bien gérée peut même devenir une opportunité de prouver la solidité des valeurs d’une entreprise. Comme l’a suggéré un observateur après coup, si l’on gère une crise de façon exemplaire, le public lui-même pourra “complètement oublier l’incident”​, tant la page aura été tournée avec brio.

Pour les professionnels de la communication et du marketing, le défi est donc clair : anticiper et intégrer la Schadenfreude du public dans la stratégie de gestion de crise. Cela implique d’être à l’écoute des réactions en ligne, de comprendre d’où vient la jubilation (envie, sentiment d’injustice, besoin de divertissement…) et d’y répondre de manière appropriée. En cultivant une relation de confiance avec son audience même en temps de crise, on peut espérer non seulement éteindre l’incendie plus vite, mais aussi rebâtir une image positive sur les cendres du bad buzz. À l’ère du cynisme viral, l’authenticité, la rapidité et l’humain restent plus que jamais les meilleures armes pour contrer la Schadenfreude – et peut-être transformer un mauvais pas en nouveau départ.