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Incendie Lubrizol : les erreurs commises offrent un catalogue des écueils à éviter

Florian Silnicki

Incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, un mois après, l’inquiétude persiste dans l’opinion publique. Bien communiquer en période de crise ne s’improvise pas. Effacer et recommencer ? Impossible dans la « vraie vie » ! Vous pouvez atténuer l’effet d’une communication de crise maladroite … mais cela est très énergivore. Florian Silnicki, Expert en communication de crise et Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom était l’invité de BFMTV, interrogé sur la communication maladroite déployée par les autorités après l’incendie de cette usine de produits chimiques de la société Lubrizol, classée Seveso seuil haut (« à haut risque »).

Lubrizol : un mois après, le fiasco de la communication de crise

Le 26 septembre 2019, un incendie géant ravage l’usine chimique Lubrizol à Rouen, classée Seveso seuil haut. Un épais nuage de fumée noire de plus de 20 km se propage dans le ciel normand, semant la panique au petit matin​. Par chance, aucune victime n’est à déplorer, hormis des dizaines de riverains souffrant de maux de tête, nausées et irritations liées aux émanations toxiques​. Toutefois, l’impact psychologique et environnemental est immense. Très vite, l’opinion publique s’embrase face à cet accident industriel majeur – le plus grave en France depuis l’explosion d’AZF à Toulouse en 2001​. Un mois après la catastrophe, la gestion de la communication de crise par Lubrizol, le préfet et les autorités fait l’objet d’un sévère réquisitoire.

Entre silences embarrassés, déclarations minimisantes et messages contradictoires, la parole officielle a non seulement échoué à rassurer, mais a attisé la méfiance de la population analyse Florian Silnicki, Expert en communication de crise et Président Fondateur de l’agence LaFrenchCom. Cette introduction place le contexte d’une crise de confiance sans précédent : comment une mauvaise communication, dès les premières heures, a fracturé la relation entre les autorités et les citoyens inquiets, au point de devenir un fiasco difficile à rattraper.

Premières heures : cafouillages et silences coupables

Dans toute crise industrielle, les premières heures sont décisives. Or, au matin du 26 septembre, la communication initiale autour de l’incendie de Lubrizol s’avère chaotique. L’alerte tardive et partielle en est le premier exemple. L’incendie démarre vers 3h du matin, mais les sirènes d’alerte aux populations ne sont activées que vers 8h​. Entre-temps, les riverains proches, réveillés par des explosions dès 5h, ont dû fuir d’eux-mêmes sans consignes claires​. Cet effondrement du système d’alerte – sirènes inaudibles, messages confus – a été largement dénoncé, révélant un dispositif obsolète et inadapté à l’urgence​. Avant même la communication verbale, cet échec de l’alerte a entamé la confiance : une partie du public s’est sentie abandonnée au danger sans information.

Parallèlement, Lubrizol, l’exploitant de l’usine, brille par son silence. Pendant que le site brûle, l’entreprise ne s’exprime pas publiquement. Aucun représentant ne vient immédiatement expliquer la situation ou exprimer de la compassion envers la population anxieuse. Ce mutisme de Lubrizol est perçu comme une tentative de « passer sous le radar médiatique »​. En l’absence de prise de parole de l’industriel, toute la communication repose sur les autorités publiques – qui vont elles-mêmes commettre des impairs. Le silence de Lubrizol constitue une faute majeure : il renforce l’impression que les responsables se cachent quelque chose. Même le Premier ministre Édouard Philippe finira par critiquer cette absence, jugeant que Lubrizol a été « trop absente dans sa communication » lors des premiers jours​. En clair, la population n’a pas entendu la voix de l’entreprise à l’origine du sinistre, ce qui a accru le sentiment d’incertitude sur la fiabilité des informations diffusées par l’État​.

En face, les autorités locales et nationales tâtonnent. Très vite, plusieurs figures gouvernementales se succèdent au micro, avec la volonté affichée de rassurer. Mais leurs messages initiaux manquent de clarté et de cohérence. Dès le jour J, vers 9h, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner déclare qu’il n’y a « pas d’élément qui permette de penser qu’il y a un risque lié aux fumées », tout en ajoutant « ne paniquons pas (…) mais il faut être d’une grande prudence »​. Ce double discours – « pas de danger avéré mais peut-être un danger » – sème d’emblée la confusion. Faut-il s’inquiéter ou non ? Peu après, la ministre de la Santé Agnès Buzyn admet que « la ville est clairement polluée par les suies »​, tandis que la ministre de la Transition écologique Élisabeth Borne assure de son côté qu’il n’y a « pas de polluants anormaux » relevés dans l’air​. Ces déclarations successives, toutes faites pour se montrer rassurantes, donnent au contraire l’impression d’une cacophonie. D’un responsable à l’autre, le ton et les informations divergent : absence de danger, mais pollution visible, mais aucune substance toxique détectée… Le public, déjà sous le choc de l’incendie, reçoit des signaux brouillés.

Opacité et contradictions : une transparence en trompe-l’œil

Au fil des jours qui suivent l’incendie, la communication officielle s’enlise dans l’opacité et des contradictions qui vont durablement marquer les esprits. L’un des reproches les plus vifs concerne le manque de transparence sur la nature exacte des produits partis en fumée. Pendant plus de 48 heures, la liste des substances brûlées dans l’usine Lubrizol n’est pas dévoilée publiquement. Les autorités tardent à publier l’inventaire précis des produits chimiques impliqués, laissant libre cours aux interrogations et aux rumeurs. Ce délai a laissé « le champ libre à de nombreuses infox sur les réseaux sociaux »​, chaque heure sans information étant comblée par des spéculations souvent alarmistes. Dans une crise de cette nature, ne pas fournir rapidement des données factuelles (par exemple la liste des substances en cause et leurs risques toxicologiques) a été une erreur fatale. La population, en attente de réponses concrètes, a perçu ce silence comme de la rétention d’information, voire un camouflage orchestré de la vérité​. Lorsque finalement la liste des produits est rendue publique, l’effet escompté de transparence est manqué : les gens se demandent pourquoi cela n’a pas été fait plus tôt et ce qui a pu être caché entre-temps.

En outre, les messages délivrés par les autorités se sont avérés contradictoires, et parfois même auto-contradictoires, alimentant le doute plutôt que la confiance. On l’a vu dès les premières déclarations gouvernementales discordantes. Par la suite, le préfet de Seine-Maritime Pierre-André Durand, chargé de la gestion locale de la crise, a multiplié les points presse techniques. Or, son discours trop techno-administratif a manqué sa cible. Par exemple, lors d’une conférence de presse, le préfet affirme : « La qualité de l’air est habituelle mais [il y a] présence de benzène et de plomb au niveau de l’usine » ; il compare aussi les résidus de suie tombés au sol à de simples « galets de goudron »​. De tels propos, au jargon scientifique, n’apportent aucune explication pédagogique aux riverains. Ils donnent l’impression que le préfet « récite un compte-rendu que lui-même ne saurait expliquer »​. Ce langage inaccessible creuse le fossé entre l’expert et le grand public, renforçant l’inquiétude au lieu de la dissiper.

La minimisation systématique du danger a également desservi la communication officielle. Voulant sans doute éviter la panique, plusieurs responsables ont adopté un ton dédramatisant, qui a été perçu comme du déni. Le président de la Métropole de Rouen, Yvon Robert, affirme par exemple à la radio qu’« il n’y a pas de danger grave et imminent », sous prétexte qu’aucun décès n’est survenu​. Un tel argument – « pas de mort, donc pas de danger » – a profondément choqué. En cherchant à relativiser l’événement, il a semblé balayer les craintes légitimes des citoyens. Minimiser l’inquiétude de la population « n’appelle pas au calme. Au contraire, cela sème le doute et accroît la crainte »​. Les habitants ont eu le sentiment de ne pas être pris au sérieux, voire d’être traités comme irrationnels. Cette condescendance involontaire a brisé le lien de confiance : comment croire des autorités qui paraissent nier la réalité vécue (odeurs insupportables, retombées de suie, etc.) ?

Enfin, des incohérences flagrantes sur le terrain ont accentué le discrédit. Ainsi, pendant que les ministres assuraient que la qualité de l’air était « normale », les citoyens voyaient des images de pompiers et de policiers circulant avec des masques respiratoires intégrals​. Ce contraste a frappé les esprits : si tout est sans danger, pourquoi les forces de l’ordre se protègent-elles comme en milieu toxique ? De même, certaines écoles ont été fermées par précaution dans les jours suivant l’incendie, tout en affirmant par ailleurs qu’il n’y avait pas de risque sanitaire avéré. Ces signaux contradictoires – un discours rassurant mais des mesures de précaution visibles – ont brouillé le message. Qui croire ? Le citoyen lambda, confronté à ces paradoxes, a naturellement penché vers la méfiance.

Résumons les erreurs de communication commises par les autorités dans cette première phase critique : manque de transparence sur les données essentielles, langue de bois technocratique, déclarations contradictoires entre responsables, minimisation perçue comme du déni, et absence de considération empathique pour l’inquiétude populaire. Un cocktail désastreux, qui a mené tout droit à une crise de confiance.

Effet domino : de la défiance à l’hystérie collective

Les conséquences de ces erreurs ne se sont pas fait attendre. Très vite, un effet domino sur la confiance s’est enclenché, aggravant l’inquiétude collective au lieu de l’apaiser. Chaque maladresse communicationnelle a érodé un peu plus la crédibilité de la parole publique, ouvrant la voie à la rumeur et à la colère. Comme le souligne un spécialiste de la gestion de crise, « les propos jugés incomplets, répétitifs et contrastés émis par les pouvoirs publics (…) ont causé cette crise de confiance »​. En d’autres termes, plus les autorités parlaient, plus elles se contredisaient ou restaient vagues, et plus la population doutait.

Très rapidement, la situation a échappé au contrôle du message officiel. Sur les réseaux sociaux, les habitants de Rouen et d’ailleurs ont commencé à partager massivement leurs questions, leurs peurs, mais aussi des informations non vérifiées. Le déficit d’information fiable a été comblé par des interprétations anxiogènes, voire par des « infox » (fausses nouvelles) sur la toxicité du nuage​. Par exemple, des images d’oiseaux morts circulant en ligne ont alimenté la thèse d’une pollution extrême, alors que certaines de ces photos n’étaient pas liées à Lubrizol. Les autorités, ayant perdu l’initiative de la communication, se sont retrouvées à courir après les rumeurs pour les démentir, donnant l’impression d’une réaction défensive et tardive plutôt que proactive.

La mémoire collective des scandales passés a également joué un rôle dans cette défiance généralisée. En France, l’incendie de Lubrizol a ravivé le souvenir traumatique de catastrophes sanitaires où la transparence des autorités avait fait défaut – Tchernobyl en 1986 ou l’affaire du sang contaminé dans les années 1990, pour ne citer que les plus marquants​. Beaucoup de Français gardent en tête qu’à l’époque de Tchernobyl, on leur avait affirmé que « le nuage radioactif s’était arrêté à la frontière », une contre-vérité désormais tristement célèbre. De même, la gestion controversée de la pollution au plomb après l’incendie de Notre-Dame de Paris (avril 2019) était encore fraîche dans les esprits​. Ce terreau de défiance préexistante a agi comme un accélérateur : à la moindre incohérence de communication sur Lubrizol, les citoyens ont eu le réflexe de se dire « On nous ment encore ! ». La parole institutionnelle étant déjà fragile, la crise Lubrizol a fait figure de catalyseur de la défiance. Comme l’observe un expert en gestion de crise de l’agence LaFrenchCom, « depuis des années, le doute est omniprésent dans l’opinion publique (…). Tous les antécédents de crises plus anciennes et marquantes reviennent en autant de flashs traumatisants »​.

Sur le terrain, la conséquence tangible de cette perte de confiance a été une anxiété collective exacerbée. Les habitants de Rouen, ne sachant à quels saints se vouer, ont exprimé une peur puis une colère croissante. Les réunions publiques organisées après l’accident se sont transformées en tribunaux de la colère, où les représentants de l’État ont été pris à partie par des riverains se sentant « abandonnés, négligés »​. Des élus locaux eux-mêmes, pourtant relais habituels de la communication officielle, ont dénoncé le « manque de transparence » et réclamé des enquêtes indépendantes​. On a vu se multiplier les initiatives parallèles : des laboratoires indépendants ou des associations écologistes ont entrepris leurs propres mesures de la pollution, faute de croire pleinement les chiffres donnés par la préfecture. Les résultats présentés sans explications claires par les services de l’État – par exemple des taux « dans la normale » de tel polluant – n’étaient plus pris pour argent comptant. Chaque chiffre était questionné, chaque déclaration soupçonnée de minimiser la réalité. Dans ce contexte, même les communications honnêtes des autorités ont été reçues avec scepticisme.

Les médias, de leur côté, ont amplifié l’affaire, certains parlant d’une véritable « affaire d’État » un mois après le sinistre​. Les chaînes d’information en continu, à la recherche de scoops, ont parfois relayé des témoignages alarmistes ou des hypothèses non confirmées, alimentant une forme d’hystérie collective autour de Lubrizol. Face à ce tourbillon médiatique, les autorités ont semblé débordées et sur la défensive, renforçant le sentiment d’un pilotage à vue. Loin de calmer les esprits, chaque nouvelle tentative de communication officielle (communiqués quotidiens de la préfecture, résultats d’analyses publiés en ligne, déclarations de ministres) était accueillie par une avalanche de critiques sur leur crédibilité. « Plus les autorités tentent d’apporter des explications, plus les crispations et les critiques pleuvent »​résume pertinemment un blog spécialisé. Autrement dit, la communication de crise s’est muée en accélérateur de crise. Ce qui, initialement, aurait dû être un outil pour gérer la situation est devenu le problème central.

Une crise de communication irrattrapable

Pourquoi, une fois enclenchée, cette spirale de la méfiance est-elle quasiment impossible à rattraper ? Le cas Lubrizol illustre brutalement un principe fondamental en gestion de crise : on n’a pas de deuxième chance pour une première impression. La confiance du public, une fois brisée au début d’une crise, se révèle extrêmement difficile à reconstruire à court terme. Chaque tentative ultérieure de corriger le tir risque d’être perçue comme trop tardive, forcée ou biaisée. Dans la crise Lubrizol, dès les premiers jours, une partie de la population a considéré que les autorités et l’industriel leur avaient menti ou caché des informations. Ce jugement négatif initial a servi de prisme pour la suite : même lorsque l’État a promis « l’absolue transparence » et juré de dire « ce que nous savons dès que nous le savons », beaucoup n’y ont vu qu’une promesse vide, car intervenant après coup.

Rattraper une communication de crise ratée se heurte aussi à un phénomène de biais de confirmation : le public, convaincu qu’on lui a menti, va interpréter les communications suivantes à travers ce filtre de suspicion, cherchant la moindre incohérence pour conforter son idée initiale. Par exemple, lorsque des résultats d’analyse plus complets ont été diffusés une semaine après l’accident, nombreux sont ceux qui ont pensé que « si c’est publié maintenant, c’est qu’ils ont dû nettoyer les données » ou qu’on ne leur montrait que les chiffres rassurants. En somme, le doute persiste : « Que ne nous dit-on pas encore ? ». Il est dès lors presque impossible, pour les autorités, de regagner entièrement la confiance perdue en pleine tempête. Cela prend du temps, requiert des preuves tangibles et souvent l’intervention de tiers indépendants pour valider l’information – un luxe que l’on n’a pas dans l’urgence d’une crise immédiate.

Le cas Lubrizol montre qu’une communication de crise mal engagée fait boule de neige. Les erreurs initiales (silence, opacité, contradictions) engendrent de la défiance. Cette défiance oblige les communicants à se justifier davantage, mais plus ils en font, plus ils donnent prise à la critique. C’est un cercle vicieux. Un mois après, la réputation de Lubrizol est désastreuse et l’image de l’État local en a pris un coup sévère. Le préfet de Seine-Maritime, en première ligne lors de la crise, a vu son rôle critiqué au point que le Sénat s’est penché sur « le fiasco de la communication de crise » lors de cet incendie​. Cette crise a également montré les limites de l’approche classique française en gestion de crise, très verticale et bureaucratique, face aux attentes d’une population connectée, exigeante sur la transparence et la réactivité​. Une fois le lien de confiance rompu, les canaux officiels se heurtent à un mur d’incrédulité. Il devient alors quasiment impossible de reprendre la main sur le récit de l’événement – celui-ci échappant aux autorités pour se reconstruire via les médias, les réseaux sociaux, et les perceptions individuelles. Lubrizol ou pas, cette leçon vaut pour toutes les crises : une occasion manquée de bien communiquer ne se rattrape que difficilement, voire pas du tout, dans le feu de l’action.

Autres crises : comparaisons édifiantes

La débâcle de la communication autour de Lubrizol n’est malheureusement pas un cas isolé. De nombreuses crises, en France et à l’étranger, ont montré à quel point la gestion de l’information peut faire la différence – entre une opinion publique qui adhère aux mesures prises, ou au contraire qui se retourne contre les autorités. Voici quelques exemples concrets de crises similaires, mieux ou moins bien gérées sur le plan communicationnel :

  • Tchernobyl (1986)L’exemple d’une dissimulation dramatique. Après l’explosion de la centrale nucléaire ukrainienne, les autorités soviétiques ont tardé à informer la population locale et le monde des retombées radioactives. En France, le gouvernement de l’époque a minimisé l’impact sur le territoire national, allant jusqu’à laisser entendre que le nuage s’était arrêté aux frontières. Cette communication mensongère a laissé une empreinte indélébile : des décennies plus tard, le nom de Tchernobyl reste synonyme de mensonge d’État. Ce précédent a fortement contribué à la défiance observée lors de Lubrizol​, les citoyens craignant un « nouveau Tchernobyl » en matière de transparence.

  • AZF Toulouse (2001)Communication plus franche, mais cause floue. L’explosion de l’usine AZF a fait 30 morts et des milliers de blessés. Face à l’ampleur du drame, l’État et l’exploitant (Total) n’ont pas cherché à nier l’évidence : ils ont immédiatement reconnu la catastrophe, mis en place un vaste plan d’aide aux victimes et informé régulièrement sur les risques (notamment l’absence de toxicité chimique durable autour du site, une fois l’explosion passée). La communication a été globalement mieux perçue qu’à Rouen : la priorité donnée aux victimes et à la sécurité a été saluée. Cependant, une zone d’ombre a persisté sur la cause exacte de l’accident (accident chimique ou acte malveillant ?). Cette incertitude, jamais complètement levée, a alimenté a posteriori des théories du complot. Néanmoins, lors de la crise elle-même, les autorités locales ont réussi à conserver la confiance des Toulousains en se montrant présentes sur le terrain et transparentes sur les mesures (évacuations, contrôles de pollution, etc.), évitant ainsi une panique sanitaire.

  • Ouragan Katrina (Nouvelle-Orléans, 2005)Un échec gouvernemental retentissant. Bien qu’il s’agisse d’une catastrophe naturelle, l’ouragan Katrina a dégénéré en crise de communication majeure pour les autorités américaines. Les retards dans les secours et les messages confus de la FEMA (agence fédérale) ont laissé les sinistrés livrés à eux-mêmes pendant des jours, sous l’œil des médias mondiaux. Le président Bush avait félicité publiquement son responsable de la FEMA (« Brownie, you’re doing a heck of a job ») alors même que le chaos régnait à La Nouvelle-Orléans – phrase devenue tristement célèbre comme symbole du décalage entre la communication officielle et la réalité du terrain. La confiance du public envers le gouvernement fédéral a été sévèrement écornée, et jamais complètement rétablie durant la gestion de cette crise. Katrina illustre qu’une communication de crise défaillante, combinée à une réponse opérationnelle lente, peut aggraver dramatiquement l’impact d’une catastrophe en brisant le lien de confiance et en exacerbant la détresse.

  • Tylenol (États-Unis, 1982)La référence d’une communication de crise réussie. À l’inverse de Lubrizol, l’affaire Tylenol est souvent citée en exemple positif. Lorsque plusieurs personnes sont mortes empoisonnées après avoir consommé des gélules d’antalgiques Tylenol (contaminées par un acte criminel externe), la firme Johnson & Johnson a réagi avec une transparence totale et une rapidité exemplaire. En quelques jours, elle a procédé à un rappel massif de tous les produits Tylenol, a informé sans détour le public des risques, coopéré étroitement avec les autorités sanitaires et les médias, et mis en place des nouveaux conditionnements de sécurité. Cette gestion honnête et proactive a permis de contenir la crise de confiance : le public, rassuré par la prise en charge responsable de l’entreprise, a fini par renouveler sa confiance à la marque. En l’espace d’un an, Tylenol a regagné ses parts de marché perdues​. Cet exemple montre qu’une communication sincère, humble et centrée sur la sécurité du public peut transformer une crise potentiellement fatale en démonstration de fiabilité. A contrario, Lubrizol, en restant muette puis en subissant les événements, a manqué l’occasion de montrer qu’elle prenait la situation en main pour protéger la population.

D’autres exemples pourraient être cités, comme la marée noire de BP Deepwater Horizon en 2010, où les erreurs de communication du PDG de BP (minimisation de la pollution, déclarations jugées méprisantes) ont aggravé le ressentiment du public et coûté cher en réputation à la compagnie. Ou encore la catastrophe de Fukushima en 2011, où le gouvernement japonais et l’opérateur TEPCO ont été critiqués pour leur communication initiale trop opaque sur la fusion du cœur du réacteur, ce qui a semé la panique et la méfiance au Japon et à l’international. Chaque crise a ses spécificités, mais un dénominateur commun se dégage : la communication, bonne ou mauvaise, fait basculer le cours d’une crise en renforçant ou en détruisant la confiance.

Les leçons à tirer du cas Lubrizol

Un mois après l’incendie de Lubrizol, le constat est sans appel : la communication de crise a été gravement mal gérée, au point de devenir un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. Lubrizol et les autorités – préfet, ministres, etc. – ont cumulé les faux pas qui ont miné la crédibilité de leur parole : retard à l’allumage, manque de transparence, éléments de langage inadéquats, contradictions et ton parfois condescendant. Cette gestion défaillante de l’information a eu pour effet de monter l’opinion publique contre les communicants eux-mêmes, occultant presque le sujet initial (l’incendie et ses conséquences sanitaires/environnementales) derrière le scandale de la “mauvaise com’”. Lubrizol restera sans doute comme un tournant dans la prise de conscience de l’importance cruciale de la communication en situation de crise en France.

Que retenir de cet épisode malheureux ? D’abord, qu’en temps de crise, la transparence proactive est impérative. Mieux vaut annoncer clairement ce que l’on sait (et ce que l’on ignore encore) plutôt que de laisser un vide informationnel. La population est capable d’entendre une mauvaise nouvelle ou une incertitude, si elle sent qu’on joue franc jeu avec elle. Ensuite, l’empathie et l’écoute doivent primer sur la langue de bois. Reconnaître l’inquiétude légitime des citoyens, répondre à leurs questions (même répétitives) et adapter son langage à leur compréhension est indispensable pour maintenir le lien. Communiquer ce n’est pas seulement diffuser des données brutes, c’est aussi expliquer, contextualiser, et parfois avouer qu’on ne maîtrise pas tout – tout en montrant qu’on fait le maximum. Par contraste, la défensive adoptée par les autorités à Rouen, blâmant les rumeurs plutôt que de se remettre en question, a été contre-productive​.

Autre leçon : l’unité de discours et la coordination sont cruciales. En temps de crise, les acteurs clés (entreprise, préfet, ministres, experts) doivent absolument harmoniser leur communication pour éviter la cacophonie. Mieux vaut une parole unique, quitte à ce qu’elle soit incarnée par une figure identifiée (un porte-parole crédible), plutôt qu’un chœur dissonant d’où émergent des messages divergents. Lubrizol a illustré qu’une multiplication désordonnée des intervenants brouille le message et affaiblit chaque prise de parole​. À l’inverse, dans plusieurs crises bien gérées, on a vu l’efficacité d’une communication centralisée et cohérente.

Enfin, peut-être la leçon la plus importante est-elle qu’en 2019, à l’ère des réseaux sociaux, la communication de crise “à l’ancienne” est dépassée​. On ne peut plus se contenter de communiqués de presse technocratiques et de conférences de presse distantes. Il faut investir le terrain numérique en temps réel, désamorcer les rumeurs au fur et à mesure, dialoguer plutôt que monologuer. La population attend d’être partie prenante, informée en continu et associée d’une certaine manière à la gestion de l’événement (via des plateformes d’information participative, des Q&R en ligne, etc.). Comme l’exprime Florian Silnicki, spécialiste de la gestion des enjeux sensibles, il faut « utiliser les réseaux sociaux pour diffuser des informations et répondre aux questions en adoptant une posture empathique ; la culture du communiqué de presse ou du numéro vert est dépassée »​. Ignorer cette réalité, c’est courir à l’échec.

En conclusion, le cas Lubrizol aura été un électrochoc : il a mis en lumière les travers d’une communication de crise inadaptée aux attentes du public moderne. Un mois après l’accident, les erreurs commises offrent un catalogue des écueils à éviter. Souhaitons que les autorités et entreprises en tirent toutes les leçons pour l’avenir. Car dans toute crise future, qu’elle soit industrielle, sanitaire ou autre, la confiance du public sera le bien le plus précieux à préserver dès les premières heures – et la communication en est l’instrument principal. Lubrizol nous rappelle crûment qu’une crise mal communiquée est une crise aggravée, dont il est presque impossible de sortir indemne. La prochaine fois, il faudra faire mieux, et vite. Les citoyens, eux, ne toléreront plus d’être tenus à l’écart ou mal informés lorsque leur sécurité est en jeu. La transparence et la sincérité ne sont plus des options, mais des impératifs en gestion de crise.